Bientôt le tsunami scientifique

par Bernard Dugué
lundi 14 mars 2011

Le tsunami livre des images tragiques. Il est aussi une allégorie de phénomènes sociaux. Le tsunami du bavardage a envahi les médias. NKM, Besson, Hulot, Voynet, Lepage et tant d’autres se sont exprimés sur les centrales nucléaires au Japon et nous avons compris combien ces gens n’ont rien à dire à part s’afficher dans les médias. Autant s’en amuser et livrer en guise de pirouette quelque facétie sur ce prochain tsunami qui risque d’emporter les certitudes scientifiques les plus établies aux normes antisismiques pour faire face au séisme de la critique. Il est dommage que ce tsunami n’emporte pas toute la classe politique des bavards et des inutiles qu’on voit trop souvent à la télé. Il faut que les médias cessent de louer ces misérables bretteurs de façade pour passer aux choses sérieuses. La science est sur le point de basculer !

Parfois, une découverte est à l’origine d’un bouleversement d’une discipline, voire de la science dans son ensemble. En général, une découverte n’arrive jamais seule. Elle s’insère dans un contexte épistémique déterminé, constitué des savoirs précédemment acquis. L’histoire de la physique est parsemée d’étonnantes découvertes, la relativité, le quantum d’énergie et deux siècle auparavant, la gravitation, phénomène qui valu à Newton d’être intronisé génie de la science occidentale. Le geste de Newton est double, reposant sur l’usage des mathématiques et une expérience de pensée géniale (comme en fit Einstein) visant à « unifier » deux phénomènes, le mouvement circulaire des corps et la chute des graves. Galilée avait préparé le terrain avec la loi de la chute des graves, et Copernic avec l’héliocentrisme. Mais le génie de Newton fut d’établir la possibilité d’un ressort commun entre la gravitation céleste et l’attraction terrestre. Une expérience non pas physique mais de pensée, qualifié de « bissociation » par Koestler qui en fit le ressort de la découverte scientifique géniale. L’incroyable efficacité prédictive et opérationnelle des mathématiques n’a pas empêché les physiciens de s’égarer sur la nature profonde du phénomène gravitationnelle. Longtemps, les savants ont parlé de force gravitationnelle, ou d’interaction. Les équations de Newton ont du reste été à l’origine d’une mathématisation efficace de la physique des corps solides, nommée mécanique rationnelle, spécialité dans laquelle se sont illustrés deux savants français du début du 19ème siècle, Laplace et surtout Lagrange qui formula d’une manière élégante les équations du mouvement d’un solide en transposant le principe de moindre action. Cette science fut tellement efficace qu’elle suscita nombre de fantasmes idéologiques sur la conquête du monde par l’homme moderne. La biologie, la médecine, l’économie, la sociologie, toutes ces spécialités se sont perfectionnées pendant ce long intermède mécaniste situé quelque part entre 1800 et 2010. A force de s’enivrer des prouesses techniques et mécanistes, les scientifiques ont fini par se persuader de vivre dans un univers dont les lois sont rationnelles et déterministes, offertes à la découverte et à l’usage des hommes pour satisfaire leurs désirs. Le reste étant rangé sous la catégorie du hasard à qui on prête parfois des propriétés efficaces puisque ce hasard peut s’avérer être organisateur.

La longue course de la science mécaniste a été troublée par les étranges découvertes de la mécanique quantique consignée en 1927 lors d’une controverse pendant le congrès Solvay. L’interprétation de Bohr l’emporta, face au scepticisme d’un Einstein qui au fond, était un savant classiquement moderne. 1927, c’est aussi l’année où Heidegger publia ce qui augurait d’un renversement de la philosophie moderne. Depuis, la physique n’a cessé de progresser en semant de plus en plus de doute sur la nature du monde matériel. Les physiciens sont plus démocrates que les biologistes car… La biologie au contraire n’a pas douté en suivant l’orbe moléculariste, s’enivrant des découvertes de Monod, Watson et Crick. La génétique devait être le Graal de la biologie moléculaire, complice de l’évolutionnisme darwinien, un peu comme la physique déterministe de Lagrange et Laplace devait rendre l’univers complètement calculable ou du moins accessible au savoir. Les historiens de la science parleront sans doute d’un étrange 20ème siècle, période d’incroyables avancées mais aussi de doutes et de quêtes spirituelles et philosophiques auxquelles la science n’avait pas de réponse malgré les tentatives d’instrumentalisation menées de toutes parts. En fait, la science, devenue technoscience, se prête à des usages encadrés par les modèles et autres formules de calcul, permettant notamment de perfectionner, soigner, réparer, tout ce qui est accessible à une manipulation mécanique, qu’elle soit macroscopique comme la chirurgie ou microscopique comme la pharmacologie.

La science moderne a été consignée par Newton sous l’égide d’un principe ayant une validité universelle, celui de l’induction, autrement dit la « métabolisation » des mesures et observation entre modèles, équations et formalismes. Popper n’a qu’apporté une subtilité supplémentaire en précisant le mécanisme de réfutabilité inhérent aux processus de décision sur la validité des formalismes. La physique moderne a pris ses distances avec le principe de la réfutabilité, jouant avec des théories issues d’expériences de pensée mais dont l’expérimentation ne peut être réalisée. Ainsi, les cosmologistes imaginent des séjours dans des trous noirs où l’observateur ne peut pas communiquer ce qu’il voit. Il se pourrait bien alors que ces spéculations sur l’univers entropique et holographique en disent plus que la vision prosaïque du monde telle qu’elle se dessine avec les sens communs et la science mécaniste. Le changement de paradigme serait ainsi conçu non pas comme une nouvelle théorie scientifique mais comme une modification de la représentation et du sens que l’on se fait de la nature, domaine réservé de la science mais aussi de la philosophie, et du sens extrait par l’observation des humains et de la société. Le succès de la science repose sur la capacité à expérimenter la nature avec des outils technologiques de plus en plus précis, permettant de mesurer avec précision et de cerner avec détail les mouvements et formes de la nature. Il en résulte une représentation mécaniste auxquelles seules la physique quantique et la cosmologie des trous noir ont échappées. Les sciences du vivant et de l’évolution ont adopté le paradigme mécaniste, suivies par les sciences du comportement et les neurosciences. D’où une controverse entre les partisans d’une naturalisation de l’esprit et les psychanalystes soucieux de maintenir l’irréductibilité de la personne à des réseaux neuronaux parcourus de signaux électriques. En adoptant un propos aristotélicien, on peut dire sans se tromper que les neurosciences étudient le « comment superficiel », autrement dit la relation entre les affections subjectives et les supports matériels permettant d’exprimer ces affections. Mais en suivant Aristote, nous pourrions dire que les neurosciences ignorent le pourquoi. Et notamment pourquoi la vie est apparue avec les animaux dotés d’un système cognitif neuronal aussi perfectionné et pourquoi la conscience a émergé chez l’homme. La science moderne a suivi un cours parallèle à la philosophie allemande qui fut renversée lorsque Heidegger questionna l’existence et l’être. Sauf que personne n’a encore renversé cet édifice scientifique si utile à la vie quotidienne mais dont la conception ressemble de près aux constructions néo-kantiennes interprétées comme un bâtiment doté d’un toit mais sans charpente, selon les dires de Leo Strauss. La science moderne a construit un toit mécaniste qu’elle a pris pour une charpente, signant sa perte ontologique prochaine. La science mécaniste finira comme les régimes arabes, parce que cette science est totalitaire. Mais elle ne le sait pas, jusqu’au jour où un tsunami de la vérité submerge les esprit, entraînant dans son passage les débris idéologiques de la technoscience. Ce jour est proche.


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