Existence et adaptation, un dilemme actuel dans un monde pragmatique

par Bernard Dugué
mardi 22 mai 2007

Exister est-ce s’adapter ?

La théorie darwinienne de l’évolution dit que les espèces se transforment grâce à l’efficience de mutations génétiques transmises de génération en génération, sous la contrainte de la pression adaptative.

On peut donc admettre que s’adapter, c’est se transformer, et qu’on risque de ne plus exister si on n’a pas bénéficié des mutations convenable. Le on désigne bien entendu l’espèce en question. Donc, s’adapter pour continuer à exister, et exister en se transformant.

Le paradigme darwinien conçoit l’existence d’une manière radicalement différente par rapport à ce qui fut pensé au Moyen Age. Pour quelques théologiens, l’existence était même un accident, seul l’essence avait statut de nécessité. Pour Darwin, les accidents, autrement dit les aléas du milieu ainsi que les mutations de l’espèce, constituent l’essence même de la transformation conduisant aux individus ayant franchi les étapes du temps. Le darwinisme ne serait-il pas une théologie inversée, sans Dieu, mais avec la matière mutante et le milieu ?

Le monde moderne ne cesse de parler d’adaptation. Dans le sens de transformation. Un pays qui ne s’adapte pas aux conditions du commerce international risque de dépérir, et de perdre son rang. C’est un message qu’on entend souvent de la part des politiques. On devrait en conclure qu’exister en bonne position nécessite de s’adapter, du moins pour ce qui concerne les affaires de l’entreprise, de la marchandise et des situations professionnelles.

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Notre histoire a connu trois phases majeures pour ce qui relève de l’adaptation en tant que, premièrement, notion porteuse de vérité et de sens sur le monde ; deuxièmement, notion à visée praxique susceptible de guider les actions de l’homme en société.

Epoque de Dieu : Au Moyen Age, l’idée d’adaptation n’a pas cours. Excepté en théologie. L’homme choisit entre le bien et le mal. Justification de Dieu selon les œuvres. Ce n’est pas vraiment de l’adaptation, celle-ci supposant un environnement et Dieu justement, n’est pas un corps et encore moins un milieu naturel. Quant aux espèces vivantes, la question de l’adaptation ne se pose pas. Elles existent parce qu’elles ont été crées par Dieu. Et si Dieu le voulait, il en supprimerait quelques-unes, ainsi que le pensait Ockham, inventeur du rasoir bien connu.

Epoque du Sujet et de l’homme : Peu à peu, l’homme développe les techniques. Sans parler d’adaptation, l’idée que le temps est l’allié de l’homme se fait jour. Et la transformation de l’humain et de la société prend place comme idée dans les esprits. Ce qui intéresse les philosophes classiques, le Locke à Leibniz et Spinoza, c’est l’action, et encore plus le Sujet et son entendement. Un triplet moderne : agir, vouloir et entendre. Et la raison comme instrument de prédilection. Transformer la société, agir... l’adaptation, elle y est présente mais elle passe en arrière-fond, et n’est pas identifiée comme un problème philosophique.

Demain peut-être meilleur que l’aujourd’hui à condition d’œuvrer. Le travail du négatif, de l’opposition, devient l’essence même de la métamorphose. La figure d’une humanité démiurge et prométhéenne apparaît tout au long de cette période innovante qui allait imposer définitivement la puissance de l’Occident et engendrer une modification des conditions d’existence sans précédent. Les Etats et les grandes entreprises se conjuguent pour adapter l’homme aux machines. Cela ne se fait pas sans mal. Il se produit une réaction inhumanitaire (contraction de immunitaire et humanitaire). L’homme refuse de se plier aux impératifs des machines, mais comme ce ne sont pas tous les hommes, mais une classe, alors avec l’aide des Etats policiers, l’adaptation devient forcée et l’on explique que c’est au nom de desseins supérieurs et collectifs et que le prix à payer vaut bien cet effort d’adaptation. C’est un schème qui s’est manifesté dans toutes les nations avancées, avec plus ou moins de violence, avec des formes propres, des styles, des idéologies, des projets, des finalités...

Cette période a duré jusque dans les années 1960. A ce moment, le pouvoir séducteur du système, avec ses objets, ses promesses de confort matériel, ses réalisations... tous ces éléments et bien d’autres ont fait que l’homme s’est peu à peu adapté à ce mode d’existence matérielle très bien signifié par la formule american way of life. Les USA ayant été en pointe depuis le tournant de 1900. Ils n’ont pas quitté la pole position.

Epoque du technocosme : Que signifie l’adaptation de nos jours ? Pour sûr que celle notion n’a pas été bien étudiée par les philosophes qui en sont encore à tourner autour du Sujet. L’adaptation est en vérité un processus similaire à ce qui se passe dans la Technique. Les philosophes ont-ils tout compris de la Technique ? Non !

En vérité, cette question de l’adaptation est d’une redoutable simplicité qui cependant, recèle quelques subtilités métaphysiques. Tout se joue sur le plan de la quatrième hypostase, celle de la matière qui en fait, correspond aux corps, à la chair, aux interactions, à la technique.

Sur le plan physique, l’adaptation se décrit comme un ajustement d’un individu à son environnement. Ce qui nous donne un dispositif, au sens de Gestell. En règle générale, l’ajustement est réciproque car l’individu se situe aussi comme un élément composant le milieu. Etre adapté permet d’agir dans un milieu et de s’y sentir chez soi ou presque. C’est un élément important pour ne pas dire essentiel de la condition humaine. Pourrait-on dire que l’essence de l’adaptation n’a rien de l’adaptation en paraphrasant la fameuse formule d’Heidegger consacrée à l’essence de la Technique ? C’est bien possible mais cela sort pour l’instant du cadre physique et dira-t-on, positif, objectif.

Une réflexion pertinente entendue dans un café philo permet de mieux cerner la question de l’adaptation sur un plan anthropologique. Un citoyen d’Anvers confia en effet que l’apprentissage du néerlandais est une condition nécessaire pour s’ouvrir à l’ensemble des possibilités d’existence dans cette grande ville, et que le fait de s’en tenir à la langue française impose de vivre dans une sorte de ghetto. Cette remarque dit l’essentiel de la condition de l’homme comme être ayant de choix de s’adapter à un type d’existence dépendant d’un milieu ou d’un autre (l’animal n’a pas le choix, c’est sa condition sine qua non pour survivre dans un milieu naturel et unique pour ses congénères et les autres espèces).

La question de l’adaptation nous reverrait presque vers Aristote et sa conception du métèque dont le propre est de ne pas être adapté et donc inapte à l’existence citoyenne, pas plus que le barbare d’ailleurs.

S’adapter c’est donc s’ouvrir un champ de possibilités d’existence. Les exemples comme celui ici proposé sont en nombre incalculable. Ce qu’il faut bien saisir, c’est ce qu’on entend par existence adaptée, il s’agit uniquement de pouvoir évoluer physiquement dans un milieu, d’interagir, d’avoir un accès aux flux, aux événements, aux marchandises, bref, s’ouvrir vers un monde et s’y brancher (Ce qui ne veut pas dire en tirer joie, plaisir ou bonheur). Cette parenthèse permet d’introduire le second pôle car on ne s’adapte pas simplement pour s’adapter mais en vue d’un intérêt particulier, d’un profit, d’un bénéfice que l’on attend, soit en terme économique, soit en terme de plaisir, de satisfaction de désir. En règle générale, l’adaptation à finalité économique sert à se connecter aux flux monétaires, on est rémunéré pour une tâche. L’adaptation à finalité hédonique représente le point de vue de l’usager, du consommateur. Et l’une ne va pas sans l’autre. Toute adaptation est chez l’homme, seul ou en association, finalisée, intentionnelle, intéressée.

Le propre de nos sociétés hypermodernes est d’avoir démultiplié à l’infini le nombre de possibles d’existences, de cercles, de bulles comme on le dit maintenant depuis la canonisation de ce terme par Peter Sloterdijk. Ce phénomène n’est pas propre aux sociétés occidentales, et ne date pas de la révolution capitaliste. L’homme a une capacité d’invention de formes et de situation. Il dépasse de loin l’animal. Aristote fut étonné par cette intelligente dextérité de la main humaine, capable d’effectuer des gestes techniques en nombre important. Et pourtant, ce n’est qu’une patte animale dont les cinq appendices sont modifiés.

La suite on la connaît. Les machines de plus en plus perfectionnées ont secondé la main de l’homme et l’énergie naturelle a prolongé sa force physique. Homme et nature se sont adaptées au service d’un objectif fixé par l’homme. Et maintenant, ce sont les individus qui doivent s’adapter à un environnement artificiel. Voici l’ère des milieux techniques. Un impératif, se former. On ne dit plus apprendre. L’ère de l’apprentissage est derrière nous. Il faut des formations, des qualifications pour évoluer dans les milieux techniques et acquérir les moyens permettant d’être adapté dans les espaces de consommation et les milieux sociaux.

Formation mais aussi normes techniques. Le système édicte des règles auxquelles doivent obéir les objets et les services. Tout doit être ajusté, parfait. Il y a presque une obsession de la perfection. Spectre du zéro défaut en vue. Ainsi que de l’efficience maximisée. L’Etat lui-même doit se réformer. Litanie des discours politiques sur la nécessaire adaptation de la France. Mais pour quelle fin ? Car une règle universelle ne sera jamais transgressée, celle de toute intention sous-tendant une volonté d’adaptation. Et cette intention, c’est certainement la compétitivité économique. Vendre dans le système marchand mondial, et vendre mieux, sinon régresser, perdre sa position et réduire son PIB. Tout paraît clair. Exister c’est s’adapter, s’adapter c’est mieux vivre ! Cette formule résume la condition hypermoderne. Le fétichisme de la marchandise analysé par Marx est dépassé. Il existe actuellement une forme complexifiée de fétichisme, celle de l’accès. Comme par exemple aux premières représentations, à Cannes, à Deauville, devant tel palace quand arrive Madonna ou Mikaël, ailleurs, pour un événement, une éclipse de soleil qu’il ne faut pas rater, devant sa chaîne câblée, un lieu branché... accéder, adapté pour ne pas être filtré par le physionomiste. Décidément, pour être il faut en-être. Nouvelle modalité du Dasein inertie. En-être !

La période dans laquelle nous sommes entrés est marquée par la place grandissante de l’adaptation qui semble occuper de beaucoup les individus, autant dans la population qu’au niveau des élites. Etre adapté est devenu un enjeu majeur, autant que pouvait l’être l’idéologie socialiste ou le souci de la Nation à une époque pas si éloignée que cela. Et si le monde était autant désir d’en-être que volonté de puissance. Autrement dit l’issue évidente de la civilisation comme champ d’expérience métaphysique, et l’homme devant gérer et user de ses désirs et de sa volonté d’agir, d’avoir une emprise pour se sentir être. Le système et sa logique de l’adaptation comme dévoilement de l’expression infinie des désirs. L’homme fait de substance technique et désirante.

L’adaptation renvoie à son versant négatif, l’inadaptation, que l’on peut définir aussi comme exclusion. Etre dans le milieu ou en dehors. Façonner son milieu pour s’y sentir mieux et jouir de multiples plaisirs, se sentir chez soi dans sa bulle. On n’est plus très loin des dérives individualistes et communautaristes contemporaines. Etre adapté dans un milieu est toujours associé à l’inadaptation dans un milieu différent.

La diversification des milieux artificiels due aux progrès techniques prolonge en l’amplifiant la diversité naturelle des conditions d’existence dépendant des zones géographiques. Ce qui caractérise cependant l’homme, c’est son cerveau et son intelligence, instruments dotés d’une plasticité adaptative considérable.

Les pratiques politiques de la Troisième République visaient à adapter les individus à un ensemble de pratiques et de norme, l’usage d’une langue française unique étant à cet égard bien significatif. L’instruction publique en étant un autre aspect marquant. Pourquoi ? Est-ce la nécessité de faire de la société un milieu homogène ? Et que dire de l’emploi généralisé du costume avec son universelle cravate ? Finis les uniformes extravagants. Le monde des élites doit montrer la voie, autant administrative qu’esthétique. Mais être adapté c’est aussi faire de l’homme un moyen s’insérant de manière plus efficace dans un système de fins. On sait bien que les intentions de Jules Ferry envers l’instruction étaient de former des individus dotés de qualifications citoyennes (comme ont dit travailleur qualifié de nos jours) afin d’être efficaces dans cette compétition sans merci et cette rivalité centenaire avec l’Allemagne, rivalité d’ailleurs amplifiée par l’humiliation subie en 1870. Le grand projet moderne, imaginé plus que conçu, juste après la Renaissance, fut d’utiliser la Nature pour changer la condition matérielle de l’existence. Mais cela n’a pas suffit et l’homme fut utilisé pour servir des fins projetées par une minorité qui néanmoins, a toujours cru œuvrer pour le bien commun.

Le champ des adaptations dans les milieux sociaux et techniques n’est pas neutre. Il s’insère dans la logique de l’œuvre et des moyens. L’adage dit qu’il n’y a pas d’amour mais que des preuves d’amour. Une autre formule dirait qu’il n’y a pas de politique mais que des preuves de desseins politique. L’homme a été le champ d’expérimentation de transformations sociétales menées par les Etats modernes puis post et hyper modernes. Si derrière quelques événements historiques on a du mal à saisir le sens et les intentions réelles imputables à des Sujets, en analysant les mesures de formations, de réforme, de régulation, de fiscalisation, de réglementations, de promotion de normes dans les champs multiples des pratiques consuméristes et productives, alors on devrait pouvoir déceler quelques desseins assez bien identifiables. Pourquoi s’adapte-t-on et surtout quel sens accorder à un type donné d’adaptation, que celui-ci soit le fait d’un individu ou mieux encore d’un Etat et d’une population. A quoi cela sert ? Qui en tire profit et intérêt ? En cette matière, rien n’est neutre ni gratuit. Un bénéfice est obligatoirement escompté de cette praxis qui est mûrement réfléchie, pensée, conçue, délibérée, décidée en dernier ressort. S’il est un champ où l’homme se positionne comme être voué à choisir, c’est l’adaptation. Mais l’accommodation fait si bien les choses que ces choix passent à l’arrière plan. Et alors on se dit qu’on n’a pas le choix. C’est peut-être vrai après tout, sur le plan général, on suit la modernisation un peu comme un animal obéit à son instinct. Quelque part, le progrès moderne s’accompagne d’une perte par l’homme de certaines facultés qui naguère, le plaçaient comme un Sujet émancipé, un Sujet en état de majorité comme disait si bien Kant, formulant cette maxime symbole du tournant des Lumières « aies le courage de te servir de ton entendement ! ».

Mais dispose-t-on encore d’un entendement en ce monde sur-informé et terriblement complexe. Ne pourrait-on dire : « apprends à entendre, tu deviens peu à peu affecté de surdité intellectuelle ! ». La darwinanalyse serait alors une méthode pour discerner le sens et le pourquoi des mesures que l’on nous propose ou pire, nous impose, souvent au nom de notre propre intérêt revendiqué par d’autres que nous. La formule suivante en dit long : « Les Français attendent... ceci, cela... ».

Comment élaborer la darwin-analyse et quel est son sens ontologique ?

La Daseinanalyse se conçoit comme une analyse de l’existence vécue et éprouvée par une conscience dans un corps renvoie à la troisième hypostase, celle de l’âme. Mais pas l’âme en tant que sujet autonome. La modernité impose de concevoir les influences réciproques entre hypostases si bien que l’être de la conscience se fond sans se confondre avec l’être du monde ambiant, autrement dit la chair-monde. Et de cet entrelacs conscience/monde découle une possibilité d’analyse qui, ayant échoué pour remplir les objectifs assignés par Heidegger (accéder au sens de l’Etre), se présente comme digne d’intérêt pour comprendre la situation psychique d’un sujet dans toute sa dimension. Autant dire qu’on s’est déplacé des cimes de la philosophie (éclaircir l’être) pour pénétrer dans l’abîme du sujet (spéléologie de soi-même).

 

La Darwinanalyse serait alors le point de vue complémentaire issue d’une photographie analytique du monde, de l’action, des expressions formatées, réglées et régulée, bref, les différentes manifestations reposant sur la quatrième hypostase, celle de la matière et des milieux techniques, adaptés et opératoires. La darwinanalyse tente d’élucider les causes faisant que, premièrement, on désire ou on veut s’adapter à un environnement avec les contraintes et les efforts que cela nécessite ; deuxièmement à l’inverse, on refuse de s’adapter, parce que l’effort est jugé trop intense, voire vain eu égard aux bénéfices escomptés, voire enfin carrément inutile.

L’adaptation en société serait en quelque sorte un moyen de répandre les innovations et les transformations, mais trop d’adaptation serait antagoniste vis-à-vis des inventions futures. Le nouveau constituerait une perturbation de grande amplitude face au présent et son fonctionnement en vitesse de croisière, mais s’il permet de monter la puissance, alors il est bien accepté. La tradition et l’ancien représentent aussi un frein à l’efficacité. Quelque part, on pourrait voir dans le réformisme forcené non pas la marque d’un progrès mais le lieu de confrontation entre deux forces défendant des intérêts opposés. D’un côté, le maintien d’une situation acquise et de l’autre le souci de modifier une configuration qui exerce une sorte de friction vis-à-vis d’un objectif qui n’est autre que la croissance. Et comme il n’y a pas une mais des secteurs de croissance, alors le système impose des adaptations sectorielles, des couplages et des branchements organisés en réseaux car sans interfaces bien ajustées, un secteur ne peut croître. Nul ne peut prospérer matériellement sans prendre souci de s’adapter aux différentes fonctionnalités techniques du système économique. En fin de compte la darwin-analyse ne nous apprend rien de nouveau. Dans son acception première elle n’est qu’une redite des sciences économiques. Elle permet de mettre en relation les moyens observés et les fins projetées par la classe qui est aux commandes. Est-ce bien utile au citoyen ? Il s’adapte lui aussi et tire son épingle du jeu... jeu où du reste, il y a un nombre substantiel de perdant, de laissés pour compte, on va dire d’inadaptés.

La deuxième acception de la Darwinanalyse concerne la sociologie. A travers les normes et les modes, le désir de se fondre dans l’air du temps, de jouer les caméléons, réponds au souci d’être en sécurité face à l’inquiétude de l’existence singulière, sous le regard des autres ou bien le miroir de sa propre conscience prête à lancer cet anathème : pourquoi es-tu différent des autres ? A l’inverse, une minorité d’individus tentent d’échapper au mimétisme contemporain et font tout pour se faire remarquer. Si c’est pour écrire de telles banalités, la Darwinanalyse ne présente aucun intérêt.

Mais n’il y a-t-il pas un usage disons plus ontologique de la darwin-analyse. L’homme s’adapte au système et le système le lui rend bien en redoublant la pression, exerçant par ce biais une forme très actuelle de servitude volontaire. Il faut dire que de nos jours, la servile adaptation impose un dévouement corps et âme, avec accessoires et postures obligatoires. L’individu doit être compatible, voire même rigide. Rien de neuf depuis l’époque des contremaîtres, sauf le look. Finie la blouse grise. L’Homme est devenu pour une part un moyen. Pour quel enjeu, quel est l’horizon social à qui profite de deal adaptatif ? Certes, le progrès technologique est indubitable mais il se fait en canalisant le formatage humain dans un sens précis, au détriment d’une autre orientation, spirituelle ? Ethique ?

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Nous y voilà. Au cœur du projet moderne occidental. Deux ordres et un écart sans cesse accentué, puis réduit. Dans son traité sur l’efficience, François Julien a très bien explicité ce schéma hérité de la pensée grecque et notamment d’Aristote. La gestion des moyens et des fins repose sur deux facultés bien distinctes, mais toutes deux propres à l’être humain.

Premièrement, la volonté entendue comme faculté de désirer le bien fixe les finalités à laquelle doit être subordonnée en principe la praxis. Celle-ci relève de l’ordre des moyens. Et donc deuxièmement, la faculté de choisir et de délibérer permet de spécifier quels seront les moyens adéquats mis en œuvre, étant entendu que c’est l’efficacité qui sert de critère.

On voit se dessiner cette ligne de partage entre (A) le point de vue qu’on dira éthique, celui des finalités, des délibérations de l’individu en position de maître d’ouvrage, qui réfléchit sur la qualité morale des fins poursuivies. Ceci est-il bon pour l’homme, pour la cité ? A cela, on pourrait ajouter aussi les qualités esthétiques lorsqu’il s’agit d’un artiste qui juge des fins souhaitées, le beau et dans une configuration plus moderne, le sens, l’émotion esthétique, l’intensité, l’impact de l’œuvre ; et (B) le point de vue technique. La qualité des moyens, en terme de choix réfléchi, raisonné, portant à la fois sur le type de moyen et sur l’efficacité qu’on escompte. Il est évident que la délibération sur les moyens ne fait pas entrer en ligne de compte les questions morales. Certes, des hommes peuvent être utilisés comme outils dans la mise en œuvre des moyens, mais comme les fins voulues sont pensée comme étant bonnes, collectivement s’entend, alors la fin bonne justifie des moyens contestables s’ils étaient utilisés dans un autre contexte. Par exemple, tuer un homme gratuitement ou se faire tuer est condamnable, mais si c’est dans le contexte du guerre, alors ce même acte est entendu autrement car la finalité reste la sécurité de la cité qui pour son bien, doit se défendre contre ses ennemis.

La pensée antique témoigne ainsi d’un pragmatisme éthique, et sera suivie par la pensée médiévale sous l’égide du christianisme. La question des fins reste cruciale, sauf que ces fins sont repoussées dans un temps indéfini et dépendent d’une guest star assez spéciale, Dieu. Cela n’empêche pas de poursuivre des fins dans le royaume temporel. Même sous le pouvoir de Dieu, l’homme n’en reste pas moins épris de gloire et intéressé par le luxe.

Notre époque est celle de la division/articulation des fins dans un monde hypercomplexe fait de technologie et de quête de profit. De plus en plus, les processus adaptatifs se développent, imposés par l’individu ou par les règles du système. Partant de ce constat, la Darwinanalyse identifie au travers de ces mécanismes le signe d’une humanité aux désirs grandissants, cernant avec précision les sources et motifs de ces intentions désirantes, derrière lesquelles se situent des intentions de profit, de satisfaction. Comme disait Deleuze, le monde est devenu une machine désirante. Et le capitalisme, un système qui doit son salut à la nature humaine, issue de la matière, et flexible autant que malléable pour les maîtres du système d’exploitation.


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