Guerre froide en orbite

par Charles Bwele
vendredi 29 août 2008

Entre la crise géorgienne, le sénateur John McCain et des navettes spatiales hors d’usage, la Nasa dépendra totalement des vols Soyouz... ou sera clouée au sol pendant cinq longues années.

Imbroglio géostationnaire

À l’automne 2010, les trois navettes spatiales prendront leur retraite car trop usées, trop complexes, trop peu fiables, incroyablement onéreuses et suscitant des angoisses lors de chaque lancement ou chaque rentrée dans l’atmosphère. D’où le développement de la capsule spatiale Orion, plus simple, plus économique, plus sûre et réutilisable. Construite par Lockheed Martin, propulsée par le nouveau lanceur Ares, deux fois et demie plus grosse qu’une capsule Apollo dont elle a passablement hérité du design, Orion peut transporter quatre à six membres d’équipage et du ravitaillement vers l’ISS, vers la Lune et plus tard vers Mars. La pièce maîtresse du programme lunaire Constellation ne sera opérationnelle qu’en 2014-2015. Avec un budget annuel de 17 milliards de dollars, la Nasa ne peut à la fois peaufiner Orion et entretenir ses vieux shuttles.

Entre-temps, la Roskosmos détiendra le monopole planétaire des vols spatiaux habités. Dès lors, l’agence américaine envisage d’acheter des « tickets Soyouz » à son homologue russe, comme elle le fit en 2003 après l’accident fatal de la navette Columbia qui l’obligea à suspendre ses vols.

Cependant, conclure un contrat commercial avec la Roskosmos nécessite l’accord préalable du Congrès, intransigeant avec les pays ayant fourni l’Iran, la Corée du Nord ou la Syrie en matériel militaire ou nucléaire. Avec une Russie déjà au centre de ces interdictions, entretenant de surcroît des relations volcaniques avec les États-Unis depuis la crise géorgienne, la Nasa craint fort de rater l’inauguration finale de la Station spatiale internationale (ISS) en 2010 dont est elle la principale contributrice et exploitante.

Coincée entre terre et ciel, l’agence spatiale appréhende moins d’éventuelles représailles ou surenchères russes que l’entêtement de ses parlementaires. A ses yeux, les tensions géopolitiques n’influeront que très peu, voire pas du tout sur la coopération spatiale russo-américaine.

« Dans une année électorale, c’était déjà difficile d’obtenir du Congrès une exemption pour payer des centaines de millions de dollars à une Russie de plus en plus agressive et dont le Premier ministre (Vladimir Poutine) se comporte comme un tsar. Je dirais maintenant que c’est presque impossible », affirme le sénateur démocrate Bill Nelson, favorable à une exemption pour la Nasa.

Angoisses elliptiques

En filigrane, la Maison-Blanche, le Congrès et maints think tanks craignent que la Russie instrumentalise les tickets Soyouz américains à des fins géopolitiques, comme elle le fit pour ses approvisionnements énergétiques vers l’Europe. Ces hantises à caractère politique ne sont-elles pas démesurées, les vols Soyouz devant également beaucoup à plusieurs millions d’eurodollars annuels ?

Pour peu que la Roskosmos connaisse quelque incident grave, elle serait à son tour clouée au sol, Nasa et ESA avec. Dans de telles circonstances, comment entretenir l’ISS et ravitailler son équipage ? Ce risque technique et ses conséquences logistiques ne sont-ils pas plus menaçants ?

Au matin du 25 août, les sénateurs républicains John McCain, Kay Bailey Hutchison et David Vitter adressèrent une lettre au président George W. Bush, lui demandant « d’enjoindre la Nasa à n’entreprendre aucune action excluant l’usage de la navette spatiale au-delà de 2010 ».

Pour Alex D. Snider, porte-parole du Comité scientifique et technologique du Congrès, « cette lettre ne mentionne pas la provenance de fonds supplémentaires ou quels programmes de la Nasa seraient interrompus. Étendre l’usage de la navette implique l’une de ces options, voire les deux ».

Afin de concentrer toutes ses ressources sur Orion, l’agence a déjà rompu – avec l’appui officiel de la Maison-Blanche – ses contrats avec des fournisseurs-clés comme Michoud Assembly Facility, constructeur du fameux gros réservoir orange dont le démantèlement complet débute cet automne. Par ailleurs, plus de 6 400 employés de Cap Canaveral seront bientôt licenciés, victimes directes de l’arrêt définitif des shuttles.

Une extension des navettes nécessite de les recertifier : elles sont alors désassemblées afin que leurs moindres composants soient minutieusement analysés. Or, dans le secteur aérospatial américain ou international, personne ne maîtrise ce processus long, compliqué et extrêmement onéreux, pour quelques shuttles à peine démontables. Rallonger leur usage en 2010-2015 implique de passer outre cette recertification et serait dans tous les cas une opération financièrement très coûteuse et techniquement très risquée, conséquences politiques d’un éventuel accident en sus. De quoi torpiller d’emblée la capsule Orion.

Il n’en fallut pas plus pour que l’Oncle Sam redécouvre l’immense potentiel de la vieille Europe. Lors d’une visite à Paris en juin 2008, le directeur de la Nasa, Michael Griffin, déclara « accueillir favorablement le développement d’une Europe spatiale indépendante capable de fournir des systèmes redondants au cas où l’un des partenaires (de l’ISS) ferait défaut  ».

Auparavant, des propositions avaient fusé çà et là afin que le Vieux Continent conçoive une version habitée de son cargo spatial Jules Verne. Lancé par la fusée Ariane avec succès à l’hiver 2008, cet ATV (Véhicule automatisé de transfert) non-réutilisable ravitailla l’ISS de 9 tonnes d’eau, de vivres, d’ergol et de matériel scientifique. Néanmoins, son constructeur EADS estime qu’il peut le « réadapter pour deux milliards d’euros ».

Espace privé

La troisième option consiste à se tourner vers le secteur privé fourmillant d’agréables surprises.

Depuis 2006, le programme COTS (Services commerciaux de transport orbital) de la Nasa appuie et finance les transporteurs spatiaux privés en général, et ceux pouvant ravitailler l’ISS en particulier. Deux compagnies émirent des concepts suffisamment probants pour damer le pion à leur concurrent Boeing et rafler le premier tour de financement par l’agence (450 millions de dollars).

Fondée en 1982 conformément aux standards de l’industrie spatiale, Orbital Sciences fut la première société à élaborer un lanceur privé nommé Pegasus. Celui-ci est largué à 12 000 mètres d’altitude par un bombardier B-52. Après cinq secondes de chute libre, le booster est activé, l’engin adopte un angle de 45 degrés, franchit rapidement la vitesse hypersonique puis atteint progressivement une orbite circulaire avant de satelliser sa charge. Depuis 1990, Pegasus a mis en orbite près d’une quarantaine de petits satellites de télécommunications ou d’observation d’environ 400 kg. Son atout-maître réside dans sa logistique : un avion porteur (MD-9, B-707, B-52, etc.) plutôt qu’une rampe de lancement. Actuellement, la compagnie planche sur Taurus II, successeur de Pegasus qui sera testé en 2010.

Créée en 2002 par le milliardaire Elon Musk (cofondateur de Paypal et chairman de Tesla Motors), Space X est une start-up de l’espace déjà très prometteuse. Après avoir connu trois défaillances successives de son lanceur mono-booster Falcon 1, la compagnie acquit peu à peu la confiance de l’industrie spatiale et réussit finalement à remplir son carnet de commandes – émanant essentiellement de l’US Air Force et de la Nasa – qu’elle honorera dès septembre 2008. Aujourd’hui, elle réalise son Falcon 9 à neuf boosters censé concurrencer les lanceurs Delta IV et Atlas V, décliné en trois variantes capables de placer 9 à 27 tonnes de charge en orbite basse. Space X se consacre également à sa capsule Dragon qui devra transporter un équipage de sept personnes vers l’ISS. Sauf imprévu, l’ensemble Falcon 9-Dragon sera testé en 2010-2011.

Entre les vaisseaux Soyouz, les transporteurs privés et John McCain, la Nasa a donc clairement choisi son booster. « Washington, vous avez un problème  ».


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