Corps augmenté : rêve bionique ou cauchemar prométhéen ?

par Gérard Ayache
jeudi 20 juillet 2006

Matthew Naggle est un jeune Américain de vingt-six ans qui eut la malchance de recevoir un coup de couteau dans le cou lors d’une vulgaire bagarre de rue. Il resta tétraplégique. Son nom ne demeurera pas dans les annales des innombrables faits divers de ce genre. En revanche, Matthew Naggle est le premier être humain à commander un ordinateur par la pensée. Il est le premier homme à établir une connexion entre neurone et électron.

Il ne s’agit pas de télépathie, mais d’une prouesse technologique dévoilée par la revue Nature du 13 juillet dernier. Un composant électronique de quatre millimètres de côté, hérissé de 100 électrodes, a été implanté dans la région de son cerveau qui commande les mouvements volontaires. Ce composant capte les signaux électriques des neurones et les transmet, par l’intermédiaire d’un câble branché sur le crâne du jeune Américain, vers des ordinateurs qui analysent l’influx nerveux et le traduisent en pixels animés. Par la pensée, Matthew Naggle est capable de déplacer un curseur sur un écran d’ordinateur et de commander les mouvements d’une main et d’un bras artificiel. Les chercheurs qui ont réalisé cette prouesse estiment n’être qu’au début d’un rêve : celui de commander directement les muscles du tétraplégique grâce à ses signaux cérébraux.

L’intérêt médical d’une telle expérimentation est immense. Renouer les liens désaccordés ou brisés entre l’esprit et le corps, entre le réel et le virtuel, par l’intermédiaire d’un appareillage électronique, ouvre des espoirs à tous ceux pour qui, comme Matthew Naggle, il ne reste plus que leur activité cérébrale pour survivre.

Cette nouvelle mérite toutefois qu’on dépasse l’euphorie de la découverte scientifique et médicale, et qu’on s’interroge sur la nature étrange de cette hybridation entre technologies et corps humain. Il est vrai que notre époque a ceci de spécial : elle a fait naître des entités hybrides, situées entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. L’informatique a bouleversé les règles du jeu en travaillant une chaîne de modélisation intermédiaire entre l’objet et la pensée ; ce faisant, elle a libéré le virtuel, jusqu’alors prisonnier de la seule et simple activité imaginaire.

La virtualisation des objets conduit à l’invention de nouvelles modalités pour les définir et les animer, créant ainsi un nouvel espace perceptif où voir, parler, bouger, sentir, ressentir, se déplacer... recomposent la nature même de leurs opérations. Le virtuel crée un état étrange, où la pensée n’est plus représentation mais présentation, où elle n’est plus idée mais fonction. Le vocabulaire fait défaut pour évoquer cet état, source certaine de confusion. Cette dichotomie pose non seulement des questions de savoirs, mais aussi d’éthique ; elle appelle en effet des questionnements sur la primauté du virtuel sur le réel, de la pensée sur l’objet, de la machine sur l’homme, etc. Le virtuel apparaît ici comme une nouvelle dimension du réel, non pas destinée à le remplacer, mais à l’envelopper d’une extension, d’une couche de possibles qui ne sont plus imaginaires mais concrets par la pensée.

L’information numérique, par les langages, était extérieure à l’homme. Avec le virtuel, l’homme, dans son corps, est devenu support d’information. Corps d’emprunt dans les avatars des jeux vidéo et des réalités virtuelles, corps augmenté par ajout d’organes périphériques comme les pilotes de chasse, les chirurgiens, mais aussi tous ces passants que l’on voit dans les rues, munis d’un étrange artefact -leur téléphone mobile- comme greffé à leur oreille, corps interactivé en plate-forme d’information biométrique, corps connecté physiquement et mentalement à d’autres corps du réseau.

Le corps, virtualisé, échappe à sa réalité et aux frontières de son organisation biologique. Le corps virtuel, c’est le fantasme du Golem, c’est aussi le monde des robots et des androïdes. Longtemps cantonné dans l’imagination des auteurs de science-fiction, ces domaines investissent les laboratoires de recherche du monde entier. Le monde occidental, depuis longtemps déjà, approche la robotisation sous l’angle industriel d’amélioration de la productivité et d’allégement des tâches pénibles du travail humain. Les chaînes de montage de tous les secteurs industriels sont automatisées, robotisées. Le robot remplit des fonctions techniques et mécaniques. Sous d’autres horizons et d’autres cultures, le robot prend une autre dimension. Au Japon, la recherche en robotique travaille sur des machines capables de remplir des fonctions anthropoïdes. Le Japon, détaché par sa culture et sa religion du tabou du Golem, n’est pas limité intellectuellement ni éthiquement dans la reproduction de plus en plus parfaite de l’être humain. Des robots accompagnateurs, nouveaux confidents virtuels, voient le jour dans les centres de recherche d’Honda, de Mitsubishi ou de Sony.

Dans le domaine artistique, les robots danseurs apparaissent sur les grandes scènes chorégraphiques. De nombreuses expériences sont menées, fruits de la collaboration d’artistes chorégraphes et d’ingénieurs en cybernétique. Elles révèlent à la fois l’attraction et la répulsion que peuvent représenter les technologies de substitution du corps pour des artistes dont le corps est le moyen sacré d’expression et de créativité. Les danseurs n’hésitent plus aujourd’hui à laisser leur corps se faire absorber par la machine. L’expérience du chorégraphe Marcel Li Antunez et de son exosquelette est intéressante à cet égard : le danseur est « incarcéré » dans un robot dont les mouvements sont dictés notamment par ceux du public. L’interactivité produite pose pour l’artiste le problème de la double contrainte douloureuse : celle de l’homme sur l’homme, mais aussi celle de la machine sur l’homme. D’autres artistes explorent le champ du dédoublement du corps, créant des performances où le corps des danseurs est tout à tour, mais aussi simultanément, réel et virtuel.


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