Horizon crépusculaire du numérique en France ?

par Yannick Harrel
lundi 11 janvier 2010

Il est une constante affirmée depuis plusieurs années que deux mondes se font face et s’éloignent au fur et à mesure que le fossé d’incompréhension s’élargit : le monde du numérique, avec ses jeunes acteurs issus de la révolution informatique, et le monde des ayants droit, issu d’une rébellion de Beaumarchais datant du XVIIIème siècle. Adoubé par l’autorité suprême, le vieux monde n’eut de cesse jusqu’à présent d’accentuer le volet répressif sans ébaucher ses propres errements ni d’entrevoir l’inanité de mesures déjà dépassées par des techniques mutagènes. Néanmoins cette obstruction systématique pose désormais la problématique suivante : quel avenir pour l’économie numérique en France ?

La France, pays minitélisé
 
Outre la question des libertés individuelles de plus en plus écornées par l’intrusion des mesures législatives successives au nom de la défense des droits d’auteurs, et qui mériterait un article à elle seule, il est pertinent de se demander quel peut être le futur souhaité pour l’innovation et l’entrepreneuriat dans le domaine du numérique.
 
Si la FEVAD (Fédération du E-Commerce et de la Vente à Distance) s’enorgueillit d’un chiffre d’affaires de 20 milliards d’euros pour l’année 2008, cette richesse médiatisée ne va pas sans attiser jalousie et velléités de soutirer quelques deniers du butin. Ainsi n’est-il pas surprenant d’apprendre que l’une des recommandations du rapport [1] de la Commission dite Zelnik (dont la composition en dit déjà long sur l’impartialité de ses membres [2] ) est l’instauration d’une taxe sur les revenus publicitaires en ligne. Proposition reprise tambours battants et trompettes claironnantes par l’hôte de l’Elysée en visant le mastodonte de Moutain View, Google, relayé par les milieux médiatiques en évoquant d’office le spectre d’une « taxe Google » (alors qu’étaient aussi visés les sociétés Yahoo ! Microsoft et AOL). Or, ce dont ce dernier ne s’attendait certainement pas c’est de la levée de boucliers faisant suite à son intention d’expertiser et d’appliquer cette taxe. Ce faisant, cette velléité est symptomatique d’une méconnaissance des principes régissant l’univers des réseaux, et du premier d’entre eux, Internet. Car comme le mentionnait un rédacteur d’Agoravox, quel est le degré de faisabilité ? Il est vrai que nous dépassons le simple domaine du déclamatoire au sein des travées de zélateurs pour pénétrer dans les questions technico-fiscales. Ce qui faisait dire au Président de PriceMinister, Pierre Kosciusko-Morizet, tout goguenard au Figaro : imaginer que des sociétés étrangères vont accepter de dire je fais tel chiffre d’affaires dans tel pays, c’est de la science-fiction [3].
 
Il est précisé que la dite perception se doit d’être Européenne pour obtenir un maximum d’efficacité, louable prescience mais imagine-t-on l’Irlande, les Pays Bas et le Luxembourg (pour prendre les exemples les plus pertinents) renoncer à des revenus substantiels tirés d’une fiscalité préférentielle ? Si cela était aussi simple, l’harmonisation fiscale au sein des 27 pays membres serait une réalité et non une chimère brandie erratiquement par quelque bonne âme médiatique.
En corollaire de cette initiative si elle devait être suivie, il y a fort à craindre que ce soit les sociétés Françaises qui s’acquitteront prioritairement de cette taxe potentielle. Encore faudrait-il bénéficier d’outils performants pour évaluer correctement la part des revenus en ligne dégagés par lesdites entreprises…
 
L’un des passages le plus savoureux que je tiens à vous citer du rapport précité est le suivant : La facilité consisterait à opter pour un système de licence globale, que de nombreux acteurs et observateurs suggèrent, en faisant supporter aux internautes un surcoût de quelques euros ajouté à l’abonnement mensuel payé au fournisseur d’accès à internet, en échange d’un accès libre et sans limite à la musique en ligne. Il est impossible de souscrire à cette proposition pour une raison fondamentale : son inspiration est contraire à l’essence même du droit d’auteur, qui est le droit exclusif d’un créateur libre et indépendant. De surcroît, la licence globale ruinerait les efforts des éditeurs de services de musique en ligne, dont la mission tient à saluer l’opiniâtreté souvent remarquable, qui tentent de développer, en respectant la loi, des services attractifs pour les consommateurs.
Décryptage : 1) la licence globale ou collective c’est trop facile alors autant mettre en place une énième autorité administrative indépendante (dans le texte, dans les faits…) consommatrice de fonds publics 2) idéologiquement on ne peut pas revenir en arrière en dépit de l’évolution technique à laquelle nous sommes confrontés, avec un tel argument il est d’office patent que nous sommes en compagnie de gens acquis à la cause de la modernité et de l’innovation 3) il y a des rentes de situation qui sont en train de se mettre en place, ça serait trop bête de les remettre en cause, une fois encore une apologie débridée du risque et de l’accompagnement de l’évolution technique.
Sachons aussi apprécier le titre du chapitre d’où est tiré le présent extrait : La première urgence est d’agir pour le décollage des services musicaux en ligne. Depuis les années 90 et le début grand public de l’Internet en France, il est évident qu’il y a une lente urgence à rattraper presque vingt années de dédain et/ou d’imprévoyance…
 
A se demander si là tout en haut l’on ne demeure pas orphelin de l’effacement inexorable du Minitel, de son univers calibré, confiné, propriétaire, unimédia et surtout… onéreux.
 
Le passé taxant l’avenir
 
C’est l’association Renaissance Numérique qui l’exprime dans un communiqué cinglant, morceau choisi : Renaissance Numérique conclut que les difficultés économiques d’un secteur, quel qu’il soit, ne doivent en aucun cas servir de prétexte à une amputation des entrepreneurs, des innovateurs, ni de l’ensemble des acteurs du numérique et de leurs ressources financières, qui sont la croissance et les emplois de demain. « En France, il parait que faute de pétrole, on avait des idées. Il semblerait que faute d’idées, on n’ait plus que des taxes... », déplore Guillaume Buffet, co-Président de l’association, qui appelle à une réflexion plus juste et plus renseignée sur le numérique et la création culturelle.
 
Il convient de nullement se leurrer, la taxe visée n’est pas la seule préconisée au sein dudit rapport, ce qui ne peut qu’inquiéter à terme : ainsi est aussi avancée une redevance sur… les œuvres cinématographiques tombées dans le domaine public [4] ! Ou encore d’élargir l’assiette de la redevance sur la vente de matériel de reproduction et d’impression (les photocopieurs et imprimantes).
La Commission a cependant prit soin d’éviter une nouvelle ponction des fournisseurs d’accès à Internet (déjà mis à contribution pour le financement de l’audiovisuel public sur une partie de leur chiffre d’affaires) : maigre consolation.
 
Tout n’est certes pas à rejeter en bloc dans l’ensemble des propositions énoncées, cependant celles impactant directement le monde du numérique ne peuvent guère rasséréner ceux qui désirent entreprendre dans ce secteur porteur.
Las, le fait du Prince (que l’on a connu autrefois plus avisé, notoirement durant le Moyen-Âge où les souverains royaux, ducaux comme comtaux n’eurent de cesse de favoriser l’essor économique et l’innovation [5] ) introduit un malaise palpable chez les acteurs du numérique de par les signaux consécutifs envoyés (projets de loi DADVSI puis HADOPI [6] ). Les sociétés opérant dans le secteur de la téléphonie mobile étant tout autant concernées par les mesures ébauchées puisque les appareils contemporains ressemblent de plus en plus à des ordinateurs de poche, surtout avec des applications transversales sur divers supports.
 
Faudra-t-il attendre une expatriation fiscale et/ou physique des acteurs du monde numérique pour se rendre compte qu’un relais de croissance se doit d’être accompagné et non éviscéré ?
 
En outre, à quand une vraie réflexion sur la réforme des droits d’auteurs, dont le fonctionnement apparait de plus en plus décalé en ce début de XXIème siècle ?
Des pistes de réflexion existent, et certaines même mises en application, seulement encore faudrait-il souhaiter en prendre connaissance.
 
Le rapport de la Commission Création et Internet au format PDF
 
[1] Remis le 6 janvier 2010 au Ministre de la Culture François Mitterrand.
[2] Patrick Zelnik, responsable de la maison de disques Naïve est aussi l’un des créateurs des magasins Virgin en France ; Jacques Toubon, ancien Ministre de la Culture, ministère dont on connaît les liens « privilégiés » avec les sociétés de gestion des droits d’auteur ; Guillaume Cerruti, Président de Sotheby’s France, grande maison de ventes aux enchères qui a bien à craindre les nouveaux concurrents numériques tels eBay ou PriceMinister.
[3] Article du Figaro daté du 08/01/2010.
[4] Proposition n°15 du rapport Création et Internet : Créer un fonds spécial pour la numérisation des films du patrimoine, via une redevance sur l’exploitation des oeuvres du domaine public cinématographique.
[5] Lire à ce sujet l’éminente monographie de Jean Favier : De l’or et des épices : naissance de l’homme d’affaires au Moyen-Âge, Hachette, 2004.
[6] Textes législatifs n° 2006-691 pour la loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information et n° 2009-669 pour la loi Création et Internet.
 

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