La fourmi coupe-feuille dévoile ses gènes spéciaux

par Bernard Dugué
lundi 4 juillet 2011

L’homme n’est pas la seule espèce pratiquant l’agriculture. Aussi inattendu que cela puisse paraître, quelques espèces de fourmis appartenant au genre « fourmi coupe-feuille » (désignées aussi comme fourmi champignonnistes) ont développé une forme rudimentaire d’agriculture basée en fait sur une symbiose entre l’insecte et un champignon. Les fourmis coupent en petits morceaux des feuilles servant à nourrir les pousses de champignon qui de ce fait, prolifèrent tout en servant de nourriture pour la colonie de fourmis qui peut ainsi prospérer et se perpétuer. Ces espèces de fourmis vivent en Amérique. Elles figurent comme les espèces animales ayant développé les formes sociales les plus complexes après celles produites par l’homme. Les individus de la colonie parvenue à maturité sont différenciés et forment des castes, chacune ayant une fonction sociale particulière avec notamment les deux types d’ouvrières, celles qui coupent les feuilles et celles qui les convoient. La symbiose entre la fourmi et le champignon est parfaite. Les fourmis peuvent même détecter des signaux chimiques émis par le champignon lorsqu’une plante qui lui est fournie est toxique. En ce cas, les fourmis s’abstiennent de collecter les feuilles de cette plante. Les champignons sont ensuite prélevés pour nourrir notamment les larves et permettre le développement de la colonie de ces insectes si surprenants auxquels les scientifiques attribuent des qualités de managers tant ils prennent soin de leur cultures fongiques. Grâce à ces facultés techniques et cognitives, ces fourmis parviennent à proliférer au point de constituer un fléau pour d’autres agriculteurs, ceux qui humains prennent soin d’un verger. En effet, ces minuscules fourmis peuvent dépecer en 24 heures un citronnier.

Depuis qu’elle a été découverte comme une nouvelle espèce au Panama il y a quinze ans, la fourmi coupe-feuille Acromyrmex echinatior a fait l’objet de nombreuses études, livrant beaucoup de renseignements mais jusqu’alors, les bases génétiques expliquant les étonnantes facultés de cette espèce n’ont pas été élucidées. Une équipe internationale de chercheurs a décidé de remédier à cette situation et vient de publier ses résultats après avoir séquencé le génome de cette espèce et l’avoir comparé à celui d’autres insectes, y compris des fourmis ne pratiquant pas cette forme de symbiose avec le champignon (Nygaard S, Zhang G, Schiøtt M, Li C, Wurm Y, Hu H, Zhou J, Ji L, Qiu F, Rasmussen M, Pan H, Hauser F, Krogh A, Grimmelikhuijzen CJP, Wang J, Boomsma JJ. The genome of the leaf-cutting ant Acromyrmex echinatior suggests key adaptations to advanced social life and fungus farming. Genome Res, June 30, 2011)

Premier constat, la présence d’un excès de gènes appartenant à deux familles géniques remarquables. Ces gènes seraient alors directement corrélés aux facultés symbiotiques développées par la fourmi coupe-feuille à l’égard du champignon. Second constat, plutôt inattendu selon les auteurs, concernant les neuropeptides, ces petites molécules assurant la communication entre les neurones et donc, impliqués dans les fonctions relationnelles avec le milieu, autant que dans le développement de tâches complexes comme peuvent l’être la coupe des feuilles ou bien les comportements sociaux. Les recherches n’ont livré aucune différence entre ces gènes pour neuropeptides lorsqu’ils sont analysés dans le génome de différentes espèces de fourmi ainsi que celui d’abeilles. Selon les auteurs, ce résultat traduit la conservation de ces gènes hérités d’un ancêtre dont sont issues les lignées de fourmi occupant la sphère terrestre. La conservation de ces gènes suggère que les processus neuroendocrinologiques n’ont pas varié, ou très peu, chez la fourmi, au cours de son évolution. Ces gènes sont censés intervenir dans la différenciation des individus en castes.

Une vue plus détaillée livre des précisions, par exemple sur les systèmes de détoxification classique, comme le cytochrome P-450. Ce système enzymatique très complexe permet à l’organisme de se débarrasser d’éventuelles toxines présentes dans la nourriture qu’il ingère. Il est activé dès que des traces de dioxines sont présentes dans le sang. Le segment génique codant pour les protéines de ce système contient de 95 à 132 gènes chez les fourmis « ordinaires » mais ce chiffre tombe à 73 chez Acromyrmex. D’après les auteurs, cette perte génétique s’explique par la spécificité de la nourriture utilisée, censée contenir moins de toxines que les végétaux habituellement ingérés par d’autres espèces de fourmi. Un constat similaire a été fait sur des abeilles dont la nourriture est elle aussi dépourvue de toxine, si bien que le nombre de gènes codant pour le système P-450 tombe à 60. A l’inverse, les gènes codant pour un autre système de détoxification, celui des glutathion S-transférases, sont plus nombreux chez Acromyrmex, comparé à ceux d’abeilles ou d’autres fourmis. Aucune explication n’est invoquée par les auteurs mais on peu penser que ces enzymes permettent à l’organisme d’ingérer et de se débarrasser de toxines fungiques particulières. Les champignons étant en effet connus pour être des nutriments parfois suspects et quelques fois mortels pour l’homme. Autre spécificité, la perte de deux gènes liés au métabolisme de l’ arginine. La cause semblant assez claire car les molécules synthétisées par ces voies anaboliques ont été repérées chez certains champignons et sont sans doute présentes dans la nourriture ingérée par Acromyrmex. Dernier détail important autant qu’intriguant, l’absence du gène codant pour la RY-amide, molécule qui semble liée à la maturité sexuelle et pourrait être impliquée dans la différenciation en castes. Ce gène est largement présent chez les insectes mais aussi d’autres arthropodes de la famille des crustacés.

Ces recherches s’interprètent sans problèmes dans le cadre d’une relation entre la structure du génome et les phénomènes d’adaptation et d’évolution. Pour ma part, j’ajouterais une « touche spéciale » en concevant la détermination des espèces à partir de fonctions fondamentales qui seraient sélectionnées en liaison avec la structure modulaire de gènes pouvant s’ajouter ou se soustraire. Bref une sorte de bricolage sophistiqué. Le vivant semble bel et bien reposer sur une substance technique naturelle, qui est aussi une substance cognitive. Osons alors la métaphore d’une évolution calquée sur le mécanisme d’un I-phone. Une espèce peut se modifier en acquérant, par un mécanisme à concevoir, un ensemble de fonctionnalités physiologiques à base moléculaire. On peut alors concevoir ces fonctionnalités à l’image des applications qu’on peut télécharger sur son I-phone, voire supprimer quand elles ne sont plus nécessaires. Par exemple, la liste des spectacles new-yorkais n’a plus aucune utilité si un individu s’installe définitivement dans la brousse africaine. Et donc, les fourmis coupe-feuille ont divergé des fourmis végétalienne et carnivore il y a 50 millions d’années en perdant certains gènes devenus inutiles tout en se dotant de nouveaux gènes déterminant des fonctions précises, les unes sociales, pour différencier les castes et assurer la gestion des champignons, les autres physiologiques, pour les assimiler comme nutriments.


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