La lente agonie des DRM

par Charles Bwele
mardi 27 février 2007

Les firmes phonographiques et cinématographiques découvrent enfin cette âpre réalité : dans le monde des bits, le duel entre glaive et bouclier tourne toujours à l’avantage du premier.

Les chants de l’inéluctabilité

Depuis peu, Apple, EMI, Yahoo !, Rhapsody et Amazon émettent des notes discordantes en prônant ouvertement l’abandon d’un modèle économique ultraprotectionniste, aussi kafkaïen qu’inefficace. En effet, incompatibilités logicielles et encodages numériques maintiennent iTunes, Pressplay (Sony-BMG, Universal), Musicnet (EMI, Warner) et compagnie sous la barre des 2% du total des téléchargements musicaux...Pendant que le peer-to-peer, fournisseur officiel de fichiers audio/vidéo multicompatibles et gratuits, accapare les 98% restants ! (1)

Lorsqu’on est un habitué de l’écosystème fermé iTunes-iPod, le récent prêche anti-DRM de Steve Jobs surprend énormément. Cependant, le big boss est sincère lorsqu’il affirme avoir été acculé par l’industrie phonographique. Le système Fairplay - limitant l’interopérabilité et la duplicabilité d’un morceau - fut effectivement la condition sine qua non d’un approvisionnement musical de iTunes par les majors. Par ailleurs, Apple est également sous pression judiciaire croissante des deux côtés de l’Atlantique (Californie, France, Allemagne, Scandinavie) : de nombreuses associations l’accusent de restreindre la liberté du consommateur et d’adopter une stratégie monopolistique. Les divers verdicts pourraient bien l’obliger à s’autocorriger ou à fermer ses divisions européennes.

Certes, la mort des DRM Apple/Microsoft (aisément contournables !) n’enrayera point le peer-to-peer, conséquence logique de la multiplication constante des interconnexions. Mais, leur disparition déroulera le tapis rouge à de nouveaux entrants et mettra fin à l’oligopole de quatre multinationales. Ce marché sera d’autant plus contestable et diversifié que les stockages virtuels musicaux ouvriront des horizons culturels et commerciaux infiniment plus larges que ceux de la distribution physique traditionnelle, engendrant des microniches par millions. Savamment décrite par Chris Anderson, la fameuse « longue traîne musicale » s’allongera davantage.

Des perspectives qui effraient les conseils d’administration des majors mais séduisent leurs directions commerciales. Ces dernières lorgnent eMusic, seconde pôle position des téléchargements musicaux payants en Amérique duNord et au Royaume-Uni. Echafaudée par une constellation de labels indépendants, cette plate-forme propose d’acquérir un quota évolutif de titres multicompatibles moyennant un abonnement mensuel de 5 à 10 dollars.

Personnellement, je suis clairement favorable à des solutions commerciales sans la moindre limitation temporelle, opérationnelle ou quantitative. Elles viendront très probablement de Yahoo ! ou Amazon, deux sopranos du Net qui modifieraient brutalement la symphonie usuelle. Dans tous les cas, Steve Jobs aura remarquablement improvisé sur sa partition : patron de la superdiscothèque du DRM, il passera désormais pour le prophète de l’interopérabilité e-musicale. Le père du Mac et du iPod a plus d’un tour dans son sac...

Underground, overground

Perpétuellement, des loups-garous experts en protection électronique promettent à Hollywood de meilleurs crucifix contre les vampires de la Toile. Malheureusement, quelques grammes d’imagination et un peu de patience auront suffi à deux jeunots pour pulvériser les algorithmes de cryptage du Blu-Ray et du HD DVD, technologies nécessitant des années et des millions de dollars d’investissements. Le calvaire des industries ciné-TV ne s’arrête pas là.

A peine les nommés aux Oscars avaient-ils rangé smokings et robes de soirée que leurs films inondaient les réseaux Bittorrent suite à une initiative de The Pirate Bay, mouvement suédois farouchement anti-DRM et copyrights. Depuis quelques années, le peer-to-peer a sérieusement mis à mal les chronologies régionales des médias audiovisuels : King Kong, Silent Hill, X-Men 3, Iwo Jima, 24h, Lost ou Desperate Housewives furent disponibles quelques heures après leurs premières diffusions américaines. On trouve même d’excellentes compilations DivX de ces films et séries dans les marchés africains ! Cependant, à l’inverse des téléchargements audio, ceux vidéo demeurent un peu moins hémorragiques. Mais, les logiciels de peerTV auxquels Joost a pavé la voie pourraient vite accélérer les choses. Producteurs et directeurs de programmes ne devraient point sous-estimer la vivacité des créateurs de Kazaa et de Skype !

Sentant le vent tourner, Apple - toujours le même - envisage fermement de diffuser des films en VOD (vidéo à la demande) trois mois après leur sortie en salles US. Les networks NBC, CBS et HBO élaborent des projets similaires. Comme leurs homologues musicales, les firmes audiovisuelles seraient tentées de limiter la transférabilité ou la validité d’une vidéo stockée dans un ordinateur ou un terminal TV numérique. Ce faisant, elles offriraient aussitôt la part du lion à la peerTV qui n’attend que ça ! Par bien des aspects, les lois du cyberespace ressemblent étrangement à celles des savanes du Serengeti...

Obnubilés par leur croisade antipiratage, les médias traditionnels n’ont pas vu le monde changer et n’ont guère anticipé leur impérative transmutation. Ultime recours partiel contre les darknets : distribuer et/ou diffuser en téléchargement ultrarapide des oeuvres non-protégées à des tarifs très bas. Le plongeon des chiffres d’affaires en valeur sera compensé par le décollage des ventes et abonnements en volume. De plus, en diffusant les films et séries en version multilingue, les médias ciné-TV élargiront leur clientèle immédiate à une échelle mondiale. Libre à elles de profiter de l’effet « long tail », d’innover vigoureusement en matière de produits dérivés en ligne et d’intégrer les cybernautes dans ce processus à l’image des éditeurs de jeux vidéo.

Ces imminentes réalités prendront corps avec l’expansion de la fibre optique, vecteur physique de l’internet très haut débit et de la convergence Web-TVHD. Télécoms, FAI et câblo-opérateurs des cinq continents investissent massivement dans ces prometteuses technologies, facteurs majeurs de la dématérialisation quasi complète des productions musicales et audiovisuelles. Une telle virtualisation enlèverait aux DRM tout leur sens.

Peu à peu, les industries culturelles réalisent que leurs forteresses numériques seront leurs propres pénitenciers, de surcroît fort mal gardés. Toutefois, les majors de la musique et du cinéma n’amorceront guère de virage à 180 degrés sur ces questions avant un ou deux ans, de quoi transformer radicalement leur modèle économique ou être devancées une énième fois par quelques cyberpunks.

(1) Selon l’Institut GFK. Voir Alternatives économiques, numéro 248.

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