HADOPI / DADVSI II, la riposte gratinée
par Antoine Gitton
jeudi 4 septembre 2008
Dans la foulée des accords de l’Élysée qui suivirent la mission OLIVENNES, le gouvernement a adopté le 18 juin 2008 un projet de loi « favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet », communément désigné « HADOPI » du nom de la « Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet » qu’il institue.
L’économie du projet de loi est simple dans son principe : il s’agit de prévoir, indépendamment et parallèlement aux procédures civiles ou pénales prévues au code de la propriété intellectuelle (CPI), une prévention et une répression spécifique du manquement par l’abonné à une obligation de surveillance, née avec la loi du 1er août 2006.
Le mécanisme est présenté comme « préventif » et « essentiellement pédagogique » (exposé des motifs du projet de loi). Il est organisé autour d’une nouvelle autorité administrative indépendante, la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI), composée de deux organes, le collège, neuf membres dont trois magistrats et la Commission de protection des droits, trois membres, tous les trois magistrats.
L’HADOPI se substitue à l’Autorité de régulation des mesures techniques (ARMT) née avec la loi du 1er août 2006. Sa mission consiste à concilier mesures techniques de protection et interopérabilité d’une part et à ne pas compromettre le bénéfice de certaines exceptions, notamment copie privée, exception pédagogique, exception de conservation pour les bibliothèques et exception en faveur des personnes handicapées).
Les autorités administratives indépendantes ont connu des taux de mortalité infantile élevés en matière audiovisuelle[1]. Il semble qu’il doive en être de même s’agissant de l’autorité administrative chargée de réguler l’accès aux œuvres de l’esprit. Ainsi les jours de l’ARMT sont comptés. L’HADOPI prendra le relai de ses missions.
À l’origine de la méthode et de l’idéologie qui ont conduit au projet de loi HADOPI, un homme, président de la Fnac, et son opuscule « La gratuité c’est le vol ».
Une procédure législative inspirée ou les bons remèdes de M. Homais
Du bon sens au non-sens
L’on se souvient de la saga de la procédure parlementaire DADVSI, depuis un projet de loi conçu afin de traduire directement en droit français et avec quelque retard la directive du 22 mai 2001 instaurant les exceptions et les limites aux droits exclusifs de propriété littéraire et artistique, la protection des mesures techniques de protection et des informations sur le régime des droits.
L’objectif avoué du texte gouvernemental à l’époque résidait déjà, avec la transposition de la directive du 22 mai 2001, dans la lutte contre le piratage qui émeut et agite, avec quelques raisons, les industries du disque et du cinéma dans le monde occidental en général et en France en particulier.
L’on vit alors un déchaînement des lobbys parmi lesquels l’on peut distinguer notamment :
- les opérateurs de télécommunications intégrant les fournisseurs d’accès à internet ;
- les titulaires de droits en distinguant les associations et syndicats représentant les producteurs de disques ou de films, les artistes interprètes et leurs sociétés de gestion (ADAMI et SPEDIDAM), les auteurs et associations ou sociétés représentatives d’iceux ;
- les usagers représentés par diverses associations ;
- les défenseurs du logiciel libres.
L’on se souvient comment les parlementaires, mal affranchis au préalable de questions mêlant technicité et véritable orientation philosophique du droit d’auteur, s’étaient égayés au grand dam de leurs groupes respectifs, : ainsi l’esprit de KAZAA et de BIT TORRENT vint à la députée Christine BOUTIN, par le verbe du jeune Aziz RIDOUAN, qui la convainquit des vertus des échanges de fichiers musicaux, à l’encontre du gouvernement qu’elle soutenait ; ainsi le député Patrick BLOCHE devint-il le champion de cette licence globale, visant à autoriser par principe le téléchargement de fichiers d’œuvres protégées, contre le paiement d’une redevance forfaitaire reversée aux ayants droit. Les dirigeants du Parti socialiste, qui recueille notamment depuis les lois LANG du 10 août 1981 et du 3 juillet 1985 un certain capital de sympathie du côté des auteurs et des industries culturelles, eux-mêmes très majoritairement hostiles à la licence globale, ne parvinrent jamais à l’impossible synthèse.
Adopté par l’Assemblée nationale avant d’être battu en brèche par les sénateurs, l’amendement « licence globale », qui légalisait les échanges de fichiers d’œuvres protégées, laissa un avatar : l’exonération des délits de contrefaçon au bénéfice des échangistes paritaires.
Le calice du gouvernement d’alors n’en était pas à la lie : pour faire pièce à la licence globale, mais afin de donner le change aux partisans des réseaux d’échanges paritaires, le ministre de la Culture, par la voie d’un amendement (n° 263) avait voulu exonérer des délits de contrefaçon prévus aux articles L.335-2 et suivants du CPI : « la reproduction non autorisée, à des fins personnelles, d’une œuvre, d’une interprétation, d’un phonogramme, d’un vidéogramme ou d’un programme protégés par un droit d’auteur ou un droit voisin et mis à disposition au moyen d’un logiciel d’échange de pair à pair ».
Le même amendement, à qui le législateur avait prêté vie, prévoyait aussi de soustraire aux foudres de la contrefaçon « la communication au public, à des fins non commerciales, d’une œuvre, d’une interprétation, d’un phonogramme, d’un vidéogramme ou d’un programme au moyen d’un service de communication au public en ligne, lorsqu’elle résulte automatiquement et à titre accessoire de leur reproduction dans les conditions visées au premier alinéa. »
Le Conseil constitutionnel, aux termes de sa décision du 27 juillet 2006, a jugé que cette exonération, contraire au principe d’égalité, devait être censurée.
Depuis, c’était il y a deux ans, la loi DADVSI conserve les stigmates d’une gestation douloureuse et d’une naissance difficile. Elle ne satisfait au fond ni les ayants droits qui ne peuvent concurrencer les fichiers illicites, libres, ceux-ci, de mesures techniques de protection (MTP) et conformes à l’interopérabilité inhérente au dogme et à la pratique numériques.
Alors président directeur de la Fnac, M. Denis OLIVENNES, a publié en février 2007 un opuscule intitulé, comme une revanche cent soixante-sept années après PROUDHON « La gratuité c’est le vol ».[2]
M. Denis OLIVENNES, diplômé de normale sup de Saint-Cloud et de l’ENA, a commencé sa carrière comme auditeur à la Cour des comptes avant de rejoindre Pierre BEREGOVOY, dont il sera le conseiller, tant dans ses fonctions de ministre de l’Économie qu’à son cabinet de Premier ministre.
Denis OLIVENNES rejoindra ensuite Air France, puis NC Numéricable (rachetée par le groupe Canal +) puis la Fnac. Il est, depuis 2008, directeur général adjoint et directeur de la publication du journal Le Nouvel Observateur. [3]
Les points de vue de M. Denis OLIVENNES, s’ils sont éminemment respectables en tant que tels, ne faisaient pas particulièrement autorité en matière de propriété littéraire et artistique, avant que la ministre de la Culture ne loue la « hauteur de ses vues » (lettre de mission Christine ALBANEL du 26 juillet 2007) et lui confie la mission qui prospérera comme l’on sait jusqu’aux principaux palais de la république : l’Élysée, le Luxembourg, le palais Bourbon, en passant (et repassant) par le palais Royal
Sauf cette promotion inattendue, dont nous félicitions volontiers M. OLIVENNES, ses vues, toutes hautes qu’elles soient, n’en demeurent pas moins des vues éminemment discutables, en toute sérénité naturellement.
Dans son petit ouvrage, M. Denis OLIVENNNES brosse rapidement un certain panorama du bien culturel avec ce postulat : « La démocratie culturelle est née de la marchandisation des œuvres de l’esprit » (page 12 de l’ouvrage).[4]
Denis OLIVENNES y défend l’économie de « la culture populaire et mondialisée du divertissement » par opposition à la haute culture élitiste et universaliste de l’invention esthétique. « Ce n’est pas La Princesse de Clèves, Don Giovanni ou Les Demoiselles d’Avignon, mais Da Vinci Code, Britney Spears et Disney » écrit Denis OLIVENNES. Distinguo qui ne va pas sans poser en soi quelques difficultés pour les praticiens du droit d’auteur et bien qu’il y ait là une véritable question : la protection des œuvres conçues comme des produits commerciaux, avec des objectifs de rentabilité et de profit, doit-elle être identique à la protection de l’œuvre créée avec elle-même comme seule finalité ? En tout cas, M. OLIVENNES impose un postulat qui vicie sa théorie en droit positif.
L’auteur écrit ensuite : « En soutenant la croissance de production des circuits de production et de diffusion des œuvres, le développement du divertissement mondialisé sert ainsi d’écosystème à la diversité culturelle. Dans les pays comme la France, ce phénomène est renforcé par la mise en place de réglementation et de mécanismes de soutien ou de redistribution : ils protègent la diversité en aidant les « petits » producteurs et distributeurs ainsi que les œuvres moins commerciales. C’est ce qu’on a longtemps appelé « l’exception culturelle. »
Ainsi l’accès gratuit aux œuvres protégées via les réseaux de peer to peer affectent-elles directement non seulement la rémunération des producteurs des artistes et des auteurs, mais aussi directement la diversité culturelle : les « gros » ne financent plus les « petits », les « rentables ne le sont plus assez pour financer les « non rentables ».
Denis OLIVENNES choisit les philosophes « néo-tocquevilliens », contre les philosophes « marxistes » : « le processus de démocratisation et d’accomplissement des individus, malgré ses dérives et ses caricatures (est) un progrès de la civilisation, alors que pour ceux-ci « le triomphe de la culture du divertissement de masse constituerait au contraire l’avènement d’une nouvelle barbarie. » (Pages 73 et 74 de l’ouvrage)
Denis OLIVENNES distingue encore les œuvres mondiales et les œuvres universelles, celles qui renvoient au public et celles qui s’imposent au public. Citant Hannah ARENDT : « elle note l’émergence, écrit l’auteur, (à côté des « ouvrages immortels du passé ») de nouvelles marchandises qui ne sont ni des « choses » ni des « objets culturels » ni des « valeurs », mais des biens de consommation destinés à être usés jusqu’à épuisement, comme n’importe quel autre bien de consommation ». Lorsqu’Arendt prophétise la dissolution de « l’art véritable » dans la « culture légère », Denis OLIVENNES veut au contraire démontrer que celle-ci sauve celui-là.
Au rebours d’autres auteurs qu’il convoque tels Daniel COHEN (cité page 100 de l’ouvrage, La propriété intellectuelle c’est le vol in Le Monde du 08/04/01) ou Jacques ATTALI (cité page 116, Une brève histoire de l’avenir, Fayard 2006) démontrant le caractère nécessaire et inéluctable de la gratuité des œuvres et, à l’inverse, le caractère anormal du caractère onéreux, pour Denis OLIVENNES « La gratuité c’est le vol ».
Pour autant, selon l’auteur, la répression n’est pas une solution et les mesures techniques de protection sont désormais impossibles à mettre en œuvre.
Le bon sens respectable de M. OLIVENNES ne fait pas la raison, encore moins devrait-il faire une loi.
Toutes les idées développées par M. OLIVENNES dans son court essai, à savoir lutte contre la gratuité, répression amoindrie, développement de l’offre légale, abandon des DRM, se retrouvent dans les accords de l’Élysée et dans le projet de loi en objet.
Le petit ouvrage « de bon sens » vaut sans doute quelque chose - parce qu’il faut en tout cas faire quelque chose -, mais il ne vaut pas grand-chose au regard du contrat social qui fonde le droit d’auteur.[5]
Sa descendance (mission OLIVENNES, rapport OLIVENNES, accords de l’Élysée, projet de loi HADOPI) ne vaut guère plus à cette aune et, encore une fois, quelque respectable et utile soit la position de Denis OLIVENNES et quelque nécessaire soit la lutte contre le piratage.
Personne, respectueux des œuvres des esprits (grands ou petits) ne peut voir sans crainte la consommation effrénée de celles-ci au meilleur prix pour le consommateur, c’est-à-dire zéro, comme autant d’acte de mépris de ceux qui portent ces esprits : la gratuité, c’est le paroxysme de cette logique marchande, où l’œuvre de l’esprit cède le pas à l’objet marchand : le demandeur/consommateur résout son conflit avec les offreurs du mieux qu’il peut, c’est-à-dire sans payer.
La gratuité, ce n’est pas du vol, contrairement à l’assertion très spécieuse de M. OLIVENNES, d’abord parce que le public a une véritable créance d’accès sur les œuvres publiées[6], encore parce que l’œuvre est destinée au domaine public, ensuite parce que les droits d’auteur et les droits voisins confèrent un droit de propriété incorporel protégé par le droit spécial de la contrefaçon, enfin parce que rien n’est gratuit sur internet : tout trafic bénéficie aux opérateurs et le pirate laisse toujours des éléments d’identification qui ont une valeur économique.
La question fondamentale posée par la contrefaçon sur internet, nous semble t-il, réside d’abord dans cette inconscience et cet amoralisme absolu du « pirate », un pur nihiliste en fait, qui non content de jouir gratuitement - comme s’il s’agissait de jouir - détruit en plus une économie et une société qu’il ne reconnaît pas.
Le problème fondamental, c’est bien, depuis quelque temps déjà, la fracture du contrat social, qui fonde le droit d’auteur. Il ne faut pas rechercher les causes de cette fracture ailleurs que dans le matérialisme commun au fond à M. OLIVENNES et aux « pirates » : l’œuvre est une chose qui tend à se réduire à son support pour la meilleure utilité du « consommateur ».
Or, le lien qui unit le créateur, quel qu’il soit, dès lors qu’il est protégé par le droit spécial des auteurs, n’a rien à voir avec la fourniture de bien ou de service. Pourtant le public « consomme » des œuvres. On l’y incite même.
Guy DEBORD (étonnamment ignoré par Denis OLIVENNES dans son opuscule) écrivait au début de La Société du spectacle[7] :
« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. »
... et s’est dissout dans des reproductions, oserions-nous ajouter.
Si notre législateur est finalement bien inspiré par des traditions anglaises et des meilleures, c’est bien celle du non-sens, dans la lignée de Lewis CARROLL, à moins que ce ne soit celle de l’Utopie et de l’Eutopie, dans la lignée de Thomas MORE.[8]
Le bon sens possède souvent l’apparence ordinaire de la raison. Mais la raison n‘est jamais ordinaire.
Cette procédure, présentée avec beaucoup d’apparence de raison, fait peu de cas des garanties procédurales administratives, civiles et pénales pour instaurer une procédure « sui generis », de nature foncièrement répressive.
Son objectif déclaré n’apparaît pas tant comme la protection des auteurs/artistes que l’organisation d’un contexte favorable à la mise en place d’accords entre opérateurs et producteurs. C’est au fond une énorme différence qui relativise tant les droits de propriété littéraire et artistique que les droits fondamentaux du justiciable.
Ainsi peut-on lire dans l’exposé des motifs du projet de loi : « il s’agit de faire comprendre au consommateur qu’internet est désormais, parallèlement à ses fonctions de communication et d’échange, un outil efficace et moderne de distribution commerciale. Elle (la lutte contre le piratage de masse) sera donc essentiellement préventive et l’éventuelle sanction de la méconnaissance des droits de propriété littéraire et artistique ne passera plus nécessairement par le juge »
C’est bien ce qui peut inquiéter : le juge, c’est aussi la garantie du bon droit, avant, pendant et après le jugement.
Manifestement fasciné par un modèle inspiré de systèmes nordiques ou anglo-saxons, plus fantasmés qu’effectifs, foncièrement basés sur la contrainte volontaire et l’acceptation mutuelle, fondés sur une forte volonté de cohésion sociale, le législateur voudrait donc que le piratage devienne un « risque inutile » au regard de l’offre légale qui serait développée en échange du mécanisme « préventif » et « pédagogique », répressif au fond, qui serait mis en place.
L’on ne voit pas en quoi le piratage deviendrait un risque inutile puisqu’il ne s’agit précisément pas de sanctionner le « pirate », mais le titulaire de l’abonnement négligent.
Le système mis en place par le projet de loi ne parvient pas à surmonter le vice essentiel sur lequel il repose : une personne innocente, en tant que telle, le titulaire de l’abonnement, est responsable pénalement, fût-ce à un degré moindre, de faits de contrefaçon commis par un tiers.
Si ce n’est toi ...
Existe-t-il d’autres exemples où une personne est réprimée pénalement non pas pour la commission de faits dont elle l’auteur, mais pour sanctionner le défaut de surveillance ou de vigilance qui aurait permis l’utilisation détournée par un tiers des moyens dont elle a la garde ? L’on songe immédiatement aux véhicules à moteur et aux infractions du Code de la route, dont l’exemple est rappelé par les promoteurs du projet gouvernemental.
Toutefois, le mécanisme est radicalement différent : il s’agit alors d’une présomption simple de conduite du véhicule par le titulaire de la carte grise. Celui-ci s’exonère de sa responsabilité dès lors qu’il démontre qu’il ne conduisait pas le véhicule en question.
L’on songe aussi aux cumuls d’infraction : l’un fabrique une fausse pièce d’identité qu’il procure au second qui commet ensuite une escroquerie. Les délits du premier et du second sont différents, mais ils ressortent tous les deux d’une intention délictuelle positive - dolus bonus - sauf si les deux sont liés dans l’escroquerie en quel cas ils sont complices et c’est le régime du cumul réel d’infraction qui s’applique.
Rien, en l’état de notre droit ne ressemble, heureusement, à notre connaissance, à ce dont nous traitons aujourd’hui :
Un défaut de surveillance, non incriminé comme tel, conduisant à une sanction de nature pénale, sans qu’il y ait pour autant aucune coaction ou complicité dans le délit de contrefaçon, afin néanmoins de faire supporter au débiteur de l’obligation de surveillance une part de responsabilité dans le délit de contrefaçon commis.
La poursuite des « pirates » est un acte d’autorité difficile à assumer pour le gouvernement[9], la constitution ne permet pas de régler le sort des pirates comme il l’aurait voulu : on décale alors la responsabilité sur un tiers au délit de contrefaçon et l’on invente pour celui-là une juridiction spéciale avec des peines spéciales.
Tant que l’on ne dissociera pas la responsabilité du titulaire de l’abonnement des faits de contrefaçon qui laissent supposer son défaut de surveillance, le dispositif légal constituera, sous un piètre déguisement, une violation permanente du principe de la personnalité des délits et des peines.
Peut-on imaginer une violation de l’obligation de surveillance sans contrefaçon en amont ? Évidemment, chacun sait comment internet permet de réaliser nombre de délits parmi lesquels l’on peut citer : l’incitation à la haine raciale, la provocation à la débauche, la pédophilie...
Pourquoi le titulaire de l’abonnement serait-il sanctionné pour son défaut de vigilance s’agissant d’échange de fichiers numériques lorsqu’il ne serait pas autrement inquiété, en tant que tel, c’est-à-dire hors complicité, sauf les règles civiles de la responsabilité du fait des choses que l’on a sous sa garde, c’est-à-dire dont a l’usage la direction et le contrôle, lorsqu’il s’agirait d’échanges pédophiles ?
D’abord parce que les enfants victimes de pédophiles n’ont aucune chance de devenir en tant que tels président d’un grand magasin de distribution.
Ensuite parce que le gouvernement, incapable d’appréhender le contrefacteur dans les mailles de la riposte graduée qu’il avait imaginée, a décidé d’y substituer le titulaire de l’abonnement, selon le principe de droit génial : « si ce n’est lui, c’est donc son fils ».
Les données personnelles dans le filet
La Haute autorité établit un répertoire national des personnes qui font l’objet d’une suspension en cours de leur accès internet.
Le fournisseur d’accès vérifie, à l’occasion de la conclusion de tout nouveau contrat portant sur sa fourniture de service, si le nom du cocontractant figure sur ce répertoire.
Le législateur autorise la création, par la Haute autorité, d’un traitement automatisé de données à caractère personnel portant sur les personnes faisant l’objet d’une procédure.
S’agit-il aussi des informations/avertissements prévus dans le projet de loi ? Il semble que la réponse doive aussi être forcément positive, puisque la sanction ne peut intervenir que dans le délai d’un an à compter de la recommandation. Pourtant l’abonné n’aura pas eu à ce stade le loisir de pouvoir ni vérifier ni contester ce qu’on lui reproche, sauf si, comme nous le pensons, en l’état actuel du texte, le recours au juge administratif est possible sur le fondement de l’excès de pouvoir contre les recommandations.
Le traitement a pour finalité la mise en œuvre, par la commission de protection des droits, des mesures d’information/avertissement et sanction et de tous les actes de procédure afférents, ainsi de la mise en œuvre de la vérification à la charge des fournisseurs d’accès internet afin de savoir si leur futur cocontractant ne figure pas au répertoire national des personnes dont l’accès est suspendu.
Avec le sinistre fichier Edvige[10], c’est un nouveau fichage de citoyen, dont nombre d’entre eux n’auront simplement rien à se reprocher, selon le principe du filet à mailles étroites : la mise à disposition, a priori, d’une autorité de police des éléments de la vie privée des personnes est justifiée par le niveau de sécurité requis.
La liberté a définitivement cédé le pas devant la sécurité, en contravention à la règle sociale politiquement libérale qui fonde nos États démocratique.
Perspectives
Selon la doctrine OLIVENNES qui étaye le projet de loi, l’exception culturelle est essentiellement économique et marchande. Elle justifie que l’on déroge aux lois du marché, non pas pour protéger les œuvres de l’esprit en tant que telle, mais pour les financer.
Ainsi les biens culturels doivent-ils échapper aux deux branches de la liberté du commerce et de l’industrie : liberté d’entreprendre (constitutionnalisée en 1982) et la liberté de concurrence (non constitutionnalisée). Le monopole des auteurs, artistes et producteurs est ainsi justifié.
Pourtant le droit d’auteur n’exprime pas cela : l’exception n’est pas économique, il ne s’agit pas d’instituer un monopole sur un bien en faveur de ceux qui l’ont acquis, mais d’instituer une souveraineté d’une personne, l’auteur, sur son bien, parce que l’auteur est pourvoyeur d’œuvres de l’esprit et parce que les œuvre de l’esprit, dans les États démocratiques et pacifiques, points de rencontre des personnes composants le public, sont à l’origine même du contrat social. Retirez la culture c’est-à-dire la création et le patrimoine, demeurent le pain et les jeux, ce qui est peut-être malheureusement assez conforme à l’état de nos sociétés.
Certes le monopole économique sur le bien découle de la souveraineté de l’auteur sur celui-ci, pour autant que l’auteur le souhaite, mais le sens de l’exception culturelle devient tout autre : ce n’est pas tant une exception monopolistique sur un bien dans une économie de libre concurrence, afin de permettre le financement des industries culturelles.
Ça c’est le moyen, ce n’est pas la fin. L’exception culturelle, qui découle du droit d’auteur, est une exception monopolistique en faveur d’un auteur afin de lui assurer la pérennité de sa relation avec le public : parce qu’il bénéficie d’un monopole d’exploitation l’auteur perçoit une rétribution qui lui permet de continuer à créer, et au niveau moral, qui est théoriquement et légalement prépondérant, de maintenir son œuvre à l’égard du public.
Qu’est-ce que ça change ? Tout : le public et particulièrement le jeune public rebelle et iconoclaste, méprisera d’autant plus l’œuvre de l’esprit que le législateur lui-même confondra un tant soit peu la répression de la contrefaçon avec la répression hasardeuse, infantilisante et injuste d’un défaut de surveillance à un abonnement.
Demeurent aussi nombre d’objections pratiques à l’efficacité du système HADOPI :
Quid de l’abonné, ressortissant français ou non, dont l’opérateur est à l’étranger ? Rien ne lui interdit de prendre un FAI n’importe où dans l’UE. L’HADOPI sera alors incompétente et désarmée.
Le projet de loi HADOPI va devoir passer au crible du Parlement puis très vraisemblablement du Conseil constitutionnel, à l’état de loi non promulguée et sans doute encore devant la même juridiction, puisque la récente réforme de la constitution permet à un justiciable de soulever par voie d’exception l’inconstitutionnalité d’une loi.
La Cour européenne des droits de l’homme est aussi susceptible de sanctionner un texte qui en l’état de sa rédaction nous semble contraire à l’article 6-I de la CESDH.
Extrêmement maladroit dans la méthode, fondé sur une conception courte et fausse de l’œuvre de l’esprit et du principe de sa protection, le projet de loi HADOPI rompt aussi les équilibres juridictionnels qui au fil du temps et de la jurisprudence font une civilisation.
Poser la question de la police des œuvres de l’esprit sans poser la question de leur valeur, non pas marchande, mais sociale, c’est, dans l’univers numérique, se heurter au néant.
Réprimer, fût-ce en tapant sur un tiers, le délit de contrefaçon sans faire l’effort de comprendre vraiment la société des « pirates », ces anti-sociaux, et pourquoi elle a surgi, c’est s’enfoncer dans une guerre de colonie. Et l’internet, c’est parfait pour les guérillas.
Les œuvres de l’esprit, leurs auteurs et leurs promoteurs méritent mieux que l’HADOPI. Ce ne sera pas difficile.
Antoine Gitton
www.gitton.net
[1] Haute autorité de la communication audiovisuelle avec la loi du 29 juillet 1982, Commission nationale de la communication et des libertés avec la loi du 30 septembre 1986, Conseil supérieur de l’audiovisuel avec la loi du 17 janvier 1989.
[2] Denis OLIVENNES : La Gratuité c’est le vol – Grasset 2007.
« Pierre-Joseph Proudhon : Qu’est-ce que la propriété ? Ou recherches sur le principe du droit et du gouvernement. 1840 ».
[3] Sources WIKIPEDIA.
[4] La notion de « démocratie culturelle » demanderait à être précisée. L’on peut affirmer exactement le contraire avec autant d’apparence de raison : la marchandisation des œuvres compromet l’avènement de la démocratie culturelle… L’on peut considérer, avec autant d’apparence de raison, que la culture en général et les œuvres de l’esprit en particulier sont forcément élitistes. Le postulat de M. OLIVENNES est en fait purement idéologique.
[5] Cf. notre article in Legipresse mars 2006, Le Droit d’auteur, un contrat social, Le projet de loi DADVSI – Commentaire d’une proposition d’amendement.
[6] « Le principe est double, ne l’oublions pas. Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient – le mot n’est pas trop vaste – au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous. » Victor Hugo, Congrès littéraire international, séance du 21 juin 1878.
« Avant la publication, l’auteur a un droit incontestable et illimité. Supposez un homme comme Dante, Molière, Shakespeare. Supposez-le au moment où il vient de terminer une grande œuvre. Son manuscrit est là, devant lui, supposez qu’il ait la fantaisie de le jeter au feu, personne ne peut l’en empêcher (…) Mais dès lors que l’œuvre est publiée l’auteur n’en est plus le maître. C’est alors l’autre personnage qui s’en empare, appelez-le du nom que vous voudrez : esprit humain, domaine public, société. C’est ce personnage-là qui dit : Je suis là, je prends cette œuvre, je fais ce que je crois devoir en faire, moi esprit humain, je la possède, elle à moi désormais. (…) l’œuvre n’appartient plus à l’auteur lui-même, il n’en peut désormais rien retrancher ; ou bien, à sa mort, tout reparaît. Sa volonté n’y peut rien (…) » Victor Hugo, Congrès littéraire international, séance du 25 juin 1878.
[7] Guy DEBORD pastichait ainsi Marx qui écrivait pour commencer Le Capital : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une "immense accumulation de marchandises". L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches. »
[9] Le piratage pose une véritable question d’autorité au sens le plus politique du terme : soit la loi est bonne, c’est-à-dire non seulement légitime (votée par le Parlement régulièrement constitué), mais encore doit-elle constituer une théorie suffisamment consensuelle du juste et du bien, soit elle ne l’est pas. Le gouvernement doit toujours avoir l’autorité morale nécessaire, soit pour faire respecter la loi sans transiger sur l’ordre public, soit pour la modifier. Il semble que nos gouvernements successifs, depuis l’avènement des technologies numériques, n’aient pas cette autorité nécessaire ni pour faire appliquer la loi sur le droit d’auteur, ni pour la modifier. C’est ainsi que le Parlement est devenu en matière de droit d’auteur une arène amusante où s’affrontent les lobbys, très renforcés par la facilité des communications.
[10] Créé par un décret du 27 juin 2008, le fichier Edvige – Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale – est né du démantèlement des Renseignements généraux. Ce fichier géré par la Direction centrale de la sécurité publique du ministère de l’Intérieur concerne à la fois les personnes « ayant sollicité ou exerçant un mandat politique, syndical ou économique ou qui jouent un rôle institutionnel, économique, social ou religieux significatif » et les individus ou les organisations « susceptibles de porter atteinte à l’ordre public ». Les mineurs pourront être fichés dès 13 ans.