Comment les cerveaux se représentent-ils le monde ?
par Automates Intelligents (JP Baquiast)
mercredi 21 septembre 2011
Jean-Paul Baquiast 11/09/2011
La question est ambitieuse. Y répondre sérieusement obligerait à une revue de l'ensemble des sciences cognitives, et de bien d'autres encore. Nous allons nous borner ici à l'évoquer à propos de trois évènements éditoriaux qui obligent, d'une façon ou d'une autre, à la poser en termes quelque peu originaux par rapport aux réponses que lui donne la littérature philosophique courante.
Nous présenterons d'abord rapidement ces évènements, et les ferons suivre de quelques commentaires pouvant intéresser la question évoquée dans le titre du présent article.
Trois événements éditoriaux
L'initiative MCR appliquée
Nous faisons ici allusion au lancement dans les prochaines semaines d'une initiative (1) visant à vulgariser la méthode dite de conceptualisation relativisée (MCR) proposée par la physicienne Mioara Mugur-Schächter à partir d'une construction qualitative de la structure "épistémo-physique" qui sous-tend la représentation par le formalisme mathématique de la mécanique quantique des états des entités microscopiques.
On commence à connaître cette méthode, exposée dans plusieurs ouvrages qui retiennent de plus en plus l'attention des épistémologues ou philosophes de la connaissance. MCR propose une généralisation explicite et rigoureuse de la méthode permettant de générer des connaissances sur les microétats qui est incorporée de façon peu explicite au formalisme quantique. Mioara Mugur-Schächter lui a donné la forme d' "une discipline indépendante, qualitative et de nature épistémo-physique", qu'elle dénomme infra-mécanique quantique (entendre : en-dessous du formalisme mathématique de la mécanique quantique) ( 2)
MCR est construite de manière à pouvoir en principe s'appliquer à toute création de connaissances scientifiques (autrement dit stables et consensuelles). En outre, MCR est également applicable à toute action de conception et de réalisation d'artefacts contraints par d'autres buts d'usage, différents du but des sciences mais ayant aussi l'objectif de connaître afin de comprendre et de prévoir : Henri Boulouet, ingénieur chez PSA (Peugeot-Citroën), rédige à ce sujet une thèse intitulée "Ingénierie Système Relativisée" (ISR).
Mais entre une potentialité et sa réalisation il y a tout lun chemin à parcourir. Cela vaut notamment pour une pleine utilisation de MCR. Nous avons nous-mêmes amorcé le processus en recommandant que MCR soit appliquée aux sciences du macroscopique, c'est-à-dire aux sciences s'intéressant aux entités du monde matériel, sciences physiques, sciences biologiques, sciences humaines.
MCR possède une caractéristique fondamentale qui nous paraît dotée d'une importance particulière. Elle postule qu'il est illusoire de considérer, comme le font encore la plupart des chercheurs dans ces différentes sciences, que les "entités" isolées par nos sens biologiques, nos appareils et nos conceptualisations, pourraient être décrites comme "existant vraiment", indépendamment de l'observateur, de sorte que la science pourrait nous en donner des descriptions "vraies" en soi ou dans l'absolu, débarrassées de toute influence des sens et de la raison humaine. On montre au contraire par cette méthode que - comme on le fait en physique quantique - les descriptions que l'on donne des entités examinées (par exemple une table, un gène, un fait social, une opinion) sont toujours et de manière permanente relatives aux conditions dans lesquelles on les observe.
Ces conditions concernent tout autant les instruments que le chercheur utilise que ce dernier lui-même : Le travail du cerveau humain, et ses produits, portent de manière inextricable les marques des grilles de qualification introduites par la structure biopsychique de l'homme, comme aussi plus généralement par son comportement, individuel ou social. En outre, les situations externes, dans le temps et dans l'espace public, impriment elles-aussi leurs empreintes, qui sont d'une infinie variété. Dans la vie courante, on peut, par commodité, se mettre d'accord sur une représentation des résultats d'observation en faisant usage d'approches moyennées, probabilistes (ou statistiques). Mais il ne faudrait pas prétendre, sauf à paralyser toute recherche ultérieure, que l'on atteindrait ainsi l' "essence en soi" de l'entité considérée, essence dont l'affirmation a priori ne pourrait que relever d'un acte de foi non scientifique.
Bref, à partir de MCR, il parait possible d'envisager d'amorcer une "MCR appliquée".
La « quantum interaction »
Deux articles se complétant (3) que vient de publier la revue NewScientist, commentent des recherches récentes en sciences cognitives. Il s’agit pour les chercheurs cités de montrer que le raisonnement utilisé par le cerveau (humain ou non, consciemment ou non) est plus proche des méthodes de la logique quantique que de celles de la logique mathématique employée par les sciences macroscopiques.
Ceci voudrait dire que, pour progresser dans les sciences du monde macroscopique, il faudrait faire plus systématiquement qu'aujourd'hui appel à la façon dont les physiciens quantiques se représentent les entités quantiques : principe de superposition d'état et création d'interférences, intrication, représentation probabiliste (fonction d'onde), intervention de l'observateur (décohérence), etc.
Comme le cerveau humain paraît utiliser spontanément de tels processus pour se représenter les éléments du monde extérieur observés via les organes sensoriels, il serait très réducteur de considérer que seuls les postulats de la logique classique et plus généralement de la logique quotidienne dite rationnelle — par exemple le principe d'identité : A est A et ne peut être non-A, une proposition ne peut à la fois être "vraie" ou "fausse" — sont les seuls acceptables. Tout en étant indispensables pour certains types de modélisations qui exigent une rigueur formelle stricte, ces principes sont nuisibles si l'on pense qu'ils sont les seuls utilisables d'une manière absolue, indépendante du problème considéré et des faits et entités impliqués. On le savait déjà mais il est bon de le rappeler.
Il est remarquable de constater que l'un de ces articles mentionne un domaine de recherche en plein développement, dit "quantum interaction". faisant appel à ces postulats. On y montre que la logique quantique peut être utile dans des domaines ne pouvant être traités par la seule science physique, notamment dans la linguistique, la cognition, la biologie, l'économie. Les deux logiques, quantique et classique, se complètent donc. Le 3e symposium intéressant la "quantum interaction" (que nous hésitons à traduire vu les confusions possibles par le terme d'interaction quantique) vient de se tenir à Aberdeen. (voir http://www.researchgate.net/conference/Quantum_Interaction_2011/). Les domaines applicatifs seront de plus en plus riches : moteurs de recherche intelligents, robots interagissant avec des humains, systèmes biologiques complexes, théorie de la décision, etc.
On retrouve ainsi là, dans une large mesure, les avancées méthodologiques que peut offrir ce que nous nommons ci-dessus MCR appliquée. Car MCR propose une structure construite qui impose pas à pas une rigueur et une cohérence dont ne peuvent pas toujours disposer ceux qui usent et abusent du terme de logique quantique sans avoir bien compris ses implications.
L'esthétique appliquée aux sciences de la complexité.
Par esthétique, nous désignerons ici les sciences et philosophies de la connaissance qui étudient le rôle de la création dite artistique dans la construction des représentations par lesquelles les individus et les groupes se représentent le monde, sur un mode généralement spontané et informel. Les "artistes" sont nécessairement à la source de l'évolution de ces représentations à travers les temps et les lieux, mais on ne peut en distinguer le public qui reçoit et répercute en les transformant les produits de la création artistique. A juste titre on pourra évoquer dans ce domaine le concept de "mème", du fait notamment de la prolifération des différents réseaux et technologies numériques permettant une diffusion sans précédents des "contenus" artistiques. Désormais chacun peut potentiellement devenir alternativement créateur et consommateur de produits artistiques.
D'où l'intérêt de plus en plus grand d'étudier une telle production en termes scientifiques. Pour ce faire, il faut mobiliser non seulement l'esthétique traditionnelle mais l'ensemble des sciences de la complexité. Ce terme, dont nous nous méfions un peu car il est vague, recouvre en fait l'ensemble des sciences dont nous discutons régulièrement sur ce site. Citons dans des domaines différents l'archéologie cognitive, les neurosciences, I'intelligence artificielle … mais aussi la physique et la biologie. C'est ainsi que l'esthétique seule ne pourra expliquer pourquoi l'art pariétal semble avoir émergé tout armé vers 35.000 ans bp, sinon avant. Il ne peut manifestement pas s'agir d'art au sens où l'entendent les galeristes contemporains. (4).
Les recherches en esthétique étendue ainsi conçue prennent de plus en plus d'importance aujourd'hui, tant dans les pays anglo-saxons qu'en France. Elles associent désormais des scientifiques proprement dits et des créateurs ou même un public ayant suffisamment de compétences pour utiliser les concepts et les instruments des sciences de la complexité mises au service de la création.
J'ai précédemment présenté l'ouvrage "Dans l'atelier de l'art. Expériences cognitives", Champ Vallon 2010 (http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2010/jui/borillo.html) ainsi qu'un entretien avec son principal auteur Mario Borillo (http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/113/borillo.htm).
Ces deux livres présentent des caractères voisins. Ils regroupent des créateurs et des scientifiques. Ils proposent des recherches approfondies concernant la création artistique, la genèse des oeuvres, les implications de celles-ci sur les représentations du monde. Ils sont également, il faut le dire, d'une approche difficile qui exclura on peut le craindre la plupart des artistes et le grand public lui-même.
Si l'on fait cependant l'effort de pénétrer les propos des auteurs, on y constatera que la réflexion sur la création scientifique ne devrait plus pouvoir se passer de ce qu'enseigne l'histoire de la création artistique à travers les âges, et réciproquement. . On retrouve à l'oeuvre les mêmes processus et de ce fait, se posent les mêmes problématiques : que fut l'archéologie de la création ? comment devient-on créateur ? Comment les sociétés utilisent-elles la création ? …
Bien plus, la lecture des textes et des références rassemblés par ces deux ouvrages montre l'immensité du champ de recherche qui pourraient s'ouvrir, dans toutes les sciences de la complexité mentionnées, si l'on utilisait plus systématiquement l'expérimentation sur les oeuvres, sur les créateurs et sur ceux qui reçoivent et transforment les créations, d'un type de société à l'autre. La matière première est abondamment disponible, il ne manque que les bonnes volontés pour l'exploiter. Par ailleurs, l'expérimentation, avec les technologies aujourd'hui disponibles, notamment dans le domaine numérique, ne demande pas de moyens considérables.
Chacun, ou presque, s'il le voulait, pourrait passer en alternance du statut de créateur à celui de récepteur et de chercheur. Ce faisant, avec un peu d'efforts, il pourrait approfondir des domaines de recherche fondamentale très importants, mais jugés en général – telle la neuroesthétique - comme inabordables. Encore faudra-t-il que les promoteurs de ces recherches fassent les efforts nécessaires pour être lisibles par tous.
Commentaires
Au delà de leur intérêt propre, les domaines évoqués par ces trois initiatives fournissent matière à des réflexions communes intéressant la question posée ici : comment les cerveaux se représentent-ils le monde ?
Un premier point doit selon nous être précisé. Une telle question est de portée universelle. Elle ne concerne pas seulement les cerveaux humains. Elle devra donc être étendue à l'ensemble des cerveaux ou systèmes nerveux centraux de l'ensemble des organismes supérieurs. C'est ainsi que les animaux se construisent des représentations symboliques du monde se traduisant par des modules communicationnels échangeables, sous la forme de langages plus ou moins simplifiés, parfois assimilés à une forme de création artistique, qui ont depuis longtemps intéressé les recherches en linguistique, esthétique et psychologie cognitive évolutionnaire.
Par ailleurs, on doit rappeler qu'il convient dans certains cas de ne pas séparer artificiellement les individus et le groupe ou l'espèce au sein desquels ils communiquent, non plus d'ailleurs que les émetteurs de messages et les messages émis. Les uns et les autres constituent un ou plusieurs super-organisme qu'il faut dans certains cas étudier en tant que tels.
Ceci est particulièrement évident lorsque l'on considère, non plus des populations d'animaux supérieurs, mais des populations d'organismes monocellulaires ou de bactéries, qui communiquent entre eux par des échanges spécifiques. Pour de tels organismes – et dans une large mesure pour les humains qui les déchiffrent –, le contenu de ces échanges constitue des représentations ayant un effet déterminant dans l'évolution du monde global, au même titre que nos pensées ou nos travaux scientifiques.
Parmi les multiples autres questions posées par les travaux mentionnés dans la première partie de cet article, il nous semble que l'une d'entre elles éclipse toutes les autres par son importance. Nous nous limiterons à elle pour rester dans le cadre d'un tel article.
Il s'agit de savoir si les logiques et formes de pensée développées par les cerveaux humains en interaction avec ce qui nous semble être le monde macroscopique sont ou non inspirées, voire déterminées par les phénomènes ou structures profondes inhérentes au monde quantique. On dira que pour répondre à cette question, il faudrait être certain de connaître les règles de ce monde. La réponse généralement faite est que la physique quantique et les applications qui en sont données ont aujourd'hui atteint un développement suffisant pour que l'on puisse en traiter avec un minimum de sécurité, sous réserve du fait que, conformément au postulat "réaliste minimal" (kantien) qui fonde MCR, on admette l'existence d'un réel physique indépendant du psychisme humain, mais qui n'est pas connaissable "en soi". L'on ne traitera alors que de constructions « relativisées » s'exprimant - fondamentalement - par des formulations probabilistes.
Sous cette réserve, la plupart des scientifiques et épistémologues concernés par les sciences macroscopiques ne nieront pas le fait qu'eux-mêmes, comme nous tous, nous avons nécessairement des liens avec le monde quantique susceptible d'influencer chacun des atomes qui nous constituent. Mais il ne s'agit pas seulement de le dire. Il faudrait mettre en évidence des domaines où une telle influence se ferait sentir.
La question est de très grande importance. Nous avons abordé sur ce site quelques uns de ses aspects théoriques, en mentionnant les travaux, entre autres, de David Deutsch (6) Seth Lloyd (7) et JohnJoe Mac Fadden (8). Pour ces auteurs comme pour bien d'autres que nous ne citons pas ici, les mondes macroscopiques, y compris le monde biologique, sont régis par des processus relevant du calcul quantique, qu'il serait possible de mettre en évidence, à condition de les chercher. La mise au point, que certains espèrent proche, d'un calculateur quantique puissant devrait y aider.
Les sceptiques diront qu'il ne s'agit encore que d'hypothèses. Cependant, dans certains processus biologiques relativement simples, intéressant la fonction chlorophyllienne ou le fonctionnement de l'oeil, des chercheurs sont persuadés d'avoir détecté des mécanismes mettant directement en oeuvre des bits quantiques interagissant avec des atomes ou molécules biologiques (9). Quelques auteurs ont affirmé qu'il pourrait en être de même dans le cerveau, au niveau notamment des neurones supposés responsables de la formation de la conscience. Mais cette dernière hypothèse n'a pas encore été démontrée.
Finalement, et cela nous reconduit au thème principal de cet article, la représentation du monde macroscopique que se donnent spontanément (et généralement inconsciemment) les cerveaux humains devrait en principe se construire en s'appuyant sur les règles de la logique quantique. La logique mathématique n'en serait qu'une version artificielle (construite) et d'usage nécessairement limité. Ceci, indiquons-le en passant, rendrait non recevable l'affirmation « réaliste » de certains mathématiciens selon laquelle les mathématiques procéderaient de structures profondes de l'univers, qu'il leur appartient de redécouvrir. Quoiqu'il en soi, les logiques quantiques demeureraient indispensables non seulement à la découverte et la création en général, mais aussi dans certains domaines visant à élaborer des modèles technologiques à prétentions applicatives pleinement opérationnelles.
Ces considérations renforcent l'intérêt de promouvoir l'application de MCR à l'ensemble des connaissances établies et des processus nouveaux de conceptualisation ou de conception.
Notes
(1) Automates Intelligent (AI) publiera prochainement un document précisant les modalités de cette initiative.
(2) Le livre de Mioara Mugur Schächter que AI a édité par ailleurs "L'infra-mécanique quantique" (Ouvrage au format.pdf accessible en téléchargement gratuit) en donne une présentation qui fera ultérieurement l'objet d'une version destinée au grand public (voir http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2011/115/IMQ.pdf )
(3) Voir NewScientist http://www.newscientist.com/article/mg21128285.900-quantum-minds-why-we-think-like-quarks.html ainsi que http://www.newscientist.com/article/dn20866-quantum-logic-could-make-better-robot-bartenders.html
(4) Voir aussi notre dossier La création artistique. http://www.automatesintelligents.com/art/2009/sep/creationartistique.html
(5) Esthétique et complexité. Editions du CNRS.
Présentation par l'éditeur Depuis l’Antiquité, Art et Sciences ne cessent de nourrir une relation féconde et protéiforme. Aujourd’hui, alors que la science moderne triomphe, construisant chaque jour un appareil critique et expérimental de plus en plus complexe, les échanges se perpétuent et s’intensifient. Les interactions entre l’oeuvre d’art, son producteur et le "regardeur"sont devenus un sujet de recherches fondamental de ce début de siècle. Nous souscrivons pleinement à cette analyse. Disons seulement qu'un tel ouvrage aurait besoin, pour être pleinement lisible, de s'appuyer sur des illustrations animées multimédia présentées dans un site associé. |
(6) David Deutsch "L'Etoffe de la réalité " http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2004/jan/deutsch.html
ainsi que "The beginning of infinity" http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2011/juin/beginninginfinity.html
(7) Seth Lloyd "Programming the Universe - A quantum computer scientist takes on the Cosmos"
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2006/avr/lloyd.html
(8) JohnJoe Mac Fadden "Quantum evolution" http://www.automatesintelligents.com/edito/2002/avr/edito.html. Voir aussi http://www.automatesintelligents.com/interviews/2002/mai/mcfadden.html )
(9) Voir notre article "Processus quantiques interagissant avec des organismes biologiques" http://www.automatesintelligents.com/labo/2009/jan/algueverte.html