Cosmologie quantique, boucles ou cordes, la fin du monde moderne est-elle en vue

par Bernard Dugué
jeudi 19 décembre 2013

Les grandes révolutions scientifiques ne se font pas en quelques années et prennent parfois plus d’un siècle pour s’affirmer. Dans un article consacré au développement inachevé de la cosmologie quantique, Carlo Rovelli se plait à souligner que 144 années séparent la publication du « De Revolutionibus » de Copernic et l’édition des « Principia » de Newton (http://fr.arxiv.org/abs/gr-qc/0604045). Pendant cette longue période, la compréhension du cosmos a complètement changé, entraînant dans son sillage des notions nouvelles ainsi qu’une sémantique inédite servant à discourir sur la nature. Le philosophe Alexandre Koyré a analysé de près ce changement de vision opérée entre la fin de la Renaissance marquée par les figures de Nicolas de Cues et Copernic et ce qu’on peut désigner comme l’aurore de la Modernité avec la grande figure de cette époque, le génial Newton. Le monde est passé de l’univers clos médiéval à l’univers infini moderne, pour reprendre le titre du plus célèbre ouvrage de Koyré.

L’enseignement majeur à tirer de ces réflexions, c’est que la science, qu’elle soit antique, médiévale ou (et surtout) moderne se fait en corrélation avec un changement de vision du monde que portent en général les « savants » puis les « sachants », autrement dit ceux qui savent et comprennent. Le principal résultat de la physique moderne après Newton s’expose en une formule : le monde est calculable. De plus, le monde est fait de masses, de forces, d’énergies, de champs, d’actions et réaction, de mouvements, de figures, le tout avec des lois mathématiques qui régissent les phénomènes. La physique moderne est pour l’essentiel une phénoménologie. Je laisserai de côté pour l’instant cette autre révolution scientifique initiée par Darwin et adossée à une nouvelle compréhension du temps au milieu du 19ème siècle. L’histoire de la biologie risque de surprendre autant sinon plus que celle de la physique à laquelle je consacre ces quelques modestes lignes. En exposant des points précis.

I. Mécanique quantique (MQ) et cosmologie relativiste (GR), deux nouvelles physiques nées au début du 20ème siècle. Il se passe quelque chose dans le monde de la physique contemporaine. Comme se plaît à le souligner à dessein Rovelli, la physique moderne a été ébranlée au début du siècle précédent par deux grandes révolutions postérieures au déclenchement de la Grande Guerre. La cosmologie relativiste d’Einstein et la mécanique quantique. 1917 et 1927, deux dates importantes. Et une révolution inachevée, voire deux.

II. MQ et GR, deux physiques, mais aussi deux enjeux fondamentaux. Les savants du 20ème siècle ont vite compris que la Mécanique quantique offrait une image de la nature irréconciliable avec celle de la physique classique du 19ème siècle héritée de Newton. Le monde quantique nous est devenu étranger et surtout étrange. Les réalités quantiques, si elles existent, ne collent pas avec le sens ordinaire. La cosmologie relativiste adhère avec une vision ordinaire du cosmos étendu mais elle décrit autre chose que la mécanique de Newton. L’espace-temps n’est ni euclidien ni absolu. De plus, il possède une structure (donnée par plusieurs métriques possibles). De cette situation nouvelle découle un enjeu ontologique, celui d’élaborer une nouvelle vision de la nature et du cosmos reposant sur la signification physique de la MQ et la GR. Un autre enjeu passionne les physiciens depuis 1927. Cet enjeu est de nature épistémologique. Il concerne l’unification de la physique quantique et de la cosmologie relativiste. Et c’est une histoire compliquée qui commence vers le milieu du 20ème siècle mais qui n’est pas encore achevée en 2013.

III. La cosmologie quantique. Les physiciens ont constaté une incompatibilité entre les deux physiques, ce qui conduit à concevoir une physique qui synthétise en les dépassant les deux branches à moins qu’il faille admettre que ces deux branches sont étrangères, ce qui en adoptant une sorte de « minimum syndical ontologique » revient à penser que la nature est dédoublée en deux mondes dont les lois et principes ne sont pas transposables d’un monde à l’autre. Mais si le monde quantique et le monde cosmologiques sont distincts, ils n’en sont pas moins raccordables. Il serait impensable d’envisager que la nature étudiée par la physique quantique puisse être complètement étrangère à celle formalisée par la cosmologie relativiste. Ce qui conduit à envisager l’existence de deux univers ontologiques découverts avec une science élaborée par les hommes mais que l’on peur raccorder ou alors l’existence d’un seul univers qui selon la manière de l’étudier, conduit à des théories divergentes.

IV. La divergence épistémologique et le rôle de l’homme. En supposant l’unicité de l’univers, on peut imaginer que l’incompatibilité entre MQ et GR soit causée par le dispositif d’expérimentation façonné par l’homme. Une interprétation ordinaire de la MQ dit qu’avec l’observation, le dispositif expérimental influence la mesure. On peut être plus radical et supposer qu’en étudiant le monde quantique, l’homme n’étudie pas la nature telle qu’elle est mais une sorte d’univers phénoménologique construit à l’interface de la Nature et de l’Homme, autrement dit la matière qui est découpée finement. Avec parfois des énergies colossales, ce qui permet d’observer d’étranges particules. Cette situation de divergence peut se résumer ainsi. La mécanique quantique serait une phénoménologie derrière laquelle on cherche une ontologie. La cosmologie reposerait sur une ontologie dont on cherche une phénoménologie. Au final, la cosmologie quantique (dans la version boucles) consisterait à appliquer à l’ontologie du cosmos la phénoménologie quantique. Ce n’est qu’une manière de voir parmi d’autres. De plus, la multiplicité des théories ne facilite pas la tâche de compréhension de l’univers.

V. Une situation bien compliquée. Admettons l’idée de deux mondes. Le monde quantique n’est pas décrit par une seule théorie, celle dite orthodoxe et consignée en 1927. Le cosmos est décrit par les équations d’Einstein mais il existe bon nombre de solutions. Par ailleurs, ces équations déterminent non seulement le phénomène gravitationnel mais aussi la structure de l’espace-temps. On est loin de l’époque classique avec une seule théorie, celle de Newton, ou disons deux avec la mécanique rationnelle. Je laisse de côté la thermodynamique. Cette multiplicité des théories physique a considérablement brouillé l’image de la nature.

Le monde quantique est donc décrit par quatre ou cinq théories auxquelles s’ajoute la MQ relativiste et son équation de Dirac. Dans la théorie quantique, les observables constituent l’ensemble des phénomènes. Les particules sont alors la « substance » des observables. Mais il y a aussi les particules que l’on observe, avec les trois interactions fondamentales. D’où l’existence d’une autre physique qui si elle utilise le formalisme quantique ne se réduit pas à la MQ. C’est la physique des particules. Avec d’autres formalismes décrivant les champs quantifiés. La QED pour l’interaction électromagnétique, la QCD pour l’interaction forte, le modèle standard unifiant les forces électromagnétique et faible. Le champ quantifié décrit une situation globale dans laquelle les particules sont des éléments singuliers, interprétables comme manifestations du champ.

VI. Théorie du Tout et cosmologie quantique. D’audacieux physiciens projetèrent d’élaborer une théorie complète capable de contenir la gravitation et les trois interactions particulaire. C’était le rêve d’une théorie du Tout formulé dans les années 1980 une fois le modèle standard achevé. La théorie des cordes répond à cet enjeu mais ne semble pas aboutir. Une option plus raisonnable mais aussi ambitieuse vise à formuler la cosmologie dans un cadre quantique. C’est la voie de la gravitation à boucle, élaborée notamment par Lee Smolin et Carlo Rovelli. Cette option ne vise pas la théorie du Tout. Son objectif étant de trouver une théorie quantique des champs qui contienne la gravitation ou inversement. D’importants résultats théoriques ont été obtenus (Rovelli, Loop quantum gravity, the first twenty years, Classical and quantum gravity, 2011). L’espace-temps dans la « gravitation à boucle » n’est pas continu, il est discrétisé, quantifié. Le champ de gravitation devient un opérateur (ce qui illustre l’idée ci-dessus à propos d’une application de la phénoménologie quantique à la l’ontologie relativiste). Enfin, la gravitation à boucle n’inclut pas la physique des particules. Au contraire, la théorie des cordes tente de raccorder la gravitation aux trois interactions particulaires. Son objectif est plus audacieux mais sans doute irréalisable et comme le souligne Rovelli, il vaut mieux avancer sûrement avec des ambitions modestes et des résultats intermédiaires. En un mot, la gravitation à boucle c’est le cosmos quantifié sans les particules, alors que la théorie des cordes, c’est les particules dans un cosmos imaginaire (avec plus de quatre dimensions). En fait, les boucles sont devenues des graphes et des réseaux de spin, alors que les branes ont remplacé les cordes, jouant de rôle d’éléments singuliers.

VII. Les mystérieux trous noirs. La cosmologie relativiste permet de construire le trou noir comme « objet gravitationnel ». Rien ne s’échappe du trou noir, même pas la lumière. Mais le trou noir n’est pas un objet informe, loin s’en faut. Le trou noir possède une surface, une entropie, il retient l’information dans l’univers et possède une structure. Le trou noir stationnaire est théoriquement possible mais en règle générale, un trou noir est dynamique car il échange de l’énergie et de l’information avec le milieu dans lequel il « baigne ». Si le trou noir fait l’objet d’une attention spéciale de la part des physiciens, c’est parce qu’il est un point de rencontre entre thermodynamique, MQ et GR. Par exemple, la gravitation à boucle permet de calculer l’entropie avec la formule classique dérivée de Boltzmann car la quantification de l’espace-temps fait que le nombre de « complexions » du trou noir n’est pas infini. D’autres résultats importants concernent l’interprétation de l’entropie du trou noir comme une entropie d’entanglement, notion découlant de la MQ et qu’on peut traduire par intrication. Deux particules ayant interagi sont en relation informationnelle.

A ce stade, on doit mentionner les résultats obtenus avec le principe holographique dans le contexte des cordes ou plus précisément, des branes, avec notamment Leonard Susskind et Juan Maldacena et la correspondance AdS/CFT que nombre de spécialistes en cosmologie quantique jugent importante alors que Rovelli n’est pas convaincu, préférant se pencher sur l’entropie d’entanglement dans le trou noir et le lien avec la gravité, problématique qu’il éditera prochainement dans un numéro spécial d’une revue consacré à la cosmologie (Rovelli, communication personnelle). Ce qui montre le déplacement du statut de la gravité vers une « ontologie de l’information et de l’entropie ».

VIII. La physique contemporaine a donc produit des résultats surprenants. Une chose semble acquise, c’est l’abîme grandissant entre les formalismes mathématiques et un sens, ou disons une image physique issue du sens commun. Avec comme conséquence rigoureuse l’impossibilité de raccorder les cosmologies quantiques avec une ontologie primitive et de considérer ces physiques comme des phénoménologie. L’image brouillée issue de la GR et MQ est encore plus voilée dans le contexte de l’achèvement de la cosmologie et peut-être de la MQ.

Une nouvelle vision de la nature et du cosmos émerge actuellement derrière ce brouillard. L’entropie et l’information sont au centre de cette vision mais avec une refonte complète des dispositifs mathématiques, phénoménologiques et ontologiques. Ce n’est pas tout. Les résultats de la cosmologie quantique semblent représenter une réalité différente de l’étendue phénoménale moderne. Je ne peux pas en dire plus, ayant quelques idées en vue mais pas assez nettes.

Juste une métaphore assez parlante. La vision monoculaire livre une perception en deux dimensions. La vision binoculaire permet, par la superposition des images produites par les deux yeux, une vision tridimensionnelle. Imaginons maintenant deux images du monde, celle obtenue à partir des mécaniques quantiques avec les détails de la structure élémentaire de la nature, puis celle de la cosmologie relativiste standard (en ajoutant l’information comme élément subsidiaire et révélateur). En superposant ces deux images, on obtient un raccordement qui fait apparaître une nouvelle « dimension » du réel ou même un élément supplémentaire du réel. C’est cette dimension que je cherche actuellement et qui si l’idée se précise, risque d’entraîner le basculement de la vision du monde, à l’instar du monde infini ayant succédé au monde clos médiéval. La Modernité aura alors fait (épuisé) son temps.

Le changement de compréhension du monde matériel et du cosmos aura certainement des conséquences sur la théorie du vivant et de l’évolution. Difficile de préciser en quelques lignes le tournant des choses. Disons que la cosmologie quantique ouvre vers une vision inédite de la nature et que le vivant étant plongé dans cette nature et fait de cette nature, alors la vie prend une autre dimension, un autre sens. Les failles du darwinisme pointées par Nagel seront comblées par un nouveau dispositif qui incorpore la phénoménologie, l’ontologie et une certaine conception de la téléologie. Tout est dit mais rien n’est établi. Et c’est tant mieux car le rôle et l’essence du savant est de chercher, et trouver les compréhensions du monde après la Modernité. Le changement de vision opéré depuis 1927 nécessitera encore une ou deux décennies pour être accompli et deux décennies de plus pour être entériné.

Liens utiles

 http://fr.arxiv.org/pdf/1012.4707

http://fr.arxiv.org/pdf/gr-qc/0604045


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