En finir avec le gène, cet objet épistémologique aux contours variables
par Bernard Dugué
mercredi 7 septembre 2011
Le gène n’est pas un objet ordinaire, aux contours nets, aux propriétés définitivement connues et assignées. C’est au contraire un objet épistémologique dont les définitions et propriétés ont évolué dans le temps. De plus, un généticien n’a pas besoin de connaître parfaitement la « nature » du gène. Il lui suffit de maîtriser les techniques contemporaines permettant de repérer, séquencer et manipuler des morceaux d’ADN de tailles diverses. En fait, selon l’intention épistémologique choisie, la notion de gène est susceptible de varier sensiblement. Car le gène est au centre de plusieurs champs épistémologiques qui ne se recouvrent pas entièrement. Comme l’ont constaté d’éminents philosophes de la biologie, le 20ème siècle a vu proliférer les notions de gène (Reinberger, Müller-Wille, Gene, Stanford Encyclopedia Philosophy, 2005). Ils citent les analyses de Jean Gayon selon lequel les différentes options épistémologiques choisies ne sont pas des choix effectués par les généticiens ; mais s’insèrent logiquement dans leurs pratiques et découlent des stratégies employées dans leurs recherches.
A l’origine, le gène fut inventé dans le sillage des études de Mendel comme l’instrument de l’hérédité. Le gène est ce qui permet de transmettre de génération en génération des caractères spécifiques. Il était dès lors facile d’extrapoler et de faire reposer la totalité des caractères phénotypiques sur une batterie de gènes, puis d’invoquer les mutations géniques comme ressort de l’évolution des espèces. L’histoire du gène va néanmoins basculer et prendre une définition toute autre, physico-chimique puis informationnelle. La découverte de l’ADN puis les premières analyses des éléments du « langage génique » devenu code génétique, on fourni une image assez précise du gène, celle d’une succession de nucléotides portant une des quatre bases (ATGC). Les décennies 1960 et 1970 ont vu l’aboutissement de ce que les biologistes ont nommé le dogme central de la génétique. Pour un biologiste moléculaire, un gène n’est plus tellement le véhicule de l’hérédité ou un des ressorts de l’évolution mais une sorte de phrase du langage génétique qui code pour une ou plusieurs protéines, celles-ci étant alors les éléments fonctionnels et moléculaires expliquant les propriétés anatomiques et physiologiques de l’organisme. Cette notion de gène dépend largement comme on le comprend des méthodes utilisées pour l’analyser. Par la suite, le gène a épousé une notion informationnelle en rencontrant la biologie du développement, si bien qu’un gène a été pris comme un élément de code informatique biologique dont la juxtaposition forme le programme génétique à partir duquel l’organisme se développe. Chaque gène porte en lui une instruction tout en étant régulé par le produit d’autres gènes. Il peut aussi être corrélé à une pathologie. Et pour finir, le gène a été pris comme élément de comparaison servant à tracer les arbres phylogénétiques, mais aussi comme l’un des ressorts de l’évolution et enfin, comme le produit de l’évolution si l’on suit les propositions de Dawkins sur ce sujet. Le gène est donc un objet épistémologique à géométrie variable, loin des notions physiques nettement définies comme la masse ou l’énergie. S’il en est ainsi, c’est que le vivant est extrêmement complexe.
En fait, le gène fait l’objet d’une double insertion épistémologique. Premièrement en tant que composant matériel impliqué dans un mécanisme ou même acteur d’un mécanisme. Deuxièmement, en tant que vecteur d’une fonction plus globale. En règle générale, c’est l’expérimentation qui permet d’étudier et de définir les mécanismes alors que la réflexion (le jugement synthétique dirait Kant) relie des mécanismes à des fonctionnalités, voire même des finalités inhérentes à la « nature vivante ».
(a) Le gène comme élément d’un patrimoine génétique. On a découvert il y a plus d’un siècle que des caractères pouvaient se transmettre selon des lois bien spécifiées. Mendel, gènes, dominants, récessifs, hybridation, allèle, lignée, tout un vocabulaire bien connu. Le mécanisme étudié, c’est la présence ou l’absence de caractères phénotypiques hérités des lignées parentales. Le gène est apparu alors simplement comme l’élément biologique qui permet la transmission d’un caractère défini et par extrapolation, la notion de patrimoine génétique a été construite. Première notion du gène, celle d’une pièce élémentaire transmise de génération en génération pour pérenniser un ensemble de caractères phénotypiques. La découverte de l’ADN et des gènes analysés comme de séquence de bases n’infirme pas, bien au contraire, cette notion de patrimoine
(b) Les progrès de l’analyse moléculaire ont ouvert la voie vers un nouveau paradigme plaçant le gène au centre d’un dispositif mécanique aux contours précis. Plusieurs découvertes ont été regroupées. D’abord celle désignée comme le dogme central de la génétique. Un gène code pour une protéine. Ensuite, grâce au modèle bactérien, la régulation du gène a été établie par Monod et ses confrères. C’est l’âge d’or pour ainsi dire du paradigme cybernétique et moléculariste. Le gène produit, sous le contrôle d’un ou plusieurs régulateurs, des protéines permettant à la cellule de déployer des réponses physiologiques ainsi qu’une superstructure formées d’édifices macromoléculaires. Le champ d’étude n’est plus la transmission de caractères mais le comportement d’une bactérie dans un milieu à la composition chimique variable. Il est donc naturel que le gène apparaisse comme un nouvel objet épistémologique. Un objet rationnellement élaboré en relation avec des méthodes d’étude, des modèles et un cadre conceptuel général, celui de la mécanique cybernétique avec une dualité phénotype génotype en filigrane.
(c) Le croisement des analyses génétiques et de la biologie du développement a fourni un troisième objet épistémologique pour le gène. Ce n’est plus l’allèle, ni l’opéron sur le gène du métabolisme du lactose qui fait figure de symbole paradigmatique mais une catégorie de gène, celle des homéogènes, censés réguler la formation des membres, des insectes aux mammifères. Ces gènes sont exprimés dans le développement des animaux. Les généticiens leur attribuent une place centrale dans le programme de développement. Ce qui s’inscrit dans le paradigme des gènes conçus comme des lignes de programme hiérarchiquement organisées. Ce paradigme s’inscrit également dans le tournant épistémologique de l’information hérité des travaux de Shannon puis renforcé par les progrès de l’informatique et des softwares écrits par d’habiles concepteurs. L’ADN contiendrait ainsi un software d’une incroyable complexité capable de coder toutes les opérations moléculaires et cellulaires conduisant de l’œuf fécondé à l’organisme complet.
(d) Le quatrième objet épistémologique construit autour du gène est d’un genre spécial puisqu’il émane de la prise en compte d’un immense champ d’étude, celui de l’évolution et de la spéciation. Avec plusieurs millions d’espèces présents sur cette terre, il y a du pain sur la planche pour les biologistes des populations, spécialistes munis de deux outils d’apparition récente. D’un côté les technologies de séquençage de l’ADN et de l’autre les subtilités des programmes informatiques permettant de fournir des éléments statistiques sur les similitudes et les divergences présentes dans les génomes d’espèces mais aussi les gènes spécifiques dont on connaît les traductions moléculaires. La méthode utilisée prête à controverse, notamment dans sa forme, avec des statistiques présentant des traits arbitraires mais aussi dans sa finalité, d’aucuns arguant que la génétique des populations tend à servir de matière séquentielle pour nourrir les programmes informatiques. Néanmoins, les données fournies ont permis de tracer quelques corrélations confirmant que plus les espèces sont rapprochées, plus leurs gènes présentent des similitudes. Ce qui montre que l’information génétique se différencie au cours du temps mais se conserve aussi, notamment au niveau des gènes codant pour des protéines jugées importantes. Par exemple les histones, protéines nucléaires codées par des séquences très conservées, à l’opposé du fibrinopeptide, protéine de surface dont le gène a rapidement évolué (Kimura)
Le gène conçu comme un allèle produit par l’évolution est certainement la version la plus abstraite, la plus éloignée de l’ontologie du vivant, parmi les quatre objets géniques ici présentés. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir l’apparition de ce « gène-évolution » dans une conception étrange où le gène devenu égoïste devient aussi un objet ontologique ou presque. Le gène y acquiert la figure de l’éternité, devenu objet défiant la temporalité de la genèse et la mort, perdurant de génération en génération, d’espèce en espèce.
(e) Le gène qui détermine un caractère ou une pathologie. Les années 1990 ont été la décennie des maladies génétiques et des espérances de thérapie génique. La conception mécaniste et déterministe du gène a trouvé son point le plus élevé. Mais les généticiens ont déchanté après les échecs de la thérapie génique, preuve que le paradigme mécaniste a ses limites, tout comme le dispositif opératoire qui peut se prévaloir de rares succès. L’objet épistémologique du « gène déterminant » a ainsi guidé des recherches ayant trouvé leurs limites. Ce qui n’empêche pas ces mêmes recherches de se poursuivre, les scientifiques étant certains qu’il faut traquer, quel qu’en soit le coût, toutes les corrélations entre un trait phénotypique, voire une pathologie, et la présence d’un segment génique spécifique, avec une séquence altérée ou bien une présence en surnombre (ou l’inverse). On ne dénombre plus les études ayant trouvé des corrélations entre un gène et une prédisposition à telle ou telle pathologie. A souligner également le champ des organismes génétiquement modifiés qui lui aussi, est tributaire de ce mini paradigme lié au gène déterminant.
(f) Conclusion sur le gène comme objet problématique. D’abord, un constant évident, le gène est un objet rationnel dont l’efficace dépend de ce que les scientifiques étudient. De plus, si l’on suit les observations finales de Reinberger et Müller-Wille évoquant les investigations philosophiques sur la génétique, alors deux chemins de pensée mettent en porte-à-faux la conception du gène couramment utilisée à la fin du 20ème siècle. D’abord cette notion d’information qui dès son introduction, fut critiquée par quelques scientifiques arguant qu’une séquence de nucléotides ne contient pas les informations que manipule son produit, qu’il soit une protéine structurale ou bien un enzyme. Autrement dit, on ne peut en aucune manière déduire à partir d’une séquence génique quelle sera la fonction précise des réactions enzymatiques catalysées, avec les molécules réagissantes, ou alors dans quel édifice structural, membrane, myofibrille, microtubule, etc. elle se placera pour concourir à la superstructure définitive dans l’organisation cellulaire. Tout ce qu’on peut prédire à partir d’un gène, de ses exons et ses introns, ce sont les séquences d’acide aminé qui constituent la protéine traduite. Mais ce n’est qu’une fois la chaîne d’acides aminés en disposition tridimensionnelle que celle-ci devient fonctionnelle. La question de l’information n’est plus associée aux gènes mais aux mécanismes épigénétiques qui eux, véhiculent les informations permettant à la cellule et à l’organisme de fonctionner. Si le paradigme informatique doit encore être utilisé, c’est non pas en l’appliquant aux gènes mais à l’ensemble des processus épigénétiques. Reste à savoir d’où viennent les signaux commandant l’ensemble. Qui est le chef d’orchestre ?
Autre point de critique entrelacé avec le précédent, celui du gène pris comme un déterminant majeur, exécutant ultime, de la vie. Les découvertes successives n’ont fait qu’écorner ce paradigme génétiste qui pourtant a bien résisté alors que l’ « objet gène » fonctionne encore comme stéréotype chez la plupart des généticiens. Pourtant, il est de plus en plus difficile de statuer sur la nature génique ou non d’une séquence d’ADN. Les résultats les plus récents vont dans ce sens en montrant que les séquences non codantes sont transcrites et que ce transcriptome est même capable de réguler la destination des cellules souches (voir précédemment le par. sur les ARN intergéniques de longue taille). Il apparaît donc clairement que le gène représente un objet épistémologique qui sert de guide, d’orientation, de signal puissant permettant de baliser la route vers les expériences et leurs interprétations. Mais hélas, le gène n’a pas un statut « réel » au sens philosophique. Il n’est pas un élément ontologique du vivant. C’est plus une sorte de carte conceptuelle à géométrie variable permettant de signaler où se situe le scientifique dans son investigation génétique. Selon ce que cherche le biologiste, le gène se diffracte en offrant un aspect épistémologique ajusté au mode opératoire du chercheur.
Le gène reste donc un « objet vivant mal identifié ». Il n’a pas de statut ontologique. Les gènes ne contiennent pas le programme de la cellule, ni celui de l’organisme. Ils sont des objets épistémologiques ayant émergé des recherches biologiques et moléculaires et servent d’orientation à ces mêmes recherches. Les secrets du vivant restent au-delà du séquençage de l’ADN et des gènes. Pour le dire autrement, il existe une tension entre l’explication du vivant et l’expérimentation génétique. Le gène est un objet épistémologique éclairant la pratique scientifique qui en quelque sorte, cherche à produire des résultats en plaçant ses instruments technologiques là où c’est « rationnellement éclairé », à l’image du type cherchant ses clés sous le lampadaire. De ce fait, l’explication du vivant reste dans l’ombre car il n’y a pas d’objet ontologique pour éclairer l’entendement.