La chimie, une science qu’on pense connaître mais qui recèle bien des énigmes

par Bernard Dugué
mardi 26 mai 2015

Si la physique fascine le grand public avec les trous noirs et le big bang, la génétique impacte également les esprits avec les manipulations qu’elle permet, sans oublier les questions sur l’évolution mais la chimie, qui la connaît et qui s’y intéresse dans ses aspects théoriques ? En fait, la chimie est pratiquée par quelques centaines de milliers de scientifiques dans le monde alors qu’environ une centaine de millions de molécules sont répertoriées, certaines étant plus connues car elles sont courantes dans les systèmes vivants et parfois utilisées dans la fabrication de matériaux ou alors pour un usage thérapeutique. Nul n’ignore l’existence du glucose, du PVC ou de l’aspirine. La chimie fonctionne très bien et s’avère d’une efficacité redoutable dans le domaine industriel. Elle offre aussi quelques voies dans la médecine et dans la compréhension du vivant à un niveau disons mécanistique, pour ne pas dire superficiel. Ce que le grand public ignore, ainsi que la majorité des chimistes, c’est que le domaine des molécules est un maillon essentiel pour comprendre la « Nature, ses énigmes et ses matières » pour deux raisons que je vais tenter de développer dans les lignes qui suivent.

Le grand public s’émerveille en écoutant les cosmologistes et les évolutionnistes parler de la naissance de l’univers et de l’espèce humaine mais la chimie reste une science mal aimée et d’ailleurs, la philosophie de la chimie est une spécialité très récente, remontant à une décennie. Je vais partir de l’excellente notice publiée sous les auspices de l’Encyclopédie philosophique de Stanford dans laquelle figure une étude assez complète signée Michael Weisberg, Paul Needham et Robin Hendry. Pour bien cadrer les choses, il faut placer le niveau moléculaire entre deux domaines épistémologiques et ontologiques. Du côté infra-moléculaire, nous sommes concernés par les descriptions micro-physiques de la mécanique quantique qui s’applique dans quelques situations à l’étude des liaisons chimiques. Cette discipline très spécialisée se définit comme « chimie quantique ». L’autre volet, le plus courant, relève de la chimie conventionnelle avec les outils classiques de la thermodynamique. Cette configuration conduit à une sorte d’écartèlement épistémologique où le moléculaire est tiré d’un côté vers la compréhension intime des processus avec l’univers quantique et d’un autre côté vers le domaine classique et macroscopique avec la chimie opérationnelle et sa formidable efficacité (on peut y ajouter la thermodynamique). Comme le soulignent les auteurs, la physique quantique offre une explication verticale (je dirais qu’elle sonde les profondeurs ontologiques de la matière) alors que la chimie avec ses modèles de structures et de réaction offre une explication horizontale (Weisberg et all. Philosophy of chemistry, 7.3).

L’avantage de l’explication horizontale, c’est qu’elle ressemble à une sorte de GPS structurel permettant au chimiste de s’orienter dans l’agencement des substances chimiques et des réactions. Quand on met dans un solvant A et B, on dispose d’un tube à essai et à la fin, on a une solution contenant C et D. L’horizontalité épistémologique est signifiée par un classique de l’épistémologie qui consiste à dire que Eau = H2O. Il suffit juste de mettre dans l’égalité un raccord quantitatif. Quelques grammes d’eau sont constitués par des millions de millions de milliards de molécules H2O. L’explication horizontale est enseignée pendant des années aux étudiants en chimie. Par exemple la réaction avec le SN2. Pourquoi est-elle plus rapide avec le bromure de méthyle qu’avec le chlorure de méthyle ? Pour répondre, on examine la stabilité de la liaison en examinant la solidité reliant le groupement qui se détache lors de la réaction. Il se trouve que l’ion bromure est une base plus « faible » que l’ion chlorure et que les bases plus faibles se détachent plus facilement. En conséquence, le bromure de méthyle réagit plus vite. Cet exemple est cité à dessein par les auteurs qui voient parfois dans les explications horizontales de la chimie des sortes de tautologies. C’est un peu comme si l’on dit qu’un guépard se déplace plus vite d’un âne parce que ses muscles sont plus puissants.

La chimie classique est d’une redoutable efficacité. Elle utilise comme support les modèles moléculaires qui ressemblent à des jeux de lego et dont l’usage est devenu incontournable dans les classes de chimie. L’arsenal théorique est plus élaboré et complexe mais il emprunte beaucoup aux images classiques avec la conception des liaisons dites covalentes qui constituent le B-A-BA de la chimie. Une liaison covalente repose sur le partage de deux électrons par deux atomes. C’est aussi simple que deux personnes se serrant leur main respective. Les liaisons covalentes sont essentielles en chimie mais aussi en biologie. Elles sont stables mais peuvent aussi être réactives et sont complétées par d’autres types de forces permettant d’expliquer les phénomènes moléculaires de la chimie et de la vie. Force ioniques, hydrophobes, van der Walls… Les notions de structure moléculaires et de liaison chimique sont datées d’avant l’ère quantique et sont d’une efficacité redoutable pour pratiquer la chimie en laboratoire. Néanmoins, la conception structurelle de la liaison (bond in english) s’avère inopérante dès lors qu’on tente de décrire la nature au niveau quantique.

Ces remarques ne sont pas des points de détail puisqu’elles prennent part à deux grandes conjectures scientifiques, l’une qui concerne la place de la science, l’autre le rôle explicatif de la physique quantique. La chimie moderne se situe comme bien d’autres disciplines étudiant la nature. La chimie est une science efficace qui utilise des formules, modèles et théories mais qui ne comprend pas les racines fondamentales des choses qu’elle manipule. C’est le lot de toutes les sciences modernes de la nature qui savent décrire les phénomènes et utiliser les choses sans les connaître. L’autre conjecture est plus intéressante. Elle concerne le passage d’une description quantique à une description classique. La littérature est remplie d’études tracées à partir des constats de Bohr sur le lien entre les mondes classique et quantique sans oublier l’impossible réconciliation entre la gravité et la mécanique quantique. Ce qui est moins connu, c’est qu’une conjecture similaire se dessine en chimie avec les deux champs descriptifs, l’un quantique avec notamment les orbitales électroniques et l’autre classique avec la chimie structurale et ses réactions étudiées en laboratoire. Entre les deux on trouve le modèle moléculaire avec les atomes, les structures, les liaisons.

Mon intention est de pousser dans ses extrémités cette conjecture épistémologique en considérant que la « transition descriptionnelle » entre le monde quantique et le monde des substances chimiques et/ou vivantes se présente de la même manière que le lien quantique et gravité. Mais en plus compliqué à première vue. On trouve en effet la description quantique, puis la description atomique et moléculaire et enfin le monde macroscopique que nous définissons comme classique et qui est celui à partir duquel nous forgeons les notions scientifiques qui le plus souvent sont des concepts primitifs. Comme ceux de vitesse et énergie en physique ou de liaison, d’enthalpie libre et de potentiel oxydo-réducteur en chimie.


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