« Explosion nucléaire en biologie » : vers une approche « phénobiologique » du cancer et du vivant

par Bernard Dugué
jeudi 28 juin 2012

 L’état actuel des connaissances en biologie du développement se prête à l’élaboration de deux cadres paradigmatiques permettant de comprendre et concevoir la manière dont un organisme se développe à partir d’une cellule germinale fécondée. Les acquis de la génétique ont fourni beaucoup de données moléculaires. Et comme on pouvait s’y attendre, la conception du « programme génétique » a été proposée. Le principe consiste à imaginer le développement des cellules dans l’organisme (mitoses, différenciations, positionnement) comme le résultat d’une suite d’instructions encodées dans la molécule d’ADN et ses milliers de gènes permettant de fabriquer les protéines dont la juxtaposition constitue un parmi les deux à trois cent phénotypes qu’on trouve dans l’organisme d’un mammifère. Une fois l’œuf fécondé, les instructions génétiques se déclenchent et se succèdent. Des tonnes de pages ont été écrites sur ce sujet. Cette conception est qualifiée de réductionnisme, position qui serait opposée à l’autre option, globale, holiste, liée au paradigme de l’auto-organisation, ainsi que l’expose clairement John Maynard Smith dans un petit livre consacré à La construction du vivant (Cassini, 2000). La thèse du programme génétique n’accorde aucune place à la fantaisie et l’indétermination. Chaque instruction doit se dérouler d’une manière parfaitement réglée. Cette manière de voir a été prisée d’autant plus que des découvertes génétiques ont abondé dans ce sens. Ce fut le cas des homéogènes, ces éléments géniques censés orienter le développement des cellules pour former les membres antérieurs et postérieurs. Ces homéogènes ont révélé des similitudes conservées par l’évolution, puisqu’on les trouve aussi bien chez les insectes que chez les mammifères.

 

Face à ce paradigme, des alternatives ont été proposées. En fait, toute la question porte sur les causes efficientes. Suite aux expériences et réflexions récentes, le déterminisme des gènes est revu à la baisse ou alors conçu d’une manière nouvelle. L’une des pistes les plus intéressantes consiste à suivre l’hypothèse de la « société des cellules », c’est-à-dire de l’ontophylogenèse, élaborée par Jean-Jacques Kupiec, tout en prenant en compte des travaux en cancérologie comme ceux de Henry Heng ou de Jean-Pascal Capp. Il faut avancer prudemment dans cette question et bien différencier, d’un point de vue ontologique, l’idée d’un déterminisme génétique et celle d’un programme génétique. Ce que dit Kupiec, dans une conférence prononcée en mai 2010, c’est que le vivant possède un caractère fondamentalement probabiliste. La dynamique du noyau et l’expression des gènes se fait de manière stochastique (phénomène observé à partir de 1990). Et donc, la notion de programme génétique est caduque. Cette conclusion radicale est une position adoptée par Kupiec qui précise que les fluctuations de l’expression peuvent tout aussi bien représenter (i) des ajustements dans le déroulement d’un programme génétique que (ii) le signe d’un trait fondamental du développement ontogénique s’effectuant de manière étrangère à un programme. C’est cette option forte qui est combinée avec une seconde audace théorique visant à faire de la phylogenèse et de l’ontogenèse une seule et même réalité ontologique, ou plus précisément, selon les mots de l’auteur, un seul et unique processus. Cette thèse n’est pas conventionnelle puisqu’elle rompt avec la distinction orthodoxe selon laquelle la sélection naturelle explique la phylogenèse alors que l’embryogenèse (l’ontogenèse) explique le développement de l’organisme. Brièvement, l’idée directrice consiste à prendre l’appareil génomique comme un générateur aléatoire de phénotypes cellulaires qui en établissant des interactions cellulaires, seront « orientés » dans leur destination définitive. Cette idée est séduisante. L’organisme est assimilé à un milieu, très condensé certes, mais fonctionnellement parlant, un milieu, qui sélectionne les cellules, au même titre que le milieu naturel sélectionne les espèces. L’idée de Kupiec est puissante mais le risque encouru est d’aboutir à une erreur fatale si elle est développée dans une orientation inadéquate. Mais comme le dit l’auteur, les données expérimentales imposent de rompre avec les cadres théoriques admis, alors, il faut prendre des risques et c’est de cette manière que la science avance. Mon analyse sur cette « affaire épistémologique » est que Kupiec est partie d’une bonne idée mais s’est fourvoyé en jetant pour ainsi dire par-dessus « l’arche moléculaire du vivant » les résultats expérimentaux et les dispositifs théoriques concernant les réseaux de protéines et de gènes (et j’ajoute épigénétique). En une formule, je dis que les réseaux ne sont pas le problème mais la clé du vivant. De plus, raisonner en terme de réseau n’amène aucunement à penser en terme de programme génétique. Je vais essayer de pousser un peu plus loin l’esquisse de cette nouvelle conception du vivant que j’élabore en jouant cette fois sur le principe de l’ontophylogenèse puis en le dépassant.

 

Il s’agit de concevoir une dialectique entre le génome d’une cellule et son environnement cellulaire. Plus précisément, l’expression des gènes et la dynamique épigénétique montrent une grande plasticité traduite en terme de processus stochastiques. L’environnement cellulaire stabilise alors ces processus en jouant sur les systèmes de communication intercellulaires. La présence de réseaux moléculaires permet à la cellule de développer un processus cognitif. L’idée d’un environnement qui stabilise la dynamique génétique est très intéressante mais il faut être prudent sur ce pont tracé entre la sélection darwinienne et la « sélection ontogénétique ». Parce que dans l’ontogenèse, un éventuel processus de sélection porte sur le dispositif expressif et donc épigénétique, alors que dans l’environnement, c’est le jeu de la sélection qui opère sur un génome évolutif transmis principalement par deux membres sexués grâce à la fusion des gamètes permettant le mélange de deux génomes. C’est l’instabilité chromosomique qui permet la spéciation et aussi surprenant que cela puisse paraître, la reproduction sexuée ne serait pas une instance productrice de diversité mais au contraire un processus stabilisant, comme l’ont explicité Heng et Gorelick (voir précédemment). Une chose à retenir, très importante, c’est cette notion d’instabilité et de comportement stochastique, qui renvoie non seulement à un caractère formel (plasticité de l’information) mais aussi une autre essence, dynamique, énergétique. S’il y a instabilité, c’est parce que ça vibre.

 

Effectivement, « ça vivre et ça vibre » et le « ça cellulaire » pourrait être inséré dans une topique cellulaire tracée en correspondance avec la seconde topique freudienne. Essayons pour commencer de concevoir le noyau et son ADN comme un espace dynamique, doté d’un ensemble de « pulsions expressives ». Cette idée m’est venue en étudiant une hypothèse, mentionné par Capp, sur l’état par défaut de la cellule qui ne serait pas la quiescence mais la propension à se reproduire. Ne peut-on dire que si le « ça » dicte le comportement par défaut de l’individu alors le surmoi permet à l’individu de se stabiliser comme un membre participant à une société avec ses règles. Pareillement, une cellule participe à une « vie sociale » au sein d’un organisme dès lors que son expression génique est stabilisée grâce aux communications établies avec les cellules environnantes. Les cellules ayant perdu leur sens social se mettent dans une situation où le « ça de l’ADN » peut s’exprimer sans contrôle et donner lieu à une prolifération intempestive due à un génome déstabilisé. Finalement, qu’est-ce qu’un organisme sinon un ensemble de milliards de cellules capables de vivre en société en réalisant des tâches extrêmement ajustées, coordonnées entre elles. De plus, lors de l’ontogenèse, une cellule se divise en se spécialisant tout en rejoignant la destination qu’elle occupera au sein de l’organisme mature pour y exercer une tâche physiologique précise. Une cellule semble disposer du « fil de son histoire » et si elle se cancérise, c’est parce qu’elle finit par perdre ce fil en se comportant de manière erratique, comme si elle était emporté par une pulsion vitale non contrôlée alors qu’une cellule normale disposerait d’un soi qu’elle bâtit lorsque son ADN s’exprime et qu’au niveau épigénétique, les informations internes et externe se rencontrent en formant un réseau. Et qui dit réseau dit cognition. Alors une hypothèse, inédite se dessine. Je suggère que le noyau cellulaire est autant le lieu où s’exprime le phénotype, que le siège de processus cognitifs par lesquels la cellule perçoit la place qu’elle occupe dans la « société des cellules ».

 

C’est la structure particulière du noyau qui permet à la cellule de développer son système cognitif et en prenant les précautions d’usage sémantique, on pourrait imaginer que le noyau a plusieurs rôles et notamment celui d’une sorte de « cerveau cellulaire ». Le fait que deux membranes séparent le noyau du cytoplasme permet ainsi une relative autonomie et la possibilité de réalisation d’un réseau épigénétique, fait d’ARN et de protéines, pouvant fonctionner en relative autonomie et capable de produire une cognition au niveau moléculaire et cellulaire. Il faut noter que les organismes les plus élémentaires et sans doute les premiers dans la chaîne évolutive sont les bactéries, micro-organismes de taille rudimentaire possédant un génome compact sans séparation avec le reste de la cellule. Mais les cellules eucaryotes sont apparues avec une complexification inouïe par rapport aux bactéries, avec un noyau, des chromosomes, des protéines nucléaires, un appareil d’expression génétique et à l’extérieur, un cytoplasme contenant des organites complexes, faits de membranes, un cytosquelette et ces dispositifs de fabrication des protéines que sont les ribosomes. Il se pourrait bien que la genèse du noyau puisse répondre à une nécessité cognitive ayant émergé chez les premiers eucaryotes pour ensuite se perfectionner et conduire à l’apparition des organismes pluricellulaires composés de phénotypes différenciés.

 

Je propose donc une orientation autant husserlienne que freudienne en envisageant une approche « phénobiologique » en référence à la phénoménologie de Husserl, doctrine spécifiant les relations entre une conscience et le monde. Il s’agit ainsi de comprendre que le noyau déploie des processus dont la stabilisation fait entrer un jeu des déterminants provenant de l’environnement cellulaire. Ce qui trace un parallèle avec les structures noématiques de la conscience qui exercent une action prescriptive guidant les « applications noétiques » de la pensée.

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