L’espace neuronal sémantique
par Automates Intelligents (JP Baquiast)
jeudi 7 février 2013
Un article que vient de publier la revue Neuron illustre bien à cet égard l'intérêt de la fMRI associée au traitement informatique des images. Des chercheurs de l'Université de Californie-Berkeley y proposent des hypothèses permettant de répondre à la question de savoir comment le cerveau traite les informations visuelles afin de leur donner une signification (un contenu sémantique), sans se laisser déborder par le flux incessant des entrées sensorielles.
La Commission européenne vient d'accorder un budget de recherche sur 10 ans d'environ 0,5 milliards d'euros à l'Human Brain Project piloté par Henry Markram de l'Institut Polytechnique de Lausanne (voir Nature) Ce projet étendra, avec la collaboration de nombreux chercheurs, le travail entrepris par Markram dans le cadre du Blue Brain Project. Celui-ci consiste à modéliser sur un puissant ordinateur (fourni par IBM) le fonctionnement de petits éléments du cortex de rat, dits mini-colonnes. Nous avions depuis plusieurs années déjà indiqué ici que cette approche, aussi intéressante soit-elle, ne permettrait pas avec des délais raisonnables d'obtenir un modèle informatique opérationnel d'un cerveau complet, autrement dit un cerveau artificiel (voir notre article).
En effet, étant réductionniste par définition, autrement dit partant du neurone, considéré comme l'élément de base du système nerveux, cette approche serait incapable de montrer comment s'organisent les représentations globales du monde qui permettent au cerveau d'aider les possesseurs de cet organe, fut il un rat (rattus rattus) à survivre, par exemple distinguer une proie d'un prédateur (reconnaissance de formes ou de « patterns »). A plus forte raison n'éclairera-t-elle pas des comportements plus globaux qui sont tout aussi vitaux : imaginer l'avenir (le prédateur va-t-il attaquer ?) et prendre une décision (fuir ou non) .
Pour progresser dans cette voie, il faut construire le modèle informatique d'un cerveau en situation, c'est-à-dire un cerveau associé à un corps doté d'organes sensoriels et moteurs, plongé lui-même dans un milieu extérieur générant les informations susceptibles d'interagir avec ces mêmes organes sensoriels et moteurs. Pour cela, il faut d'abord observer le cerveau vivant dans son activité quotidienne. Les méthodes pour ce faire ne sont pas encore très nombreuses. Dans l'ensemble, elles sont regroupées sous le concept d'imagerie fonctionnelle (fMRI). Nous avons dans les années précédentes interrogé les scientifiques français qui se sont rendus célèbres dans ce domaine, notamment Stanislas Dehaene et Lionel Naccache, élèves de Jean-Pierre Changeux.
Les résultats des observations de l'imagerie fonctionnelle, qui ne sont pas faciles à interpréter, doivent être organisés sous forme d'agents logiciels susceptibles d'être traités en informatique afin d'être eux-mêmes visualisés de façon synthétique. La procédure peut, non sans difficultés, permettre d'observer des neurones ou petits groupes de neurones individuels. Mais surtout elle permet de faire apparaître les grandes aires cérébrales où s'exécutent les fonctions de reconnaissance de patterns ou de prise de décisions. Grâce à l'imagerie fonctionnelle, et la bonne volonté de sujets acceptant de s'y soumettre, la construction de cerveaux artificiels globaux pourra ainsi être entreprise sans attendre la mise en place d'un nombre suffisant des cent milliards de neurones artificiels qu'espère identifier le Human Brain Project.
Bien évidemment, la fMRI, comme toutes les sciences d'observation, possède ses propres limitations. Disons que, d'une façon générale, elle n'illustre que ce que les chercheurs soupçonnaient déjà. Elle ne permet pas, dans un premier temps tout au moins, de proposer des réponses à des questions qui ne lui sont pas posées, aussi importantes que soient ces questions pour la compréhension de la pensée. Elle permet cependant d'aller plus loin dans cette voie que l'Human Brain Project, au moins dans son état de développement actuel.
Un espace sémantique évolutionnaire
Un article que vient de publier la revue Neuron illustre bien à cet égard l'intérêt de la fMRI associée au traitement informatique des images. Des chercheurs de l'Université de Californie-Berkeley y proposent des hypothèses permettant de répondre à la question de savoir comment le cerveau traite les informations visuelles afin de leur donner une signification (un contenu sémantique), sans se laisser déborder par le flux incessant des entrées sensorielles. A la suite de l'expérience acquise, soit par l'espèce, soit par l'individu, le cerveau identifie de grandes catégories d'objets ou d'actions, dans lesquelles il classe les informations qu'il reçoit. Pour le montrer, les chercheurs ont construit des modèles informatiques reprenant les données reçues de sujets soumis à l'imagerie fonctionnelle pendant qu'ils visionnaient des films comportant de grandes quantités de données. Il en est résulté une carte interactive de ce qu'ils ont nommé un espace sémantique continu au niveau des cerveaux concernés.
These sections of a semantic-space map show how some of the different categories of living and non-living objects that we see are related to one another in the brain’s “semantic space” (credit : Shinji Nishimoto, An T. Vu, Jack Gallant/Neuron)
Certaines informations sensorielles ont un sens précis pour les sujets. Elles font sens, selon l'expression courante. D'autres non. Les secondes ne sont pas retenues durablement, les premières au contraire, présentant un voisinage sémantique, sont regroupées dans de grandes catégories spatiales au niveau du cortex Il en est plus particulièrement ainsi des images intéressant des animaux ou des personnes. Des sujets différents peuvent disposer d'espaces sémantiques voisins, acquis au cours de modes de vie semblables. Il s'agit selon les auteurs de la publication de la première représentation précise de l'organisation fonctionnelle du cerveau lorsqu'il traite les informations visuelles. Ils ont identifié des cartes sémantiques hautement organisées et se recouvrant partiellement, couvrant près de 20% des cortex somatosensoriels et frontaux.
Les suites d'une telle étude, et les cartographies en résultant, permettront, dans l'immédiat, de diagnostiquer certains troubles affectant les fonctions observées. Elles permettront aussi de construire des interfaces homme-machine efficaces pour enrichir les procédures de reconnaissance sémantique des objets, ou pour compenser des invalidités. On fait valoir aussi qu'elles "amélioreront" les études sur l'impact des messages publicitaires ou des vidéos violentes. Parallèlement, il sera possible d'améliorer la reconnaissance des objets par les robots, au plan non seulement visuel mais sémantique.
Tout ceci signifie que la mise en place d'un cerveau global artificiel dont nous serions en tant qu'individus des "neurones proactifs" est déjà en cours. On peut pronostiquer que la réalisation opérationnelle d'éléments d'un tel cerveau, incorporés dans des robots embarqués à bord d'engins militaires, n'attendra pas pour faire parler d'elle qu'aboutisse le Human Brain Project.
Sources
* Neuron (sur abonnement) http://www.cell.com/neuron/retrieve/pii/S0896627312009348
* Voir aussi (avec une video de l'un des chercheurs et avec d'intéressants commentaires de lecteurs http://www.kurzweilai.net/first-map-of-how-the-brain-organizes-everything-we-see?utm_source=KurzweilAI+Weekly+Newsletter&utm_campaign=7bb80a4293-UA-946742-1&utm_medium=email
* Voir également une critique de l'approche de Markram dans Nature http://www.nature.com/news/computer-modelling-brain-in-a-box-1.10066.
Concernant le Human Brain Project, de nombreux chercheurs européens considèrent, à juste titre selon nous, que le hold up exercé sur les crédits de recherche européens par les Suisses, les Canadiens, les Israéliens et en arrière plan IBM ou les neuroscientifiques américains, est difficilement défendable. 10 millions d'euros auraient suffi, alors que des laboratoires européens en neurosciences appliquant des approches différentes manquent de ressources.
Il est notamment déplorable qu'en France, le Pr Alain Cardon n'ait jamais reçu le moindre soutien pour ses recherches, souvent présentées sur notre site. Sa position, que nous partageons, est la suivante : "Confondre le niveau neuronal du cerveau avec le niveau de la pensée, en croyant qu’il suffit de représenter des centaines de millions de neurones dans un très gros calculateur (! !!) pour qu’une pensée intentionnelle se génère selon une visée, en utilisant un vécu et en se ressentant avec des flux émotionnels, pose un problème majeur de crédibilité scientifique. Cela revient à nier tous les travaux sur la psychologie et la psychiatrie définissant l’architecture du système psychique, et surtout ne rien comprendre vraiment à ce qu’est l’informatique, science du calculable qui est d’abord une théorie du contrôle de ce qu’elle permet de calculer avec des nuages de processus"