Apprenez la physique et devenez Nobel

par Bernard Dugué
lundi 29 juin 2015

 Vous avez des idées sur la nature et rêvez d’un Nobel de physique, alors il vous faudra en passer par les mathématiques et comprendre les bases élémentaires en usage dans cette discipline. Vous n’avez pas cette prétention mais vous voulez revenir en arrière car vous regrettez de ne pas avoir poursuivi des études de physique ou bien vous souhaitez savoir comment pensent les physiciens. Si vous êtes dans l’une de ces situations, alors un livre vous est destiné. Il s’intitule « Le minimum théorique » et a été conçu par Leonard Susskind et George Hrabovsky. Le premier est professeur de physique théorique à Stanford et le second président d’une association visant à soutenir la recherche et l’enseignement scientifique. Ce livre est basé sur les cours public donnés par Susskind à Stanford dans le cadre d’un programme d’études continues qui s’adresse à des habitants de la région n’ayant pas de lien académique avec l’université. C’est le principe du Collège de France mais à un niveau plus élémentaire. Une sorte de cours conçu pour une université populaire ouverte à tous et portant sur la physique. Le premier volet de ce cours explore la physique classique et vient d’être traduit aux Presses polytechniques et universitaires romandes. L’édition américaine a été un succès avec 40 000 exemplaires écoulés ce qui est considérable pour un ouvrage de cette facture.

Ce livre de physique s’adresse non seulement aux néophytes pourvu d’un minimum de connaissances mathématiques mais aussi à des étudiants de physique jusqu’au niveau du doctorat. La raison étant que ce manuel savant est d’une excellente technicité tout en présentant les notions de physique sous un angle inédit, sans se soumettre à un quelconque impératif universitaire, sans suivre aucun ordre académique. C’est la raison pour laquelle je recommande également ce livre à des philosophes intéressés par la pensée des physiciens ; un livre qui présente les règles générales permettant de mathématiser les choses sans suivre nécessairement les théories particulières. Le cours commence par présenter les notions classiques, temps, espace, vecteur, mouvement, ensuite les outils indispensables, calcul différentiel, dérivation, intégrale, dérivées partielles ; puis il explique comment une scène phénoménale est décrite et comment les choses qui jouent sur ce théâtre obéissent à un « scénario » inscrit dans la Nature. Une scène avec décrite avec temps et espace, puis des objets, des mouvements, des interactions, des systèmes isolés et les lois de la dynamique.

Comment se déroule le phénomène ? Comment écrire en quelques formules la feuille de route d’une masse qui se déplace dans un champ de potentiel, avance, tourne, oscille ? Le déplacement d’un objet matériel est décrit avec la donnée du lagrangien et comme le précise Susskind, un principe universel détermine la dynamique d’un système évoluant selon ses tendances naturelles. C’est le principe d’action stationnaire, improprement désigné comme principe de moindre action dans les manuels de physique. Mais avant de comprendre ce principe, il faut commencer par appréhender deux notions, déterminisme et réversibilité, fondamentales en physique classique. Ces notions sont introduites par Susskind avec l’explication de la loi réversible et déterministe caractérisant un système dont chaque état possède une seule flèche arrivant vers lui et une seule flèche qui en part. Ce qui signifie que si l’on sait où on se place, on sait aussi d’où on est parti et où l’on va. Cette règle des flèches entrantes et sortantes permet de formuler différemment le principe de la physique classique et même de l’élargir. C’est le principe de conservation de l’information.

Après cette présentation générale de la physique classique, les équations de Newton arrivent, avec la masse, la force et l’accélération. L’occasion de faire apparaître la spécificité de la physique classique qui est en fait moderne, comparée à celle de Aristote qui est antique (reprise par la scolastique médiévale) et dont la dynamique était mal comprise car Aristote ne connaissait pas le mouvement libre (sans frottement). S’il avait fait du patin à glace, il aurait su qu’il faut autant de force pour patiner que pour s’arrêter. La physique classique ne se réduit pas aux forces de Newton et à l’équation classique reliant l’accélération, la masse et la force, enseignée dans le secondaire. La formulation lagrangienne est plus universelle. Elle repose sur une quantité construite de manière étrange, avec l’intégrale d’une quantité égale à la différence entre énergies cinétique et potentielle, le tout étant calculé pour chaque point de la trajectoire. L’image donnée est parlante. Tout se passe comme si la « particule » était douée de « pouvoirs surnaturels », sentant et choisissant parmi toutes les trajectoires celles qui rend l’action stationnaire. Vous vous demandez peut-être d’où vient cette idée. En fait, les auteurs du manuel ont prévu un second ouvrage, consacré à la mécanique quantique. L’idée d’une particule classique qui « sent » les trajectoires est transposée à partir de la formulation lagrangienne de la théorie quantique des champs par Feynman (pour info, l’équation de Schrödinger est construite à partir de l’hamiltonien). En physique quantique, les particules semblent aussi « tester » des trajectoires mais ces trajectoires ne sont pas dans l’espace classiques ; elles sont dans un autre espace, abstrait, avec des amplitudes de transitions permettant de passer d’un instant à un autre.

Etablir le lagrangien revient donc à formuler pour chaque instant et chaque lieu ce qui se passe dans la dynamique, si bien que la trajectoire semble stroboscopique, représentée par des millions de points ; mais avec le principe du déterminisme, chaque point dépend du précédent et détermine le suivant. Le but du lagrangien est d’établir les lois de la dynamique. La physique classique repose le plus souvent sur des symétries et des conservations. La dépendance au temps est importante. La conservation de l’énergie d’un système est liée à une translation dans le temps. Le lagrangien dépend du temps non explicitement en quelque sorte, avec la vitesse et l’accélération. Il peut y aussi se produire une dépendance explicite, auquel cas, on doit ajouter dans la description un terme ∂L/∂t. L’affaire se complique mais une formulation nouvelle fut proposée avec l’introduction de l’hamiltonien H. Lequel est conservé dans le temps si le lagrangien n’a pas de dépendance explicite (dH/dt = - ∂L/∂t).

L’utilisation de l’hamiltonien apporte une clarté formelle supplémentaire. Mais il faut changer la représentation. Au lieu de l’espace N de configuration propre au lagrangien on utilise un espace des phases qui pour une particule contient 2N dimension. Car la particule est décrite avec la position q et l’impulsion p (égale à m.v, v pour vitesse et m pour masse). Prenez un ressort. Dans l’espace de configuration, les oscillations sont décrites sur un segment de droite. Dans un espace des phases, l’oscillation est décrite par un cercle car il y a deux dimensions, chaque instant du système étant spécifié par une position et une impulsion, q et p. La description hamiltonienne est équivalente à son homologue lagrangienne mais sa manipulation est différente. C’est un peu comme si on voulait démonter et remonter un système en choisissant deux outils différents. Le système ne change pas, les outils oui. Avec le lagrangien, le mouvement est déterminé par une équation du second ordre (deux dérivations) alors qu’avec l’hamiltonien, il faut deux équations mais du premier ordre.

Cette remarque illustre parfaitement le sens de ces deux outils. Le lagrangien commence par une intégration. C’est un peu comme si on remonte le ressort d’une horloge mécanique pour ensuite déclencher le mouvement et suivre ce qui s’y passe. Avec l’hamiltonien, on étudie directement l’horloge en mouvement. J’ai suggéré cette image qui vient à l’esprit grâce à la présentation de Susskind. Les implications philosophiques sont profondes mais pour l’instant elles restent énigmatiques. Je ne les évoquerai pas ici.

Ce voyage dans les outils mathématiques de la physique classique s’achève avec le théorème de Liouville, les crochets de Poisson et la description des champs électrique et magnétique. Ces présentations permettent de donner une vue rapide mais exhaustive sur les différents outils manipulés pour étudier la nature physique d’un point de vue classique. Passé cette frontière, vous entrez dans la physique non classique, c’est-à-dire quantique. Mais avant d’aborder ce domaine étrange, il faut parcourir hamiltonien, lagrangien et ces fameux crochets de Poisson qui permettent de simplifier élégamment les formalismes de la dynamique tout en livrant des propriétés formelles aboutissant vers les commutateurs de la physique quantique (l’un d’eux est à la base du principe d’Heisenberg). Grâce à ces crochets il est possible de formuler des liens « nomologiques » entre les différentes physiques, classique, quantique, relativiste. Dans un autre champ, l’examen des trajectoires paramétrées dans l’espace des phases ouvre vers des problématiques importantes en physique statistique avec le théorème de Gibbs-Liouville qui dit une chose importante : le volume occupé dans l’espace des phases est constant.

Enfin, la dernière partie consacré au potentiel vecteur du magnétisme nous amène vers un principe crucial pour toute la physique contemporaine, celui des jauges mathématiques et des invariances. Les champs de jauge sont indispensables pour décrire nombre de phénomènes physiques. Ils sont abstraits et intuitifs. On peut changer la jauge sans changer la description des choses physiques. Comme l’indique Susskind, cet état de fait est assez étrange. Les phénomènes objectifs sont invariants si l’on change la jauge incluse dans la description des lois auxquelles se conforment ces phénomènes. Les jauges sont nécessaires pour une description physique, mais elles n’ont pas de signification physique, du moins phénoménale.

En conclusion, on ne peut que recommander la lecture du « Minimum théorique » à tous ceux qui s’intéressent à la démarche des physiciens et l’on attend avec impatience le cours consacré à la physique quantique car c’est cette science qui contient la description la plus profonde des choses. Mais c’est plus aux philosophes que je conseillerai de lire ce livre car il donne un accès détaillé à la démarche scientifique moderne et contemporaine. Un penseur de l’envergure de Kant pourrait même faire usage de cette lecture pour fonder une nouvelle métaphysique. Que signifie le lagrangien et que représentent les jauges ? Certainement une clé pour accéder à l’énigme de la Nature.


Lire l'article complet, et les commentaires