Bornée ?

par morice
vendredi 21 décembre 2007

Ah, Rachida : si on ne l’avait pas, on n’arriverait pas à l’inventer non plus. Figurez-vous que notre ministre, qui n’est pas uniquement mannequin chez Dior, contrairement aux apparences, arrive à avoir pour elle un peu de temps pour se promener en zone rurale, parfois, entre deux avions. On ne sait pas où ni quand, mais ça a dû se produire, c’est sûr. Et ce jour-là... c’était à Vorey-sur-Arzon, en Haute-loire. Comment ça vous ne connaissez pas ce merveilleux petit village d’Auvergne ? Comment ça ? Vous n’avez pas vu ce fabuleux reportage de TF1, présenté par le sensationnel présentateur du midi ? Un reportage sur la mecque de la technologie au fin fond de la ruralité profonde française ? Alors là vous avez raté quelque chose. Les dialogues ne sont pas d’Audiard, mais il y a suffisamment quand même pour se rouler par terre pendant au moins dix minutes. Suivez bien, c’est de la haute technologie et ça va être sanglant. Euh cinglant. Ou sans trop de glands, plutôt, on est au pays. Accrochez-vous, voilà la séquence :

"C’est ici. Dans un coin de salle" à Vorey, débute le reportage... une espèce d’écran, oui, mais tactile, car par une "simple pression" (manquerait plus que ça qu’on doivent y aller au marteau !)... "le rendez-vous peut débuter". Ouah, génial !!! .. Euh... de l’autre côté de la vitre, une dame, qui sort de RTT, enfile son casque vite fait car on suppose qu’à l’autre bout existe un local où vient d’hurler une sirène de pompier et qu’un gyrophare géant s’est déclenché. Le temps que le fonctionnaire à l’autre bout trouve sa chaise et mette son casque... on a déjà dépensé trois minutes au moins de communication.

Mais, ô merveille, l’homme (la femme s’est subitement muée en homme, chez JPP c’est de la SF tous les jours !) s’annonce être un "téléconseiller situé à 30 km de distance, mais qui répond à toutes vos questions". Ce qui laisse supposer qu’au guichet de La Poste on ne vous répond qu’à une seule, ou tout comme. Oui, mais là, c’est "les yeux dans les yeux", "une petite révolution dans le village de Vorey", où c’est bien connu avant on se regardait les yeux dans les pieds... Une dame, interviewée juste après l’exercice explique "qu’avant au téléphone il fallait attendre... là pas", donc, c’est magique, car c’est instantané, à défaut sans doute d’être fort de café ! Une autre affirme plus loin que "ça lui évite de prendre une ’prune’" (oui, pour se garer, ce n’est pas l’alcool local)... "et de faire la queue". L’appareil mirifique est donc un bouzin à éviter les queues, et on ne le savait pas : merci JP Pernaut de nous faire comprendre le monde ! On apprend encore qu’on contacte via le bouzin "l’ANPE, les mutuelles agricoles et bientôt les Assedic et la Caisse d’allocations familiales", dit le commentateur. A espérer qu’à l’autre bout, dans le local à poissons, il y ait des interlocuteurs multitâches, sinon votre dossier d’ANPE déboulant à la mutuelle direct, ça va pas vraiment le faire. Et y a mieux encore, quand de l’autre côté de la vitre, un moustachu, tout à coup se réveille lui aussi de sa torpeur de fonctionnaire, pour coller sur la vitre une immonde revue en déclarant "voilà le guide, Madame"... Génial : la visiophonie pour feuilleter à l’écran un bouquin, avouer que ça enfonce tous les e-books du monde, ce fantastique bouzin ! Amazon peut se rhabiller ! D’ailleurs c’est tellement bien que le "service gratuit a déjà séduit une centaine d’habitants"... qui n’ont évidemment pas chez eux un ordinateur, une webcam, une imprimante et un scanner... ce à quoi se résume exactement l’invention du siècle présentée avec brio devant nos yeux ébahis.

On en sort tout ragaillardis en disant que le progrès, chez les ploucs de Haute-Loire (c’est la vision de TF1, pas la mienne, je rappelle) ou d’ailleurs, c’est presque aussi bon que la conquête coloniale de Bugeaud, la casquette de l’écran remplaçant celle du général. Et c’est vraiment phénoménal comme bazar, enfonce le commentateur : "grâce à un scanner incorporé, on peut envoyer et recevoir des formulaires à distance"... oui, je sais, on est au fin fond de la France et, là-bas, le mot Pédé F fait allusion à une injure et non à un format de fichier électronique... Mais il y a mieux encore, à se rouler par terre, car on peut aussi y "faire simplement un brin de causette"... Ouah, génial la technologie : manque que la bière pression et le bar surélevé pour s’accouder, et ce sera parfait ! Jusqu’ici, on trouve ça tellement fabuleux qu’on se dit qu’il faut vite en installer partout, des bars distants pareils.

Et là, comme dans tout bon reportage de JPP... qui nous a emmené si haut... la chute est terrible et brutale : "jusqu’ici on a installé 6 bornes en Auvergne... et 90 autres devraient l’être d’ici à trois ans". "Un investissement d’1 million d’euros..." oui, vous avez bien entendu. 1 million ? Mais on sait pas si c’est pour 6 ou pour 90. Remarquez, ça ne fait que 11 111 euros l’équipement, dans ce cas (sinon ça fait un peu cher, 166 666 euros chacune !). A voir la mine enjouée de JPP à la fin du reportage, on se dit qu’il n’en a rien à cirer puisqu’il a déjà chez lui tout ça, et que ces bouseux arriérés ont beau le nourrir, ils commencent à lui peser sérieusement sur le haricot... Mais bon c’est fini, on peut éteindre. Fin de la séquence.

Bon, et Rachida, dans tout ça ? Eh bien c’est simple : revenue fissa de Haute-Loire, là voilà toute emballée par l’appareil. Et comme c’est une fonceuse, ce qu’on vous a déjà dit ici, la voilà qui fonce donc chez SnapCom Consulting, le maître d’œuvre de l’engin intersidéral absolument sidérant entraperçu entre deux achats de foulards (il y a des Prisunics, en Haute-Loire ?). Une firme hilarante, qui, d’emblée affiche la couleur :

"J’ai compris" ..... L’ENJEU
"Je teste" ............ LA PREUVE
"J’y crois" ........... LE SENS
"J’y vais" ............. LE PASSAGE A L’ACTION

Et zou, c’est fait, Rachida achète. Elle n’a pas le temps, il faut encore trouver les bottes qui vont avec la robe. Elle n’a pas eu le temps non plus de voir les trois logos cachés derrière les engins : Orange-Microsoft-HP... les trois loups sont arrivés jusque dans les bergeries auvergnates ? Ça, et des agences de com’, derrière, dont "Akwa’it", l’agence de com web-agency de la mort avec un patron coiffé comme un schpountz qui met sa tronche de faux décontracté sur son propre blog... ça sent l’arnaque à plein nez. C’est une arnaque politique.

Le patron, Eric Blot, travaille avec Orange... car il vient de France Telecom. Il a racheté Systèmes et Informations qu’il a bâptisé Awak’It, à croire que Wanadoo, comme nom, ça les a vraiment secoués chez FT, et "revendu ’Langages Virtuels’, une société spécialisée dans le rich media Internet et Intranet, cédée au groupe Genesys en 2000 pour quelque 80 millions de francs". Les gargarismes habituels de l’ancienne bulle internet : "web agency", "business angel", et même sur le blog de l’entreprise une rubrique "people"... un métalangage, une novlangue de prétentieux qui marche encore... auprès de ceux qui n’y connaissent rien du tout. Et là, justement, la première photo qu’on croise, justement, sur leur site, c’est celle de Fillon. Quand on parle du loup... qui va se faire fourguer tout ce qu’on veut, on le sent tout de suite, avec à la clé les mots magiques : "France Télécom, Dell ou encore Microsoft" pour lesquels la firme s’occupe de "projets de communication interne". Et hop, c’est dans la poche... les voilà tous chez "CroissancePlus", une association "d’entreprises de la Nouvelle Economie et de start up"... qui a eu comme patron en 2005 Charles Beigbeder (l’homme à l’électricité invendable) et Geoffroy Roux de Bézieux, président fondateur de The Phone House, revendu depuis évidemment, une fois fortune faite à Carphone... dont il est devenu le patron peu de temps après. Blot, le créateur de "Akwawak" (j’arrive pas à retenir le nom), lui en est, et il s’en vante, à sa 7e entreprise...

Ce think thank de "Croissance Plus" a en fait des idées très arrêtées sur le monde du travail : "L’association propose de repousser le seuil du nombre de salariés de 10 à 15 employés pour les TPE et de 20 à 25 pour les PME", "appelle l’Etat à instaurer un différé de paiement de l’IS (Impôt sur les Sociétés) pendant les trois premières années d’existence", "à appliquer le délai légal de règlement de trente jours" et la "nécessaire flexibilisation du marché du travail", en "libérant le temps de travail en permettant aux salariés qui le souhaitent de travailler jusqu’à 39 heures sans taxation supplémentaire pour l’entreprise". Rien que ça ! Chez les start ups on a toujours été comme à bord d’une trirème : c’est depuis toujours, dans le milieu, travailler plus pour ramer plus ! "Croissance Plus" n’est qu’un tambour de résonnance gouvernemental en réalité : "Pour l’association, le Contrat Nouvelle Embauche est un ’succès avec 500 000 CNE signés en un an dont 10 % à 30 % d’emplois neufs’, qui, ’sans le CNE, n’auraient sans doute pas vu le jour’ ". Un CNE déclaré hors loi par la confédération du travail depuis. Pour couronner le tout, tout ce petit monde travailleur aux patrons aux dents longues était le 12 décembre à Matignon... pour entendre je cite le responsable du site "un discours très attendu, un contact chaleureux et proche, un vent d’optimisme et des encouragements à y aller, à continuer de faire la promotion de l’entreprise en France, à expliquer que la réussite n’est pas une honte, à donner confiance aux jeunes talentueux !" N’en jetez plus la coupe est pleine... Non il y a une deuxième couche : "Evidemment les décisions et actions gouvernementales ont été présentées par François Fillon et il me semble que nous étions très nombreux à approuver de la tête durant le discours. Tout n’est pas fait, il y a encore du boulot, et c’est tant mieux ! Mais quelle énergie et volonté d’avancer. Le Premier ministre a été très longuement et sincèrement applaudi avant d’entamer la phase de question-réponse".

Avec ça comme partenaires, notre Rachida est donc en terrain conquis d’avance. D’ailleurs, c’est déjà signé (le 3 décembre dernier ) : "dans le cadre du processus de modernisation de la justice, la ministre de la Justice, Rachida Dati, a signé avec France Télécom une convention d’expérimentation d’un service de proximité permettant aux citoyens d’accéder à des services judiciaires en temps réel, via Internet" apprend-on aujourd’hui. "Cette convention s’inscrit dans le programme de modernisation de la justice lancé par la ministre, qui prévoit notamment l’informatisation de toutes les juridictions au 1er janvier 2008". On comprend mieux pourquoi supprimer autant de tribunaux : pour remplacer les juges par des bornes !!!

Votre juge aura bientôt la tronche d’un distributeur de billets de la SNCF, faudra pas trop s’inquiéter s’il ne vous délivre que des allers simples pour la prison. "Via cet échange en temps réel, fondé sur la relation humaine, les démarches administratives sont simplifiées et les déplacements inutiles et fastidieux évités", souligne Orange. Chez le facétieux maître Eolas ça se traduit ainsi : "La ’relation humaine’ qui fonde cet échange étant, rappelons-le, un écran, un scanner, une caméra et une imprimante. A ce rythme-là, bientôt, quand on utilisera un Sex Toy, on nous dira que c’est une relation sexuelle". Tout cela sans oublier les messages d’accueils attendus, vu le système informatique embarqué : "Error 404 : Case not found", comme le fait remarquer un lecteur d’Eolas. C’est qui nous pend au nez en 2008, avec Rachida et sa vision limitative du monde judiciaire. Bornée, on avait dit ?

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