Etudier les marges passives pour retracer l’histoire de la Terre ?

par Christophe Agnus
jeudi 23 novembre 2006

J’ai reçu une information très intéressante de l’Ifremer, sur un projet qui commence. Je vous le livre ici dans ses principaux points. Les textes en italiques sont de Nautilus.

Le 22 novembre, le navire de l’Ifremer L’Atalante appareillera de Toulon pour le départ de la campagne Sardinia. Au programme : l’étude de la formation des marges passives continentales et d’une séquence sédimentaire particulière commune à l’ensemble de la Méditerranée. Les résultats de cette mission serviront également à déterminer la position d’un futur forage ultra-profond.
Les marges proviennent de la rupture des continents ou de leur collision. On distingue deux types de marges : les « actives » et les «  passives ». Les marges actives sont des frontières de plaques de type subduction (lithosphère océanique plongeant sous une autre lithosphère océanique ou sous une lithosphère continentale). Ces marges sont dites actives parce qu’elles sont situées à la frontière de deux plaques convergentes et qu’elles sont le siège de phénomènes géodynamiques intenses, se manifestant par des séismes et des volcans. Les marges passives bordent les continents, elles se situent au niveau de la transition entre la croûte continentale (35 km d’épaisseur) et la croûte océanique (7 km d’épaisseur). Elles sont originaires d’un mouvement de divergence. La marge correspond donc à l’une des deux épaules du rift qui a initié l’ouverture océanique (l’autre épaule du rift, la marge homologue, étant de l’autre côté de l’océan).

Pourquoi étudier les marges passives ?

Les marges passives permettent de retracer l’histoire de l’ouverture océanique. Leur étude est donc essentielle à la compréhension de la formation des océans et des continents. Par ailleurs, ces zones au-delà du plateau continental, sont riches en découvertes scientifiques ou ressources potentielles (volcans de boues, coraux profonds, canyons sous-marins, zones de pêche, richesses en hydrates de gaz, ressources pétrolières, etc.). La compréhension des processus de transport - puis de dépôt - des sédiments des zones côtières vers les bassins profonds est sans doute l’une des clés pour expliquer la formation des réservoirs pétroliers au pied des marges continentales. Pour qu’un gisement pétrolier existe, des conditions géologiques particulières doivent être réunies : existence d’une roche mère riche en matière organique, maturité suffisante liée à la thermicité, migration des hydrocarbures vers des réservoirs potentiels et enfin, une « couverture  » piégeant les fluides gazeux ou huileux. Autant de processus que seules les études structurales et géodynamiques permettent de mieux cerner. Car même si le pétrole n’est pas, et de loin, la source d’énergie idéale d’un point de vue environnemental, il paraît étonnant que l’on puisse trouver des sources d’énergies suffisantes pour s’en passer avant une cinquantaine d’années (Nautilus, dans son n°1, a consacré un dossier aux énergies renouvelables maritimes). En attendant, il faut bien en trouver un peu... Et l’offshore représente aujourd’hui le tiers de la production pétrolière mondiale. Pour l’essentiel, les hydrocarbures sont extraits par quelques centaines de mètres de profondeur. Mais pour découvrir de nouveaux gisements, les industries pétrolières orientent actuellement leurs prospections vers les forages de grandes profondeurs. Or, les modèles thermiques existants ne fournissent qu’une image approximative de la réalité. Des modèles thermiques plus précis sont donc nécessaires pour appréhender les mécanismes de formation du pétrole. La mise au point de ces modèles fait partie des objectifs de la campagne Sardinia.

La Méditerranée occidentale, du golfe du Lion à la marge sarde : un laboratoire exceptionnel

La campagne Sardinia s’intéressera plus particulièrement à la genèse du bassin sédimentaire compris entre les marges du golfe du Lion et la marge sarde occidentale. Siège d’une quantité exceptionnelle de données, cette zone constitue en effet un laboratoire naturel unique pour étudier les mécanismes de formation des marges passives. D’une part, il s’agit de marges homologues jeunes à l’échelle géologique (- 30 millions d’années) pour lesquelles une quantité importante de données stratigraphiques et géophysiques sont disponibles. D’autre part, le golfe du Lion représente un segment d’une marge continentale passive jeune, dont le gradient de pente est particulièrement faible et où les sédiments sont bien préservés, facilitant ainsi l’observation précise de sa structuration et l’analyse détaillée de sa couverture sédimentaire. La marge homologue, située en Sardaigne, est accessible et peu éloignée, ce qui permet d’avoir l’image entière du système. Peu de marges passives ont cet avantage, hormis les marges de la Mer rouge. Par ailleurs, les marges de la Méditerranée occidentale portent la marque d’une crise géologique majeure qui a touché l’ensemble de cette mer, la “crise de salinité” messinienne survenue à la fin du Miocène. Lors de cette crise, la Méditerranée a été transformée, au moins épisodiquement, en vastes bassins sursalés. Là encore, la largeur de son plateau et la faiblesse du gradient de pente continentale font du golfe du Lion l’un des meilleurs lieux d’observation du phénomène du messinien méditerranéen. Enfin, l’existence de marqueurs de la crise messinienne, érosion et dépôts de roches évaporites, permet de déterminer la géométrie du bassin « liguro-corso-sarde » et sa paléobathymétrie au moment de la crise. Cela constitue un jalon bathymétrique unique sur les marges passives et une clef de compréhension de leur formation.
Vers un forage ultra profond
Un autre des objectifs de la mission Sardinia est de préciser la position d’un forage ultra-profond qui sera proposé à la communauté internationale courant 2007. Ce forage permettrait de recueillir des renseignements sur la nature de la croûte amincie et donc sur la formation des marges, sur les évaporites messiennes (dont les parties inférieures n’ont jamais été forées), et sur le climat du passé. En effet, durant le dernier million d’années, la Terre a été le théâtre de variations climatiques de grandes ampleurs, avec une alternance de périodes plus chaudes et surtout beaucoup plus froides qu’actuellement. Durant les périodes froides, la formation d’importants glaciers dans le nord de l’Europe et de l’Amérique a transformé le paysage et a laissé de nombreuses traces. Ainsi, à la suite de la constitution des glaciers et des calottes glaciaires (notamment il y a environ 20 000 ans) le niveau marin s’est abaissé de plus de 100 mètres dans tous les océans du globe. Ces glaciations, qui se sont succédées au cours des derniers millions d’années de l’histoire de la Terre, ne sont connues que de manière indirecte par les marques plus ou moins visibles ou accessibles qu’elles ont laissées sur les continents : étude des fossiles d’animaux et des pollens, position des moraines glaciaires ou des lignes de rivage. Ces traces permettent aux climatologues de proposer une reconstitution qualitative des climats passés. Cependant, ces enregistrements continentaux sont souvent morcelés et parfois incomplets. D’autre part, les modèles utilisés en paléoclimatologie pour déterminer la température passée des océans sont indirects car ils ne sont jamais fondés sur des mesures directes des variations du niveau de la mer. Dans le domaine océanique profond, la sédimentation peut être considérée comme continue et sans remaniement important. Les particules qui s’accumulent au cours du temps constituent des couvertures sédimentaires pouvant atteindre plusieurs milliers de mètres par endroits. Leur étude permet donc de reconstituer les conditions climatiques qui régnaient sur le globe au moment de leur dépôt.
Très récemment, et pour la première fois, des chercheurs de l’IUEM et de l’Ifremer (Rabineau et al., EPSL 2006) ont montré que le plateau et la pente du golfe du Lion ont enregistré la succession des fluctuations glacioeustatiques pour les derniers 500 000 ans, fournissant des repères paléobathymétriques précis. Cette mise en évidence de paléoplages a ainsi permis d’obtenir les premières mesures géologiques de ces fluctuations du niveau marin. Ce futur forage permettrait donc aux scientifiques de remonter plus loin dans le temps et d’identifier, du point de vue climatique, les premiers cycles de glaciation et ainsi de prolonger les interprétations jusque dans la plaine abyssale.

Les moyens utilisés pour obtenir une image de la structure et de la nature du sous-sol via des études sismiques

La sismique est une technique de mesure indirecte. Elle consiste à enregistrer en surface des échos issus de la propagation dans le sous-sol d’une onde sismique provoquée. Ces échos sont générés par les hétérogénéités du sous-sol : le passage, par exemple, d’une couche d’argile à une couche de sable dans une colonne sédimentaire se traduit par la présence d’un réflecteur sur les enregistrements. Le temps d’arrivée de l’écho permet de situer la position de cette transition dans l’espace tandis que l’amplitude de l’écho apporte des informations sur certains paramètres physiques des milieux en contact. Selon le mode de propagation de l’onde : réfléchie au niveau de l’interface, ou transmise le long de cette interface, on parle de sismique réflexion ou de sismique réfraction. Pendant la mission Sardinia seront utilisées conjointement la sismique réflexion multitraces (utilisant canons à air et flûte sismique de près de cinq km) et la sismique réfraction (Obs et MicrOBS).

OBS, des stations sismiques de fond de mer

Les sismomètres de fond de mer (OBS en abrégé, pour Ocean Bottom Seismometer) sont des instruments autonomes, disposés sur le fond de mer, dans le but d’enregistrer les vibrations du sol. Ils mesurent les mouvements dans trois directions (une direction verticale et deux directions horizontales). Les vibrations du sol peuvent avoir des causes naturelles (les tremblements de terre) ou artificielles (les sources sismiques : les canons à eau, par exemple). Dans le cadre de Sardinia, les vibrations enregistrées sont artificielles : elles sont dues à la propagation dans les couches géologiques du sous-sol d’une onde sismique provoquée à la surface de la mer par un ensemble de canons à air dont les tirs sont 5 déclenchés à intervalles fixes. Disposées en batterie sur le fond de la mer, les stations OBS permettent, en comparant les ondes sismiques reçues sur chacune d’elles, d’obtenir la distribution en profondeur des vitesses et propriétés élastiques du sous-sol. Au cours de la campagne, 59 instruments seront mis en oeuvre pour l’étude de la croûte terrestre et des sédiments superficiels : 35 OBS et 24 MicrOBS. Les MicrOBS sont des stations légères exclusivement destinées à la sismique réfraction. De petite taille et de faible coût, ces nouveaux instruments ont été conçus récemment par l’Ifremer. Ce projet résulte d’une collaboration entre organismes français (Ifremer, IUEM Brest, Géosciences Azur, Université de Lille, UPMC) et européens (universités de Lisbonne et de Bologne). Ainsi les OBS utilisés seront fournis par le département des Géosciences Marines de l’Ifremer, l’Université de Bretagne occidentale et GEOMAR.

Dans le respect de la protection des mammifères marins

La mission Sardinia permettra également de mettre en place, pour la première fois sur la flotte de l’Ifremer, un protocole visant à protéger les mammifères marins des risques liés à l’emploi des équipements de sismique lourde. Cette mission se déroulera en effet à proximité du sanctuaire marin. D’une part, lors des tirs d’ondes sismiques, un démarrage progressif (ou ramp up) sera adopté afin de faire fonctionner les canons à air progressivement, et donc de laisser le temps aux cétacés de s’éloigner de la nuisance. D’autre part, deux observateurs seront aussi embarqués, afin de surveiller pendant le jour la présence de mammifères marins. En cas de présence signalée trop près des sources, les émissions sismiques seront stoppées.


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