L’espace-temps existe-t-il ?

par Bernard Dugué
vendredi 15 novembre 2013

Le temps n’était pas une préoccupation majeure pour les philosophes grecs, bien que la clepsydre ait été employée pour des usages pratiques (la durée n’étant pas le Temps). Tout au plus Aristote nous a-t-il légué une formule sibylline, le temps comme nombre du mouvement alors que les sages avaient en tête l’idée d’un temps cyclique. Les Grecs parlaient du monde sensible. Pour Descartes et Spinoza, ce fut le monde étendu. Bref, rien de plus que de dire, notre espace-temps, comme on dirait notre monde (sous-entendu, visible, manipulable, espace où l’on se déplace), mais ce qui mérite d’être mentionné, c’est la distinction entre la chose étendue et la chose pensante. Une vieille antienne ontologique qui resurgira mais je me tais. Depuis le 14ème siècle, la mesure du temps s’est généralisée. Un saut de trois siècles et Newton invente la théorie de la gravitation. Dans ce cadre, le temps et l’espace sont des références absolues permettant de positionner les corps matériels représentés par des points mathématiques. La chose étendue est devenue mesurable. La théorie de Newton inclut la gravitation, conçue comme une force. La mécanique rationnelle était sur les rails mais cette force qui suppose une influence à distance a intrigué pendant des siècles les physiciens et philosophes. La nouvelle cosmologie élaborée par Einstein n’a pas solutionné cette énigme bien que l’espace-temps de la physique mathématique ait été radicalement modifié, devenant courbe. D’autres questions sont apparues et même passées dans l’espace public avec la théorie du big bang et les nombreux ouvrages de vulgarisation édités depuis des décennies.

Ces questions de big bang, de boson de Higgs ou de matière noire ne doivent pas « noyer » d’autres réflexions sur l’univers. On rappellera une bonne formule de Einstein qui, examinant son œuvre relativiste, avait porté un jugement de valeur presque esthétique, voire platonicien, jugeant que l’équation relativiste était faite de deux blocs de qualité inégale. A gauche, les tenseurs géométriques gravés dans du marbre et à droite, le tenseur impulsion énergie fait d’un bois ordinaire. Einstein, peu avare de formules sibyllines et provocantes, considérait les masses de l’univers comme une maladie de l’espace-temps. Certes, mais qu’est-ce donc que cet espace-temps ; peut-il être pensé indépendamment des masses qui l’occupent (ou bien en sont une manifestation) ?

Si la cosmologie relativiste est utile pour faire les corrections permettant au GPS de donner la bonne position, elle livre aussi une connaissance sur l’univers mais cette connaissance n’est pas donnée par les formules mathématiques et encore moins les expériences. Voilà pourquoi les philosophes contemporains s’intéressent à la physique mathématique afin de trouver dans la théorie ce qui représente le réel et le cas échéant, d’imaginer la théorie qui décrit la réalité complète. La théorie quantique de Hilbert-Dirac et la cosmologie relativiste du premier 20ème siècle ont été supplantées par des formalisations plus audacieuses et englobantes. On l’a vu en examinant la théorie quantique algébrique des champs (AQFT) qui livre une conception de la « substance quantique ». Dans un autre contexte, Mioara Mugur-Schächter vient de proposer une seconde mécanique quantique. Et la cosmologie ?

La question de l’espace et du temps intéresse de près les philosophes de la physique dont les analyses et interprétations visent à bâtir une authentique philosophie de la nature basée sur les résultats scientifiques assorties de réflexions spéculatives sur le réel, son fondement, son essence. Un papier publié par David Baker illustre bien les controverses nées de l’interprétation de la cosmologie relativiste d’Einstein où une question d’ordre philosophique se pose : quelle est la nature exacte de l’espace-temps dans la relativité ? (Baker, spacetime substantivalism and Einstein’s cosmologic constant, Philosophy of Science, 72, 1299-1311, 2005)

Cette question sur l’espace-temps s’était déjà posée lorsque Newton acheva la théorie de la gravitation. Deux conceptions s’opposaient. Le relationnisme de Leibniz postule que l’espace-temps n’est donné que par le positionnement des masses qui sont en quelque sorte les pôles structurant de l’étendue matérielle. Pour Newton au contraire, l’espace-temps ne peut pas être conçu de cette manière car la gravitation impose qu’une action à distance puisse être réalisée. La solution consiste alors à faire de l’espace-temps un éther gravitationnel, sorte de fluide permettant l’influence des masses à distance mais qui n’est pas soumis à la gravitation. Cette controverse n’a pas été résolue depuis Einstein ni même actuellement car on trouve parmi les philosophes de la cosmologie des relationnistes et des substancialistes (traduction du terme substantivalism) n’hésitant pas à opter pour cette solution du fait de la gravitation qui dans la cosmologie d’Einstein comme dans celle de Newton, suppose une influence et donc un support « substantiel » permettant à cette influence de se réaliser. Juste deux précisions. L’ancienne controverse n’a plus cours mais elle est transposée sous une forme nouvelle sur la base des équations d’Einstein avec comme axe la question sur la nature de l’espace-temps. L’éther gravitationnel n’a rien à voir dans sa généalogie conceptuelle avec l’éther luminifère des physiciens pré-relativistes du 19ème siècle.

Baker défend la position substancialiste en appuyant son choix ontologique par les données empiriques conduisant à assigner à la constance cosmologique Λ une valeur non nulle. Cette constante avait été introduite par Einstein lorsqu’il voulu élargir son équation tensorielle à l’échelle de l’univers entier en lui donnant toute sa généralité, autrement dit, en la rendant compatible avec un univers statique ou pas. Cette constante est interprétée comme la densité d’énergie du vide. Et de même qu’il ne fallait pas confondre éther luminifère et éther gravitationnel, on distingue le vide quantique et le vide cosmologique qui en première approximation sont en correspondance avec leurs « ancêtres éthériques ». Cette distinction est opérante dans le domaine de la généalogie théorique. Car dans le domaine ontologique (physique plus métaphysique), on ne peut rien distinguer car on ne sait pas quelle est la réalité que représentée par ces deux concepts. Ce qui conduit Baker à conjecturer sur l’énergie cosmologique du vide comme conséquence d’un espace-temps qui est une substance et qui remplit l’univers, engendrant une extension (et même une courbure mais cela reste à discuter en analysant correctement la contribution de la constante Λ dans la courbure de l’espace-temps).

D’où la conclusion provisoire et plutôt rassurante. L’espace-temps est non seulement structuré mais aussi il repose sur un support substantiel et ne se réduit pas à des relations formelles entre « éléments » de l’univers. La « formation » de l’espace-temps n’est pas uniquement due aux masses mais à un « facteur substantiel » distinct des masses qui contribue dans une proportion donnée à engendrer l’espace-temps. Lequel n’est pas le seul « objet » de la cosmologie.

En effet, depuis les années 1970, un domaine spéculatif a été exploré, celui des trous noirs et des processus physiques qui pourraient s’y dérouler. Le trou noir est un objet théorique découlant des équations d’Einstein mais il peine à trouver sa signification physique. Ce qui n’a pas empêché les plus redoutables physiciens de conjecturer sur la dynamique du trou noir. Les physiciens ont conçu une vision holographique de l’information contenue à la surface du trou noir. Des théories aussi vertigineuses qu’inaccessibles, avec des mathématiques ésotériques. Néanmoins, on peut tenter de comprendre les enjeux « ontologiques » sur ces réflexions ardues concernant par exemple le sort des informations qui, d’après les déductions théoriques, ne disparaissent pas dans le trou noir. Ces dernières années, d’autres investigations ont été menées, conduisant à rapprocher la non séparabilité quantique avec la « mécanique holographique » des trous noirs. Elles complètent les résultats acquis dans le domaine très pointu de la théorie des cordes. Essayons alors d’en savoir un peu plus.

Lien lié à l’article

 http://philsci-archive.pitt.edu/1610/1/Substantivalism_CC_PSA.pdf

 


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