Centre d’ontologie : un magnifique projet qui ne verra pas le jour dans une société qui tourne le dos à la Civilisation

par Bernard Dugué
vendredi 23 janvier 2009

Nous vivons une époque de merde, en France du moins et sans doute en Europe et certainement ailleurs. Il y a quelques mois, les médias débattaient d’une politique de civilisation parce que Sarkozy avait lancé l’idée. Et maintenant plus rien. Les médias sont décervelés. Ils attendent que le Président propose les sujets de société. Cette comédie m’emmerde. Je vais juste vous faire part d’un projet que j’avais soumis, sans rien espérer, à quelques universités en contactant leur président. C’était il y a cinq ans. J’ai trouvé intéressant, facétieux et pathétique, de vous exposer ce que la société ne parvient pas à réaliser. Bien évidemment, les mécènes pourraient être de la partie mais au Lion’s ou au Rotary, on ne fait pas preuve d’originalité et on se contente du téléthon, de la banque alimentaire, ou de la ligue contre le cancer. On reste dans le pathétique. Requiem pour la Civilisation. Pourtant, nous n’avons plus rien à perdre au vu de la situation économique. C’est le moment ! 

CENTRE D’ONTOLOGIE FONDAMENTALE (ET APPLIQUEE ?)


Avant-projet présenté par Bernard Dugué


Le 20ème siècle a vu la science croître de manière fulgurante, grâce notamment aux développements des technologies qui permettent d’entrer en interaction avec les phénomènes les plus fins, en physique, et les plus complexes et diversifiés, en biologie moléculaire. Les neurosciences n’ont pas été épargnées par cette accélération des techniques d’investigation scientifique, et se sont rapprochées des sciences de l’homme et du langage, sous l’effort des spécialistes regroupés dans les sciences cognitives. Entre les années 1960 et 1980 se sont dessinés les contours de ce qu’on doit considérer comme une transformation de la représentation scientifique du réel. A côté du développement des sciences cognitives, on positionnera les sciences des systèmes, de la complexité et notamment, les diverses tentatives d’unification épistémologique opérées notamment en Europe, sous l’égide de figures reconnues, Edgar Morin, René Thom, Ylia Prigogine, Henry Atlan, Cornelius Castoradis. Cette liste non exhaustive illustre les origines diverses de ces initiateurs issus des mathématiques, de la physique, la biologie ou encore les sciences humaines.

En parallèle avec ces transformations des savoirs se sont développées des transformations sociales tout aussi importantes, que l’on situera également dans ces années pivot, de 1960 à 1980. La compréhension de l’homme et de la société s’est sensiblement modifiée, bien qu’en cette matière, les sciences dites humaines et philosophiques aient été déjà bien avancées. Ce sont les comportements sociaux qui se sont modifiés, en rapport avec les nouvelles technologies disponibles et notamment les médias. En matière de productions esthétiques et artistiques, ce n’est pas trahir l’Histoire récente que d’affirmer la domination des productions cinématographiques et l’explosion de la musique dite rock qui fait partie intégrante de notre culture contemporaine.

De cette période récente on retiendra, comme pour toutes les périodes de la Histoire, une double construction, celle des savoirs et celle de la société. Et on ne peut que mettre en avant la situation de crise qui accompagne la construction sociale. Comme s’il était impossible pour nos sociétés modernes d’atteindre un état d’équilibre, de devenir à l’image d’un organisme en pleine maturité, sain, fonctionnant selon le principe de la forme. Le développement des sociétés modernes se fait de manière convulsive. Sans pour autant qu’on pressente un lien nécessaire, on doit observer que les savoirs sont aussi en crise de manière récurrente. Si on se réfère à cette date récente, 1970, on décèle quelques crises majeures, notamment sous l’impulsion de la physique quantique et d’un courant de pensée initié par les gnostiques de Princeton. Cette crise accompagne également un « virage spirituel » et le développement de ces philosophies et pratiques new-age qui ne sont pas sans rapport avec la crise de la représentation du monde physique. Curieusement, la biologie a semblé épargnée, renforçant son adhésion à un matérialisme que l’on dira complexe, pour bien le situer à notre époque.

D’un côté les mutations technologiques et de l’autre les nouvelles donnes scientifiques engendrent une crise du sens, plongent les individus dans un sentiment d’étrangeté, d’inquiétude, de perplexité, alors que peu à peu, l’idée du progrès se détache des individus. Quelle peut-être alors la place de la réflexion philosophique ? Doit-elle faire accepter le monde tel qu’il va, se transforme, avec la puissance rationnelle et la foi dans la complexité, ou bien doit-elle indiquer ce que signifie le monde, ce qu’est la réalité, et construire un sens du monde basé sur les acquis de la science et sur une synthèse des mouvances sociales contemporaines et de la tradition issue de Rome, Athènes et Jérusalem dont la Modernité fut un prolongement autant qu’un dépassement ?


Deux champs d’investigation se présentent actuellement, ce sont d’une part les sciences avec leurs diversités d’approches et d’objet et la société contemporaine avec sa complexité due à une combinaison, qu’il faut analyser, entre la nature humaine et les technologies contemporaines.


A. Sciences, philosophie de la Nature et de la technique


Le développement des sciences physiques conduit à nous poser cette question d’ordre ontologique : qu’est-ce que la Matière ? Ou mieux encore : quelle est la réalité étudiée par les sciences physiques et qui se présente comme phénomènes, cosmique à l’échelle universelle et microphysique à l’échelle élémentaire ? Une troisième branche de la physique porte sur les phénomènes d’interactions dans des ensembles d’éléments décrits statistiquement. La matière peut dans certaines occasions d’organiser spontanément et montrer par-là une propriété intermédiaire entre les atomes indifférents et les molécules impliquée dans les assemblages doués des propriétés caractéristiques de la Vie. Comment rendre compte alors de ces phénomènes sans en rester au stade des représentations théoriques actuelles ? Pour orienter ces recherches, il faut partir d’une idée fondamentale, celle d’un ensemble d’éléments qui s’organisent pour former une structure ou un ensemble de processus dont on peut dire qu’ils constituent un assemblage (dans assemblage, il y a le semblable, et donc une force qui s’oppose à l’indifférence). Si on sait par ailleurs que la technique dans son sens général se définit comme une activité de prise sur des éléments et qu’elle conduit à la technologie, elle-même conçue comme un assemblage d’interfaces (ou d’éléments par leurs interfaces respectives), on peut chercher un pont épistémologique, voire ontologique entre les assemblages spontanés de molécules, les assemblages naturels se répliquant de la Vie, et les assemblages artificiels. On pourrait alors comprendre qu’il n’y a pas de pont ontologique entre les assemblages artificiels et assemblages naturels. Autrement dit, s’il existe une matière, concevable comme une substance technique, douée de capacité d’assemblage, cette matière, lorsqu’elle engendre la Vie, nécessite un principe ontologique, voire ontophysique, qui ne se réduit pas à la matière technique. Autrement dit, pour étendre la formulation de Heidegger, l’auto-assemblage technique des molécules repose sur une substance, sur des processus non réductibles à la technique. Quant aux technologies construites par l’homme, elles ne sont que techniques et artificielles.

Ainsi s’ouvrirait une ontologie de la Nature qui aurait au moins comme mérite de séparer l’artificiel du naturel et donc, d’instituer une démarcation entre les systèmes vivants puis pensant, et les systèmes informatiques doublés aux représentations génétiques, ce qui rendrait justice à la spécificité de la Vie et de l’humain, contre les tentatives de naturalisation de l’esprit et les dérives artificialistes dont l’objectif est de dissoudre l’homme dans une représentation technologique. En un mot, restaurer un homme doué d’essence humaine contre la tyrannie du technocosme et des logomachies scientistes !

Dans une première étape, il conviendra de construire une philosophie de la technique, autrement dit, une théorie des assemblages où l’on fera apparaître la cause non technique qui rend possible ces assemblages naturels. Pour le dire autrement, si la matière est une substance interactive douée de propriétés techniques d’ajustements à travers des interfaces, il faut introduire un autre élément pour expliquer l’auto-organisation et la Vie. Cet autre élément serait une substance non technique, douée de propriétés définissables comme accordage (un accord non apparent comme dirait Héraclite, opposé à l’accord apparent qui est en fait un ajustement technique). Il ne faut pas chercher loin les arguments en faveur de cette hypothèse car une analyse de la signification du formalisme quantique et des champs quantifiés devrait offrir une clé essentielle pour concevoir ce type de problématique critique.

On note que cette philosophie de la technique est destinée à prolonger les théories des systèmes développées dans les années 1970-1980, et tombées dans une impasse faute de spéculations ontologiques. C’est une bonne chose que d’analyser le tout comme supérieur à la somme des parties, encore faut-il chercher les fondements, d’où la nécessité de développer des centres l’ontologie fondamentale.

La question sur la Vie, tombée en désuétude depuis des décennies, doit être à nouveau examinée et ne mérite pas des réponses de convenance idéologique et/ou rationnelle du genre : la vie est un ensemble de fonctions qui s’opposent à la mort.


B. Philosophie éthique, philosophie du Sujet.


De la philosophie des technologies, on retient cette idée de deux substances, voire d’une substance unique dotée de deux propriétés, technique et non technique. Sur la base de cette dualité, il est possible de concevoir une philosophie du Sujet qui explore ces deux facettes de l’être humain à travers les textes philosophiques et littéraires (ce qui justifie l’extension du centre d’ontologie aux sciences dites humaines). On soupçonne sans obstacle intellectuel majeur cette dualité du Sujet qui par ses désirs, est plongé dans une attitude existentielle dite technique car elle le relie soit à la Nature, soit à la société, soit à un ensemble de matériaux et d’outils lui permettant d’interagir, de produire des objets, de façonner des œuvres d’Art. C’est ce qu’on pourrait appeler la matérialité de l’existence et dans un sens plus rigoureux, la technicité de l’existence. Qu’il s’agisse de rapports sexuels, de loisir, de travail en entreprise, de formation d’individus, de commandement militaire, de fonctions administratives, on se situe dans la catégorie de la technicité. On a affaire à la libido du corps ainsi qu’à son corrélat sociétal, la libido dominatrice qui est associée plus généralement à la volonté de l’homme (voir Platon et saint Augustin pour deux conceptions éthiques distinctes).

Une fois dégagée la condition technique de l’homme, on constatera que des œuvres théologiques, philosophiques, esthétiques, éthiques, artistiques, littéraires, mettent en évidence des conditions non techniques de l’existence humaine. Les textes de philosophie de l’existence sont les plus explicites pour traduire cette condition de l’homme que l’on nommera condition éthique, pour renvoyer à une substance éthique, distincte de la substance technique.

La substance éthique expliquera sans doute les constitutions dites transcendentales du Sujet, avec comme attributs, Conscience, Amour, Pensée-Vérité, Puissance, Esthétique, Liberté, Etre. Ainsi, le Sujet est un être en manque de détermination, en espérance, en attente de révélations, venant du monde ou de lui-même. Il entrevoit sa destination en l’inventant à chaque instant…


C. Philosophie des Civilisations


Plus que de sociologie ou d’Histoire, nous avons besoin de fonder une philosophie des civilisations avec comme participant fondamental, l’homme conçu comme individu, et surtout, différencié, doublement, comme acteur doué de technique, agissant, volontaire, mais aussi comme Sujet doué d’éthique, et on dira, de religiosité, de spiritualité. Autrement dit, il est plus que jamais nécessaire de tracer cette démarcation entre technique et éthique qui traverse les siècles, qui marque les apogées et les déclins des civilisations. Ethique et technique sont distinctes mais articulées selon un lien problématique, souvent ambigu, si bien qu’Ethique et technique cheminent ensemble et engendrent les plus belles réalisations de la civilisation, ou bien sont antagonistes si bien que lorsque l’Ethique est délaissée, l’hybris et les désirs inférieurs conduisent les sociétés vers le chaos, le déclin, la tyrannie… Le temps des dépenses ostentatoires, du gigantisme architectural, du luxe affiché, du bellicisme exagéré, l’emporte sur la vertu, le raffinement, le sens esthétique et moral de l’existence. Quelque part, nous sommes tous pris dans ce jeu de miroirs qui renvoie nombre de ressemblances entre les civilisations antiques, notamment le développement de l’Empire romain, et la notre qui, malgré sont développement technologique considérable, dévoile une subjectivité humaine parente de celle qui s’est dévoilée il y a deux mille ans. Mais on verra apparaître également des différences, ne serait-ce que par l’articulation des sociétés due aux ramifications des réseaux technologiques et d’une manière générale, aux circulations amplifiées des capitaux, des marchandises, des biens, des personnes, des œuvres d’arts répliquées, et des informations. Sans doute un autre rapport au temps et aux images et aussi des phénomènes émergents que les Anciens ne pouvaient concevoir, ni même les Modernes d’il y a à peine un siècle.


D. Conclusions et dispositions générales


Pour confirmer la nécessité de recherches ontologiques contemporaines, on fera référence au financement considérable (plus de 2M €) accordé à Barry Smith, professeur de philosophie à l’université de Buffalo, pour fonder un institut d’ontologie appliquée à l’Université de Leipzig. Plus modestement, mais avec une passion philosophique sans faille et de grandes ambitions, le philosophe italien Maurizio Ferraris s’emploie à créer un centre d’ontologie théorique et appliquée à l’Université de Turin (Magazine littéraire, l’Italie aujourd’hui, mars 2002). Si l’ontologie repose sur l’art de penser, alors on rattachera ces projets à un autre qui lui, fut avorté pour des raisons non scientifiques, et qui consistait à créer un institut des arts philosophiques. Gilbert Boss, professeur de philosophie à l’Université Laval à Québec, espérait initier un espace de réflexion et de recherche déconnecté des impératifs marchands et de l’instrumentalisation des pratiques savantes.


Si je résume mes intentions, la finalité d’un Centre d’ontologie fondamentale est de répondre à ces quatre questions : qu’est-ce que la Matière, la Vie, la Conscience et la Civilisation ? Et d’y répondre en mettant en œuvre des passerelles entre les champs diversifiés des savoirs, tout en élaborant de nouveaux outils conceptuels. Ce faisant, en cherchant à répondre à ces questions on établit des ponts entre les savoirs et notamment, on comble ce gouffre immense entre sciences de la Nature et sciences de l’homme. Inversement, en associant les savoirs, on comprend mieux la Matière, la Vie, la Conscience et on produit une nouvelle construction de l’objet qui cette fois, se dévoile en perspective, en profondeur, un peu à la manière d’une vision binoculaire. L’allégorie n’est pas gratuite, elle renvoie à une Renaissance au 21ème siècle.

 

Pour le côté pratique, il semble que beaucoup soit à inventer car cela suppose que soit créé un ou des postes d’enseignants-chercheurs transversaux hors du carcan nécessaire constitué par les commissions de spécialistes, les UFR et les écoles doctorales. L’esprit de l’enseignement et de la recherche ne doit pas être soumis à des impératifs marchands, administratifs ou politiques. La démarche interdisciplinaire doit être motivée par le volontariat et une éthique de la conviction. On peut imaginer des séminaires généraux ouverts aux étudiants confirmés, aux thésards, aux jeunes chercheurs, et de cette osmose naîtra sans doute une génération de « spécialistes » de l’approche interdisciplinaire et surtout transversale (ce dont manque l’Université et le CNRS).


Il s’agit en quelque sorte de réinventer une nouvelle Ecole d’Athènes, sorte d’Université sans condition chère au philosophe Jacques Derrida, en accordant à ce projet une valeur éminemment symbolique puisque l’Ecole d’Athènes fut fermée par Justinien pour des raisons politiques, préférant organiser l’Empire autour d’une théologie unique, chrétienne, qui ne souffre pas la concurrence de la théologie néo-platonicienne dite païenne. Si on transpose cette conjoncture à notre époque, on pourrait penser qu’une telle Ecole, conçue comme un centre d’ontologie, pourrait être ouverte bien pour des raisons que l’on devine, nul n’ait intérêt à ce qu’une telle institution puisse construire des savoirs hétérodoxes. Et pourtant, un tel projet s’inscrit dans une tradition multiséculaire répondant à un souci de Civilisation sans lequel aucune société ne peut progresser.



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