L’économie de l’immatériel est bluffante

par Céline Ertalif
mardi 10 octobre 2006

Les technologies nous conduisent vers une économie de la connaissance et il faut s’adapter. Moderniste patenté, Thierry Breton a installé une commission sur l’économie de l’immatériel le 27 mars 2006 sous la direction d’un grand patron de la publicité et d’un haut fonctionnaire des finances. Un rapport d’étape devait être remis le 30 juin dernier et le rapport lui-même a été annoncé pour le 30 septembre. On est sans aucune nouvelle d’une série de trois rapports qui, faute d’être véritablement attendue, s’annonce comme un objet de grande curiosité.


Que va-t-il sortir de la boîte ? Le bluff est tellement la ligne directrice du ministre, ancien patron de France Télécom, et ex-écrivain futurologue, que l’on ne prête même plus vraiment attention aux rapports annoncés, ni à la fiabilité de la communication et des délais supposée être un des éléments fondamentaux de la qualité des services dirigés par les managers. La question est de savoir quelle intégration le capitalisme peut faire de l’immatériel, avec un petit problème troublant : est-ce que la connaissance est soluble dans l’économie ? Nous vivons "une époque moderne", comme ne nous le rappelle plus quotidiennement Philippe Meyer à huit heures moins cinq. On s’étonnera tout de même qu’il ait fallu attendre un écrivain à Bercy pour qu’il advienne que les députés se gaussent du français du ministre des finances qui doit, certes, être d’abord un fort en maths.



La première difficulté sérieuse de notre affaire, c’est la technologie. On confond depuis longtemps la science, la technique et la technologie, ou tout au moins on passe de l’une à l’autre de ces notions sans clarté. Normalement, en bon français, la technologie est l’étude des techniques et les techniques se rapportent à un art de manier des outils ou un domaine particulier de la connaissance. Ainsi on parle depuis une décennie de « nouvelles technologies de la communication » dans cette confusion de sens, simplement parce que c’est plus dans le vent que de parler de techniques de la communication. Et ce qui, au départ, avait simplement l’air d’une expression un peu plus chic devient une habitude sur la signification de laquelle on ne s’interroge plus.


L’usage courant du mot technologie(s) aujourd’hui nous dit tout autre chose que cette définition élémentaire de la technologie que l’on peut trouver dans le Petit Robert ou tout autre bon dictionnaire. La "technologie" nous dit qu’il y a d’une part une fusion entre la science et la technique, et d’autre part que tout ce qui est techniquement faisable et utile finira toujours par être réalisé. Pour être plus précise, l’usage du mot ne nous dit pas, il insère sans justification par simple affirmation la fusion entre la science et la technique. La technique et la science sont-elles réductibles à une seule et même chose ? Faux. La science aboutit-elle forcément à la technique ? Faux encore. Le développement technique est-il toujours utile ? Faux toujours. Le mariage de la science et de la technique donne des opportunités de profit auxquelles on est totalement incapable de résister ? Hop, là c’est bon, vous avez trouvé du vrai !


L’indispensable identification de l’objet


Derrière le mot technologie(s), il n’y a pas que la frime et la confusion, il y a aussi de la propagande. Une formidable propagande. Celle-ci est d’autant plus efficace que personne ne peut plus maintenant l’identifier sans un petit effort intellectuel. L’usage du terme a inoculé le non-dit qui nous répète inlassablement l’affirmation du dogme de la fusion de la science avec la technique. Et nous croyons y voir la réalité, la preuve toujours renouvelée de l’horizon fuyant mais indépassable du progrès traduit en renouvellement perpétuel des objets et en croissance économique ininterrompue.


La science, indiscutable par les profanes, dans son progrès perpétuel et par ses réalisations techniques, entraîne des changements dans la société. Bien entendu, la propagande a tendance à s’abîmer dans la sottise pure et simple. Mais personne ne semble plus capable d’imaginer deux minutes que c’est la société qui libère la science et les usages techniques. Le grand mouvement d’individuation en Occident libère de la religion et des contraintes communautaires. Internet poursuit le phénomène urbain, où la ville est libératrice du contrôle social qui pèse dans les campagnes, la gestion de la rencontre et de la distance impose des modalités d’échange et de responsabilité individuelle en rupture avec l’imaginaire vertical d’une science qui déploie le progrès comme une somme de vérités et d’outils qui tombent de haut. L’important, c’est que le réseau permet de nouvelles modalités de rencontre, et donc de nouveaux voisinages qui échappent au contrôle par les autorités.


La thématique de l’économie de la connaissance expose à de grands dangers, parce qu’elle propose une nouvelle étape du capitalisme triomphant, en calculant par exemple le patrimoine immatériel public de l’État (c’est dans le communiqué de Bercy, mais oui !). Le risque est de faire passer aux aveux l’idéologie de la technologie au service de l’économie, comme cela est quasiment le cas avec la loi DADSVI. L’économie immatérielle, en raccourcissant le lien entre la production économique et les signes de la richesse, renouvelle la confusion de sens créée dans le rapport entre la technique et la société. La loi sert des intérêts économiques, et les intérêts économiques ont besoin du droit parce que la médiation marchande s’évapore.


L’économie repose depuis le haut Moyen Age sur l’échange, le marché, et l’accumulation, sans oublier la médiatisation monétaire publique pour réguler la transmission entre les acteurs privés. Avec la connaissance, on a une matière publique et cumulative sans méthode de valorisation susceptible de créer un marché avec une procédure d’échange lisible. L’identification de l’objet est indispensable à la transaction des marchandises, alors qu’il est très compliqué de spécifier une connaissance sans la livrer ; voilà ce qui pose problème.


La connaissance est prise dans cette contradiction que sa valeur n’existe que par sa diffusion, ce qui est tout de même assez contradictoire avec l’appropriation privée. Mais c’est que justement il y a des entreprises qui veulent capturer la connaissance, et toute connaissance capturée vaut de l’argent. François Loos, ministre délégué à l’industrie, explique ce genre de chose très officiellement.et nous dit que cette nouvelle économie crée de la valeur en interdisant la communication. L’économie de la connaissance serait donc ce monde où l’on s’enrichit en interdisant l’échange, surtout s’il est gratuit, par de nouveaux privilèges appelés brevets, droits ou licences. Là on nous invente mieux que du post-industriel, c’est carrément du post-économique !


Se décentrer de l’économie


Tout cela ressemble à une suite de propos vides de sens, fondés sur des idées creuses, des billevesées. L’identification de l’objet indispensable à la transaction ne peut pas être évacuée de l’acte économique. Et l’échange a besoin de signes qui symbolisent la confiance. Avec la valorisation des biens immatériels au bilan comptable, si l’on n’y prend pas garde, on va complètement polluer les signes eux-mêmes. Cela signifie que les documents de propriété, la monnaie et même le langage peuvent perdre en crédibilité et par conséquent, tout le système de valorisation s’en trouvera affecté. Nous avons un ministre des finances qui pratique sans cesse le langage publicitaire (qui n’est rien d’autre qu’une banalisation de la dégradation du sens des mots), qui n’est pas non plus une référence indiscutée dans le simple domaine de l’honnêteté comptable (affaire Rhodia), mais qui nous rassure à chaque fois qu’on l’entend sur sa modernité.


L’impérialisme de l’économie sur la technique a fait la grande réussite du capitalisme industriel. Mais il n’est pas certain que l’économie puisse enchâsser la science ou la connaissance. Il n’y a jamais eu autant de diplômés frustrés et déclassés, sans issue réelle de reconnaissance sociale par la distribution économique, alors les élites ne devraient pas se perdre en considérations hasardeuses, car leur avenir est fragile et incertain. La frustration de l’impossible accès à l’élite de ces déclassés travaille déjà profondément l’imaginaire collectif : l’exploitation de la nature est discutée, la croissance économique contestée, la publicité critiquée. Le thème de l’économie immatérielle reflète l’obsession des gens de pouvoir. Pourtant, l’économie n’aura pas forcément vocation dans l’avenir à être autant au centre de la société qu’aujourd’hui, les dirigeants publics actuels semblent radicalement incapables de penser ce recentrage de la société, alors que l’imaginaire collectif bouge dans un mouvement incontrôlé.


La première phrase de cet article dit que les technologies nous conduisent vers une économie de la connaissance et qu’il faut s’adapter : je n’en pense finalement pas un mot, j’ai essayé de montrer la sottise des idées reçues qu’on nous inflige. Nous sommes déclassés économiquement certes, mais nous pouvons aussi, par nos écrits et nos échanges, lutter pour décrypter la propagande, et nous ne sommes pas forcément assez bêtes pour laisser réduire la connaissance au champ des objets économiques.



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