La censure de l’internet et la neutralité du net

par lewis82
vendredi 24 décembre 2010

Julian Assange, citoyen Australien, a été recherché et arrêté par Interpol, puis libéré quelque temps après. Les charges qui pèsent contre lui sont de « crimes sexuels », rapportées dans les médias comme « viol ». Tout, semble t-il, aurait commencé par une dispute à propos d’une relation sexuelle consentante mais non protégée. Il y a quelques semaines, également, le site wikileaks.org a été victime d’attaques répétées qui ont par exemple forcé ses utilisateurs à utiliser une adresse différente (http://46.59.1.2, son adresse IP) pour s’y connecter. Ces deux événements sont liés à un autre : la publication par WikiLeaks de télégrammes, envoyés par des diplomates de partout à travers le monde, qui sont classés « confidentiel » pour la plupart et « secret » pour certains. Ces documents contiennent des informations compromettantes pour de nombreux gouvernements. Par exemple, on y apprend que le gouvernement Afghan est terriblement corrompu, assez pour que les efforts des Canadiens et des Américains là-bas soient inutiles. Pas étonnant, alors, qu’une attaque ait été perpétrée contre WikiLeaks, probablement par le gouvernement américain. Pas étonnant, non plus, que le gouvernement suédois, dont les communications ont aussi été révélées, puisse vouloir (si tel est le cas) que Julian Assange, le porte-parole et présumé fondateur de WikiLeaks, finisse en prison, ce qui permettrait entre autres de fermer le site. Nous sommes témoins d’un cas de tentative de censure de la part de gouvernements de pays démocratiques. Cependant, les gouvernements affirment que les informations peuvent compromettre la sécurité des pays impliqués. Qu’en est-il ? Devrait-on permettre la censure dans des cas pareils ? Dans ce texte, nous examinerons la problématique de la censure de l’internet et celle de la neutralité de l’internet. Je donnerai ensuite mon opinion à ce sujet, puis donnerai des exemples de points de vue adverses et y répondrai.

La censure est l’action d’empêcher une personne, une organisation ou un média de diffuser des idées et du matériel. Plusieurs motifs sont utilisés pour justifier la censure, mais on en retrouve quatre principaux : la censure morale, militaire, politique et religieuse. Plusieurs pays pratiquent la censure sur internet, pour diverses raisons. La Chine est l’exemple le plus connu et le plus médiatisé. On y a mis en place un gigantesque filtre, appelé « Bouclier Doré », qui détecte toutes les pages jugées inappropriées et en empêche le passage vers l’utilisateur. Une multitude de pages web sont censurées, notamment Youtube, Wikipédia, tous les sites liés au mouvement Falung Gong, Radio-Canada International en chinois, Amnesty International et bien évidemment WikiLeaks. Ces pages ont toutes en commun d’offrir un accès à des informations que le gouvernement chinois veut cacher à son peuple. De plus, les moteurs de recherche locaux bloquent plusieurs mots-clés liés aux sujets « sensibles », par exemple le Tibet. Pour s’en rendre compte, il suffit d’aller sur baidu.com et de taper « Falunggong » : la connexion est instantanément coupée et il faut plusieurs minutes pour pouvoir accéder au site de nouveau. D’autres pays sont impliqués dans la censure sur internet, que ce soit directement ou indirectement. La compagnie Cisco, qui a fourni les infrastructures matérielles nécessaires au filtre chinois sans questionner l’usage qu’on en ferait, est basée aux États-Unis. L’Australie, elle, est sur le point de mettre en place un système de filtrage des sites de pornographie, non seulement juvénile, mais aussi celle qui ne répond pas aux critères de censure du gouvernement (par exemple, aucun fétichisme sexuel permis), ou même les sites « normaux » qui n’ont pas de système de vérification de l’âge. Les sites, s’ils sont hébergés en Australie, seront fermés, sinon, ils seront bloqués. Des essais effectués en 2008 ont montré qu’entre 2 et 13% des sites qui auraient dû être bloqués ne l’étaient pas, et qu’entre 1,3 et 7,8% des sites bloqués n’aurait pas dû l’être. Outre le blocage pur et simple des sites, d’autres méthodes de censure existent. Par exemple, les attaques Denial of Service (DoS) consistent à envoyer un nombre extrêmement élevé de requêtes aux serveurs internet du site, jusqu’à les saturer et les empêcher de fonctionner. Les gouvernements ont aussi la possibilité de poursuivre les propriétaires du site pour les forcer à fermer le site.

Lorsqu’on parle de neutralité de l’internet, on fait référence à la non-restriction du contenu offert aux internautes. Un internet totalement neutre traite tous les types de données de la même manière, que ce soit des pages web, des vidéos, des fichiers musicaux, ou autres. Les serveurs ne donneront pas priorité à aucun de ces types de contenu. De plus, la notion de neutralité du net s’applique aussi aux différents sites : dans l’hypothétique réseau totalement neutre, tous les sites bénéficient de la même priorité et vitesse chez les serveurs du fournisseur d’accès internet (FAI). C’est ce qu’on appelle le principe du « premier rendu premier servi ». En pratique, la neutralité du net n’est pas respectée dans la plupart des cas. De nombreux FAI bloquent ou ralentissent les réseaux de partage P2P, tels le défunt LimeWire, son successeur FrostWire ou encore le protocole BitTorrent. De plus, les compagnies d’internet mobile, dont les infrastructures sont, dans plusieurs pays, en développement et/ou insuffisantes (les États-Unis en sont un exemple parfait, où la couverture 3G est très faible en dehors des grands centres), donnent priorité au trafic léger en données tel le courriel et les pages web, et ralentissent les vidéos. Une troisième et hypothétique forme de filtrage, plus sévère encore, consiste à ralentir artificiellement certains sites (par exemple Youtube et Facebook), afin de pouvoir charger un frais supplémentaire de « déblocage » aux consommateurs qui souhaitent utiliser ces sites à leur pleine capacité.

Je m’oppose à toute forme de censure sur internet pour plusieurs raisons. La première, et selon moi la plus importante, est que la censure est une entorse à nos droits fondamentaux. Le point 3 de la Charte des droits et libertés de la personne indique que « Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles […] la liberté d'opinion, la liberté d'expression […] ». L’internet est un moyen formidable de communiquer, par le moyen du courriel par exemple, mais aussi des blogs et des forums de discussion, lesquels permettent de donner facilement son opinion, à des gens de partout à travers le monde, dans un contexte exempt de moule d’idéologies préétablies, dont regorgent les médias traditionnels privés. La puissance de cet outil est telle que plusieurs chinois sont en prison pour avoir exprimé leur opinion (qui est bien entendu contre le gouvernement) sur des blogs, lesquels ont aussitôt été censurés. De la même manière que les blogs et forums sont un outil formidable pour les citoyens, la censure est extrêmement utile pour les gouvernements totalitaires tels Cuba ou la Chine pour empêcher les soulèvements citoyens et maintenir la population dans un état d’ignorance face à la situation du monde extérieur et de leur pays.


De plus, ouvrir la porte à la censure est synonyme d’ouvrir la porte aux abus. Pour revenir au cas de l’Australie, le prototype du système de filtrage avait bloqué plusieurs « faux positifs ». On pourrait croire qu’il ne s’agissait que d’une erreur, puisque c’était un prototype. Cependant, WikiLeaks a publié en 2008 et 2009 la liste des sites qui seront bloqués par le système. Parmi les sites, on retrouve plusieurs pages de Wikipédia (mais pas Wikipédia en entier), des sites pro-avortement, et même, ironiquement, la page WikiLeaks qui contenait la liste noire des sites bloqués au Danemark. Morale de cet histoire : même si en apparence les intentions sont bonnes, le but de la « Grande Barrière Australienne » étant de supprimer le problème de la pornographie juvénile en Australie, les dirigeants peuvent aussi s’en servir à des fins plus douteuses, en bloquant du matériel qui n’a rien d’illégal. Le gouvernement Australien a ainsi été accusé de bloquer tout le « matériel indésirable » dont il souhaitait ne plus avoir à se soucier. Le problème est aussi présent au Canada : en 2006, Telus a bloqué l’accès au site Voices for Change, qui, selon eux, suggérait de faire sauter leurs poteaux de téléphone. La compagnie a affirmé que cela constituait un motif acceptable de blocage. Cependant, cet incident a eu lieu pendant la grève des travailleurs de Telus, et le site bloqué était un site du Telecommunication Workers Union. Il n’a qu’un pas à franchir pour affirmer que l’intention de Telus était de désorganiser les travailleurs en grève. La cour de l’Alberta a finalement tranché en la faveur des syndicalistes. En clair, permettre quelque sorte de censure que ce soit est problématique, car rien ne prouve que les intentions seront toujours bonnes.

Troisièmement, je suis pour la neutralité complète de l’internet, car un internet non neutre n’est rien d’autre qu’un internet censuré sous un autre nom. Les conséquences sont certes moins drastiques, mais le principe est très similaire. Imaginons une compagnie possédant plusieurs journaux (papier et web) et canaux de télévision, qui possède aussi un service d’accès à internet (pour ne pas la nommer, Québécor Média). Une telle compagnie, pour son intérêt économique, a tout avantage à ralentir les sites de ses concurrents, pour que les utilisateurs de son réseau favorisent les sites de la compagnie. Le problème d’éthique est énorme : que se passe t-il si le PDG de la compagnie a des affinités avec les haut placés du gouvernement ? On peut se retrouver avec des médias également non neutres, qui sont plus facilement accessibles que les médias indépendants. Le parti au pouvoir peut ainsi continuer son lavage de cerveau. Non seulement les problèmes de « propagande » et d’opinion partisane sont-ils présents dans un internet non neutre, mais il peut aussi y avoir de la concurrence injuste. Un cas exposant très bien ce phénomène est arrivé ce printemps aux États-Unis. Netflix, une compagnie de location de films par la poste, et depuis quelques années, par internet, fait affaire avec Level 3 Communications pour faire transiter les données des serveurs de Netflix, jusqu’au FAI, lequel se charge d’assurer le transport des données sur quelques centaines de mètres jusqu’au consommateur. Comcast, FAI et câblodistributeur, a cependant demandé à Level 3 de lui verser un montant supplémentaire pour utiliser son réseau. Selon Comcast, il s’agit d’un frais pour compenser la pression énorme que Netflix met sur ses infrastructures. Mais la réalité est tout autre : Comcast offre de la vidéo sur demande, et Netflix est un de ses concurrents. Donc, permettre la non neutralité du web ne peut que créer des inconvénients pour les citoyens, dont les intérêts, ne l’oublions pas, doivent passer avant ceux des entreprises.

Le point de vue du philosophe anglais John Stuart Mill offre un éclairage très pertinent du dossier de la censure. Selon lui, une action est moralement acceptable si le total du « bonheur » créé est plus grand que le total du « malheur » créé par cette action. Dans le cas présent, on remarque que la censure est surtout utilisée par les pays ne respectant pas les droits de l’homme, afin de faire taire les dissidents et les opposants aux régimes politiques des pays en question. Le total de malheur est ainsi bien plus grand que le total de bonheur qui est créé en bloquant le matériel vraiment nocif pour la société (qui est une infime partie des cas de censure). On peut donc logiquement affirmer que la censure n’est pas morale. Voici un écrit de Mill à propos de la censure : « I choose, by preference the cases which are least favourable to me - In which the argument against freedom of opinion, both on truth and that of utility, is considered the strongest. Let the opinions impugned be the belief of God and in a future state, or any of the commonly received doctrines of morality... But I must be permitted to observe that it is not the feeling sure of a doctrine (be it what it may) which I call an assumption of infallibility. It is the undertaking to decide that question for others, without allowing them to hear what can be said on the contrary side. And I denounce and reprobate this pretension not the less if it is put forth on the side of my most solemn convictions. However positive anyone's persuasion may be, not only of the faculty but of the pernicious consequences, but (to adopt expressions which I altogether condemn) the immorality and impiety of opinion. - yet if, in pursuance of that private judgement, though backed by the public judgement of his country or contemporaries, he prevents the opinion from being heard in its defence, he assumes infallibility. And so far from the assumption being less objectionable or less dangerous because the opinion is called immoral or impious, this is the case of all others in which it is most fatal. » Mill n’approuve pas le fait que la censure, par définition, empêche l’expression d’opinions contraires. Faire taire ces opinions revient à dire que le point de vue défendu par le censeur est infaillible, ce qui est impossible.

Un autre philosophe dont les travaux sont d’une aide précieuse dans la démarche philosophique est John Rawls. Une de ses inventions, le voile d’ignorance, consiste à penser de façon critique en laissant de côté notre opinion et notre situation personnelle, afin de se concentrer sur la réalité absolue des choses. Dans le cas de la neutralité du net, penser nous révèle que bien que le fait de ralentir les sites web de ses concurrents ou les contenus à fort débit, bien que bénéfique pour les infrastructures pour les FAI, pénalise en bout de ligne les consommateurs. Ce sont eux qui seraient obligés, dans l’hypothèse où un système de « site packs » est mis en place, à payer pour visiter les sites qu’ils veulent, et ce sont eux qui, en bout de ligne, paient la facture supplémentaire que Netflix doit payer à Comcast.

Bien entendu, mon point de vue et ceux des deux philosophes Mill et Rawls ne sont pas les seuls. Les partisans de la censure nous assurent qu’il ne faut pas généraliser, que la censure peut en fait être bénéfique dans certains cas, par exemple la pornographie juvénile, le Nazisme et l’extrémisme religieux, etc. Je suis d’accord dans le cas de la pornographie juvénile, qui est tout simplement dégoûtante et dévastatrice, mais pas aussi d’accord dans les autre cas. Noam Chomsky, linguiste, philosophe, scientifique et activiste politique, a émis l’opinion suivante : « with regard to freedom of speech there are basically two positions : you defend it vigorously for views you hate, or you reject it and prefer Stalinist/ fascist standards. » Selon lui, il est préférable de ne pas censurer et de répondre aux opinions jugées inacceptables, par le biais de lettres ouvertes par exemple (chose qu’il faisait assez fréquemment), car cela permet de conscientiser les gens et de leur faire comprendre les raisons pour lesquelles ces opinions sont considérées immorales. Il s’agit d’un point de vue que je partage : si l’on décide d’interdire de parler du Nazisme, par exemple, au lieu de faire comprendre aux gens à quel point c’est horrible, on ne fait qu’encourager les discussions en cachette auxquelles personne ne répondra. De plus, comme expliqué plus haut dans le texte, donner aux autorités le droit de censurer peut donner place à des abus. Si une solution de censure est mise en place, il est bien important que la législation l’entourant soit très claire face au mandat de la commission de censure et qu’elle prône la transparence la plus totale. Ainsi, on évite des problèmes comme ceux auxquels l’Australie est aux prises.

Aussi, les fournisseurs, étant les principaux partisans de la non neutralité du net, affirment que proposer aux sites de payer un supplément pour bénéficier de vitesses de transfert supérieures aux sites qui ne paient pas leur permettrait d’engranger des fonds supplémentaires qu’ils pourraient utiliser afin d’améliorer leurs infrastructures réseau, et ce, en prévision d’un « déluge d’information », prévu pour le futur proche. La chose est vraie, mais donner la possibilité aux sites les plus riches de payer pour améliorer leur service ne peut en bout de ligne que pénaliser les sites plus marginaux. De plus, la concurrence entre les différents FAI devrait théoriquement les pousser à investir dans leurs infrastructures, afin d’offrir un meilleur service à leurs clients et en attirer de nouveaux. Si jamais la non neutralité dans la forme décrite plus haut se concrétise, il y a aussi possibilité que les consommateurs, frustrés de voir que certains de leurs sites préférés sont beaucoup plus lents, changent tout simplement de fournisseur. Finalement, payer le fournisseur deviendrait obligatoire pour les sites qui veulent rester concurrentiels. La solution pour ne pas perdre d’argent en bout de ligne ? Augmenter la quantité de publicités, ou pire encore, augmenter le coût des espaces publicitaires, ce qui aurait pour effet de transférer la facture aux consommateurs de par l’augmentation conséquente du prix des produits annoncés.

Les fournisseurs d’accès et les compagnies de disques sont tous deux pour le blocage des réseaux Peer-To-Peer (P2P), tel FrostWire, et du protocole BitTorrent. L’argument invoqué est que ces derniers sont utilisés dans leur très grande majorité pour pirater des films, de la musique et des logiciels. De plus, pour les FAI, ce trafic en moins serait le bienvenu, car il leur arrive souvent de « surcharger » une fibre optique ou un câble coaxial en branchant plus de clients qu’il est théoriquement possible dessus. Il est certes vrai que ces réseaux sont utilisés surtout pour le piratage. Cependant, les fermer ne règlerait en rien le problème : il existe d’autres façons de pirater, comme par exemple le réseau Usenet. De plus, les autres solutions supposées enrayer le piratage, comme par exemple les fichiers musicaux cryptés ne pouvant être lus que par un seul ordinateur, ont lamentablement échoué : la preuve la plus éloquente de cette affirmation est que toutes les grandes compagnies de disques ont commencé à vendre des chansons non protégées sur iTunes, le plus grand magasin de musique en ligne (par la suite, les ventes ont augmenté, réduisant d’autant le piratage). Aussi, donner ainsi le pouvoir de bloquer des réseaux au aux compagnies de disques reviendrait à leur donner le droit de gouverner l’internet, ce qui est complètement absurde compte tenu que ce sont des entreprises à but lucratif et qu’il existe des usages parfaitement légaux des réseaux P2P et BitTorrent.

Pour conclure, je suis contre la censure car censurer revient à bafouer les droits fondamentaux des citoyens, et à ouvrir la porte aux abus. Je supporte aussi la neutralité du net, car elle est essentielle pour l’accès libre et facile à l’information. Nous avons appris que John Stuart Mill et John Rawls, affichaient, de par leur point de vue philosophique, les mêmes idéologies. Nous avons aussi examiné certains arguments des opposants à ces points de vue, et avons constaté qu’il faut les prendre avec un grain de sel. Nous avons la chance de vivre dans un pays qui respecte les droits de l’homme, comme le prouve la Charte Canadienne des Droits et Libertés. Pour passer à l’étape suivante, il nous faudrait une Charte Canadienne des Droits et Libertés des Cyber Citoyens, qui garantirait la liberté d’expression sur le web et la neutralité du net. Mieux encore, un traité international allant en ce sens. L’internet développe à un rythme tel qu’il est en train de devenir un monde parallèle. Il ne faudrait pas que la dictature, suivant l’histoire telle qu’elle s’est déjà produite, en prenne le contrôle.
 


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