A la recherche d’une science du temps et de l’entropie

par Bernard Dugué
lundi 25 février 2013

1 - une conception non conventionnelle de l’entropie

L’entropie est une grandeur physique qui n’a jamais suscité le consensus, sauf dans le domaine de la mécanique. Des conclusions et conceptions hasardeuses ont été tirées, notamment sur un univers qui finirait dans le désordre et sur le vivant qui rejette de l’entropie en créant de la néguentropie. A part ces trivialités, l’interprétation physique de l’entropie ne va pas de soi. Dans un système fermé, elle augmente. La plupart des physiciens interprètent ce phénomène comme le signe d’un désordre qui s’accroît. On pourrait très bien évoquer une désorganisation, en lui opposant l’organisation dans le vivant. Mais on reste dans une vision assez subjectiviste que les épistémologues ont bien dévoilé. L’augmentation de l’entropie ne signifie pas une chose définitive comme la gravité mais ouvre le champ à diverses interprétations. Par exemple, le système ne conserve pas l’agencement de ses éléments et évolue, quitte à gagner un état dit d’équilibre lorsque le processus est achevé, notamment lorsque le système est fermé. Il faut souligner à ce stade que le cas du système fermé se trouve dans les labos et très peu dans la nature, milieu où circulent les énergies et où s’échangent informations et énergies. Finalement, on ne sait que très peu de choses sur cette entropie, excepté l’application dans le moteur à explosion et la pompe à chaleur. L’entropie se résume à bien peu d’applications pratiques d’une immense utilité et à d’immenses spéculations théoriques de bien peu d’utilité. Un défi pour la connaissance.

Dans un ouvrage sans concessions, Jacques Tonnelat s’est livré à une sévère critique des dogmes issus de la thermodynamique. Ses conclusions sur les évolutions spontanées méritent une réflexion. Notamment ces quatre caractères se situant à l’opposé des conventions admises. (i) Dans une évolution spontanée, un système ne tend pas vers l’état de plus grand désordre mais vers des états d’équilibre successifs en devenant de plus en plus compliqué et finit par fluctuer au voisinage d’un état d’équilibre. (ii) Un état d’équilibre présente nécessairement un certain ordre. (iii) Les complications qui s’accentuent inévitablement dans l’évolution spontanée d’un système ont pour conséquence l’apparition de situations de plus en plus variées pour les constituants. (iv) Des constituants parvenus à courte distance ont tendance à se disposer de façon méthodique en fonction de leurs affinités donc à former des structures (J. Tonnelat, Thermodynamique probabiliste, Masson, 1991). A ces propriétés s’ajoutent d’autres considérations, d’abord la négation de l’idée courante selon laquelle l’acquisition d’une information sur un système modifie son entropie puis l’hypothèse que les vitesses relatives de déroulement d’évolutions de systèmes interférant entre elles puissent être décisives sur l’état final. Ces précisions permettent d’avancer dans la voie de la systémique, domaine qui mérite une approche avec la formalisation de l’entropie et une compréhension en terme de perturbation et d’évolution vers l’équilibre. Le sort de la thermodynamique semble ainsi étrange. Issues de quelques équations simples, elle a abouti à une sorte de flou épistémologique où l’entropie navigue entre échanges d’énergies entre constituants, échanges entre système, transmission d’informations, évolution vers la complexité, questions sur l’irréversibilité, théorie du temps. Et maintenant, l’énigme de l’information à la surface des trous noirs. L’énigme du temps déplacée en énigme de l’espace. La cosmologie est une science de l’espace, la thermodynamique est une science du temps (de l’entropie) et la mécanique quantique ? Eh bien c’est sans doute la science de la trame. Et peut-être plus. Il faut savoir jouer avec les théories.

 

2 - Prigogine et la science du temps

La science du temps est remarquablement exposée dans le livre d’un auteur dont on ne parle plus beaucoup et qui comme tous les grands penseurs, traverse l’inévitable purgatoire des oubliés. Je veux parler de Prigogine et de l’un de ses derniers essais La fin des certitudes, où il développe une philosophie (vision) de la nature en prenant appui sur la thermodynamique des systèmes hors équilibre, autrement dit des systèmes naturels. « Selon une formule que j’aime à répéter, la matière est aveugle à l’équilibre là où la flèche du temps ne se manifeste pas ; mais lorsque celle-ci se manifeste, loin de l’équilibre, la matière commence à voir (…) ce n’est pas nous qui engendrons la flèche du temps. Bien au contraire, nous sommes ses enfants » (p. 12).

Ces réflexions apparemment anodines nous placent face aux fondements de la science du temps. La matière qui voit, belle formule évoquant la substance perceptive. A l’équilibre, la matière est aveugle mais hors équilibre, elle perçoit, elle est choquée par l’énergie qui la cogne. C’est cela, un échange non plus de chaleur mais d’information et une science non plus thermodynamique mais de l’entropie conçue comme représentation des processus informationnels. Le « temps » est le complice des transformations et c’est un temps ontologique ou alors il est l’interprétation des transformations et c’est un temps épistémologique. Et comme le monde est avec le temps, il est sous la loi du déséquilibre, à moins qu’il ne soit lui-même la cause du déséquilibre et donc l’origine du temps.

Quelques conceptions récentes de la cosmologie font découler l’espace-temps d’un niveau quantique plus fondamental. La seule certitude dans ces domaines de la science est qu’il faut garder le doute et avancer prudemment, notamment en essayant de comprendre ce que signifient les paramètres, équations, lois et principes. La thermodynamique est donc la science du temps mais pas de n’importe lequel puisqu’elle étudie les grands ensembles de constituants d’un système dotés de degrés de liberté offrant d’innombrables possibilités d’interaction. Ces systèmes changent d’état mais nous ignorons l’état de chaque constituant. On ne peut observer que le résultat d’ensemble et constater par exemple le passage d’un état A à un état B lorsque les conditions C sont réunies et que l’on a attendu un temps t. Comme l’a bien noté Prigogine, un tel système est susceptible d’une double représentation, quantique et classique. L’entropie est une grandeur classique dont le statut épistémologique reste incertain car on ne sait pas ce dont il est question, de réalité objective ou plus couramment admis, d’informations manquantes pour l’observateur (Une autre manière de voir la thermodynamique aboutie consiste à la prendre pour une théorie décrivant les interfaces et les échanges d’énergie et d’information. Un système se constitue en jouant sur ces échanges. Les composants s’associent car ils apprennent de ces échanges et gagnent en mémoire. Mais ce point sur la mémoire est conjecturel. C’est pourtant un point décisif mais pour les prochains développements de cette science du temps et de l’entropie).

Prigogine a tenté de revoir la représentation quantique en partant de la matrice densité ρ qui représente les probabilités associées à tous les états quantiques. L’opérateur de Liouville agit sur ρ de la même manière que l’opérateur hamiltonien agit sur les fonctions d’onde ψ dans l’équation de Schrödinger. Cette représentation marie pour ainsi dire la physique statistique et la mécanique quantique mais on reste quand même perplexe sur des « jeux formels » car la signification physique de ces équations n’est pas évidente et du reste, Prigogine comme tous les physiciens qui se respectent en avait conscience. Mais sans doute que la mécanique quantique ne peut pas être une science du temps. Elle est la mécanique de la trame phénoménale la plus fine, des particules qui se manifestent dans les dispositifs expérimentaux en occupant la couche d’action. Quant à la « science du temps », elle ne cesse de cerner cette énigme qu’on appelle irréversibilité en examinant les lois de la mécanique qui sont symétriques par rapport au temps. On peut lire page 160 du livre de Prigogine une interprétation fort originale des fonctions d’onde conjuguées suggérée il y a bien longtemps pas Eddington. Ψ* peut être interprétée comme une fonction d’onde « voyageant » depuis le futur, et donc symétrique par rapport à Ψ qui elle, va vers le futur. Ainsi, le produit des deux fonctions Ψ*Ψ, qui est un nombre réel et la probabilité associée à cet état, s’interprète comme la rencontre entre deux flèches du temps. J’ajoute ma propre interprétation avec une autre propriété des fonctions conjuguées qui, lorsqu’elles sont représentées dans un plan d’Argan, se positionnent comme si elles étaient le reflet de l’une dans l’autre. C’est ce que j’appelle la matérialité structurée en miroir. Mon interprétation étant que le réel sub-quantique, c’est-à-dire sous-jacent aux processus spatiotemporels observable, possède une structure en miroir, confirmée ne serait-ce que par les processus dits virtuels associant une particule et son anti-particule (qu’on peut associer à deux temporalités). Le vide quantique en fait. Page 166, Prigogine insiste à nouveau sur cette conjecture de la symétrie temporelle avec l’équation de Liouville et les deux évolutions possibles, l’une vers le futur et l’autre vers le passé. Cette évocation nous rapproche des conjectures contemporaines sur les lois de l’évolution et les « facéties du temps » que nous pouvons rencontrer (Philippe Guillemant et la double causalité).

On peut du reste retrouver de manière indirecte les deux déterminations du temps en examinant les lois de la mécanique rationnelle portant sur les deux énergies, l’une cinétique interprétable comme spécifiant une quantité déterminée-causée par les actions passées du système, autrement dit les acquisitions progressive de vitesse, alors que l’autre, potentielle, est reliée à une possibilité future, une force déterminée amenée à se manifester et une sorte d’attraction de la trajectoire ainsi qu’on peut le supposer avec le principe de moindre action et la formulation du lagrangien comme différence entre énergies cinétique et potentielle, autrement dit une sorte de combinaison du passé et du futur. Je vous livre cependant une différence de taille. Dans la mécanique rationnelle, le système est inerte et donc strictement aveugle alors que dans la science du temps, le déterminisme du futur suppose une matière qui « voit » comme le suggérait Prigogine et en plus, le caractère systémique et les degrés de libertés imposent de sortir de la formulation lagrangienne. Le système peut bifurquer vers plusieurs destinations. Et c’est sans doute un défi que de comprendre cet état de fait qui au final, permet la vie puis la conscience. Il faut donc élaborer une science du temps qui sera aussi une nouvelle science de l’entropie. Un champ immense s’ouvre mais vous le savez !


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