Intrication quantique et sciences de la complexité

par Bernard Dugué
mardi 12 juillet 2016

L’intrication laisse les scientifiques perplexes, avec une première question dont la réponse fixe le destin épistémologique et ontologique de ce phénomène étrange. L’intrication est-elle un cas isolé de relation physique se produisant lorsqu’un scientifique prépare deux systèmes dans un état intriqué ou bien est-ce une propriété fondamentale de la nature ? Auquel cas, l’intrication serait largement présente. Avec une hypothèse forte sur les systèmes intriqués qui pourraient être la règle alors que les systèmes indépendants seraient quant à eux l’exception. Quelques spécialistes de la question n’hésitent pas à proposer cette hypothèse qui, si elle est légitime, permet de configurer avec des éléments inédits les grandes questions scientifiques parmi lesquelles une se détache car elle est à la fois irrésolue tout en étant universelle. C’est la question centrale de la systémique. Comment expliquer le fonctionnement d’un tout dont les propriétés ne sont pas concevables comme la somme des propriétés de chaque partie. Et comme les systèmes adviennent avec le temps, alors cette interrogation se décline aussi comme la question centrale de l’émergence. Si l’intrication quantique est un concept clé pour comprendre les systèmes avec leurs émergences, pourquoi alors cette voie est-elle ignorée par les scientifiques ? Cette question relève de l’épistémologie ainsi que de l’histoire des sciences. Un retour en arrière s’impose.

Les recherches systémiques ont posé la question centrale de l’émergence à travers le concept générique d’auto-organisation qui fut à la mode pendant une période relativement limitée, de 1970 à 1990. Cette époque d’effervescence intellectuelle fut également marquée par les théories du chaos. Le contournement de l’intrication par les théoriciens des système a au moins trois explications. D’abord le fait que ce phénomène était considéré comme une curiosité, avec quelques hésitations sur son existence et son extrême étrangeté qui, telle que présenté dans les recensions, ne se prêtait pas à figurer comme un concept central pour comprendre la nature. La deuxième explication tient au caractère de l’intrication qui n’a rien d’une interaction contrairement aux forces classiques, fortes, faibles et surtout électromagnétiques avec l’atomisme et toute la chimie qui en découle. L’intrication se conçoit comme une relation formelle entre deux parties de la nature sans qu’il y ait interaction, or, toute la science moderne est basée sur des interactions. Y compris les conceptions systémiques comme par exemple l’autopoïèse avec son concept de clôture opérationnelle proposé par Varela. La troisième explication repose sur les avancées percutantes menées dans le cadre de la génétique à partir des années 1990. Dans le domaine de la biologie, les scientifiques ont cru trouver avec les gènes la solution ultime pour comprendre le vivant et se sont enivrés des perspectives promises par le séquençage du génome humain.

La science moderne repose sur des notions classiques, interaction, objet, réaction, force et surtout mécanisme. Le propre de l’intrication est de caractériser une situation qui sort de tous les cadres modernes de la pensée scientifique et c’est ce qui fait fuir les professionnels trop « cartésiens », alors que les esprits curieux et aventureux sont prêts à entendre ce qui résonne à travers l’intrication quantique. Mais avant d’entendre, il est important de bien poser la conjecture.

Les systèmes intriqués peuvent être préparé en utilisant divers dispositifs et en jouant sur des propriétés élémentaires comme le spin électronique ou la polarisation de photons. Des paires d’ions sont aussi configurables dans un état intriqué moyennant un dispositif très élaboré. Prenons par exemples une paire d’ions béryllium et une paire d’ion magnésium écartées d’un quart de millimètre. Ces paires oscillent à cause de la répulsion électrostatique. En utilisant des champs électriques et des impulsions laser, ces deux paires peuvent être placées dans un état composite intriqué. Jusqu’ici, rien de très surprenant, sauf si on interroge la réalité. Les systèmes intriqués sont-ils des phénomènes produits par la science dans des conditions spéciales ou bien sont-ils des propriétés fondamentales de la nature ? La seconde option est plausible mais alors elle conduirait à envisager que ce sont les expériences quantiques ordinaires qui sont produites par une science qui, en séparant les composants, tendrait à façonner des situations désintriquées. Peut-être qu’au final, la désintrication renvoie à la part de libre arbitre et d’indépendance dans la nature alors que l’intrication est une propriété qui participe à l’ordre des choses tout en façonnant des mondes classiques. Nous sommes pour l’instant démunis face au « mur épistémologique » quantique.

Je me suis livré à une recherche dans la colossale bibliothèque numérique des arXiv en utilisant des mots clés combinés. Une requête lancée sur les titres des articles avec comme mot clé « entanglement » associé à un autre mot clé. En combinant avec « entropy », on obtient plus de 800 réponses. Avec « gravity », ce sera quelque 450 réponses. Avec « complexity », on tombe à 45 et pour finir, aucun article n’a dans son titre « entanglement » et « biology ». Le verdict est simple. L’intrication est une notion qui appartient à la physique et concerne de près l’entropie ainsi que la formulation de la gravité quantique. Le lien avec l’entropie n’a rien d’étonnant si l’on admet que l’intrication détermine une certaine configuration de l’information liée aux états quantiques. Ce qui paraît surprenant, c’est le faible nombre d’articles dont le titre annonce une étude sur la complexité et pour finir, l’absence d’études consacrées à un lien possible entre le monde biologique et l’intrication. En faisant une requête sur le texte complet des articles, on tombe sur quelques résultats mais une chose est certaine, c’est que l’intrication n’est pas considérée comme un phénomène permettant d’expliquer la complexité des systèmes vivants.

Nous voilà dans une configuration épistémologique étrange. Plus de cinquante ans de recherches en théories de la complexité appliquées entre autres aux systèmes vivants ; plus de trente ans que l’intrication est connue des physiciens en tant que réalité quantique. Et si peu d’investigations sur un possible rôle de l’intrication dans l’ordre et l’information des systèmes complexes. Cherchez l’erreur ! Les biologistes pensent trouver dans la complexité des mécanismes l’explication des origines de la vie, de l’évolution, de l’émergence de la conscience, mais ils sont dans l’impasse. La complexité observable n’est pas la cause mais la conséquence de processus plus fondamentaux. Seules, des avancées spéculatives radicales comme celle promises par la physique quantique peuvent faire avancer la compréhension des choses complexes. Puissent ces quelques lignes inciter les générations de jeunes chercheurs à explorer cette voie. Avec un rappel sur l’expérience EPR réalisée par Einstein et qui fut une expérience de pensée. La science avance aussi avec des expériences de pensée ! L’intrication a toute sa place pour penser les chaînons manquant qui font défaut pour expliquer la vie et la conscience.


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