La mue de l’Aurora en Falcon, ou l’aboutissement de 50 années d’aviation

par morice
jeudi 10 janvier 2008

Ceux qui suivent un peu l’évolution des techniques le savent, en aéronautique, on n’a pas encore tout vu. L’Airbus A-380 est un monstre, certes, mais un monstre attendu, construit selon des techniques conventionnelles à base d’aluminium et de matériaux composites, qui vole à la même vitesse que ses congénères. Seule sa taille impose le respect. Non, je veux parler des avions mythiques, ceux des records de vitesse et des avions aux prouesses incomparables. Ceux qui se heurtent à des murs, dont celui de la chaleur.

Un coup de rétroviseur en arrière nous remet en tête quelques chiffres impressionnants : le SR-71, avion espion américain, le Habu pour les intimes, a volé à plus de Mach 3 depuis plus de 45 ans maintenant. Il y a passé 11 675 heures en tout, pour les 32 exemplaires qui ont été construits. Son prédécesseur à Mach 3, le B-70 Valkyrie, superbe oiseau blanc de 57 mètres de long et de 250 tonnes fit de même, de 1964 à 1969, mais pendant beaucoup moins de temps en l’air (pour finir tragiquement pour l’un d’entre eux), à peine quelques heures au total . Le premier était un avion qui avait accédé à la série, le second était resté un prototype sans lendemain après le crash d’un des exemplaires dans des circonstances ubuesques. La firme constructrice avait souhaité faire des photos publicitaires de plusieurs de ses appareils, en vol, rassemblés auprès de son nouveau produit. Un F-104 Starfighter piloté pourtant par un vétéran des grandes vitesses, Joe Walker, proche des dérives du monstre, pris dans une rafale de vent, a littéralement explosé en heurtant l’une de ces dérives et a sectionné, dans un tonneau mortel, la seconde. L’un des deux pilotes réussira à s’éjecter, l’autre restant coincé dans sa capsule de survie qui se refermait autour de son siège éjectable. Signe annonciateur de cette tragédie, Mach 3 est depuis resté une limite quasi incompressible pour l’aviation militaire, et encore moins commerciale. Peu d’appareils ont su l’atteindre.

Ces grandes vitesses ne sont pas réservées aux Américains. Les Russes savent fricoter aussi avec les Mach élevés, avec des appareils beaucoup plus rustiques propulsés par des moteurs monstrueux. Le Mig 25 Foxbat, muni d’une électronique à lampes (?), ou le Mig-31 Foxhound dépassent eux aussi cette limite, pendant un laps de temps assez court (la jauge !) dans un nombre d’heures total assez élevé, mais dont ne connaît pas la comptabilité précise. Hussein et Khadafi en ont achetés plusieurs dont un qu’on a retrouvé bizarrement enterré lors de la seconde guerre du Golfe. Les deux montent à 65 000 pieds voire 87 000 pieds (on voit la courbure de la terre à cette hauteur  !).

Mais un seul appareil est allé au-delà, et bien au-delà de tous ceux cités ici : le X-15, qui dès les années soixante, de 1959 à 1968 atteint Mach 6,7 (7 274 km/h) et s’est même satellisé, en dépassant l’autre barrière, celle de l’altitude et des 100 000 m (108 000 exactement, soit 354 330 pieds). Depuis, on attend toujours son successeur, les yeux tournés vers la Mecque des records, le désert de Mojave, au Nouveau-Mexique, où se trouve les bases US les plus en pointe et les fameux avions créés par les ateliers spécialisés dans les prouesses techniques des SkunkWorks, en hommage à Kelly Johnson, l’inventeur du SR-71 (entre autres). Un homme remarquable pour bien des aspects.

Depuis plusieurs années, les magazines bruissent et frémissent à l’idée de sortir le scoop, à savoir une trace de l’avion qui a remplacé le SR-71, mis à la retraite en 1990 une première fois, puis ressorti en 1994, et depuis définitivement rangé au hangar. Pas de nouvelles depuis 14 ans, ça fait un peu long et laisse la place à bien des suppositions. A l’âge des satellites, un avion allez-vous me dire, mais c’est ridicule, comme engin volant ? Pas tant que ça, car ce dernier présente toujours un intérêt, celui d’être rapidement mis en œuvre (moins de 2 h) et de pouvoir présenter des vues prises à diverses altitudes, et surtout... de pouvoir bombarder précisément ce qu’aucun satellite ne peut faire encore à ce jour. Un avion certes, mais sous quelle forme, développé ces 25 dernières années au moins si on compte le temps de développement d’un projet ? Nécessairement, un bidule extraordinaire : ça fait 50 ans qu’on dépasse les 3 000 km/h pendant quelques minutes, pensez bien qu’on doit pouvoir faire les 7 000 au moins tous les jours aujourd’hui, pendant plusieurs heures non ? La preuve ? Il existe des pistes de plus de 10 km là-bas en plein désert, au cas où le monstre déboulerait comme un dingue sur le lac salé pour se poser comme un jour un bombardier B1 qui n’arrivait pas à redéployer ses ailes, ou un autre dont le train avait cédé et qui s’était mangé 2,5 km de piste à lui tout seul avant de s’arrêter.

L’Aurora était jusqu’ici son surnom, au monstre, attendu comme le Messie par tous les "spotters" du monde. L’étude approfondie des fonds secrets US et de leur répartition, quelques apparitions fugaces relatées, quelques incidents notés (dont un à Boscomb Down en Angleterre où s’est illustré notre cosmonaute Patrick Baudry), il n’en faut pas plus pour imaginer que l’engin est passé du rêve à la réalité depuis un bon nombre d’années maintenant. Sans qu’on en ait vu un seul cliché à ce jour. Du moins on le supposait. On tablait depuis 20 ans au moins sur du 50 m de long et des moteurs à hydrogène ou des "aerospikes", ces tuyères à un seul côté qui avaient été prévues pour une fusée abandonnée par l’administration Bush (le X-33 Venture Star). Ce devait être obligatoirement un Ramjet, à savoir qu’une fois en l’air, et passée une certaine vitesse, il suffit d’injecter du pétrole ou plutôt de l’hydrogène dans une manche d’entrée d’air, sans aucune pièce en mouvement, pour que la poussée se fasse ressentir. C’est un chercheur français, qui avait fait dans les années cinquante les premières recherches sur le sujet et surtout construit des avions spécifiques : René Leduc, le père français des avions "tuyaux de poële" comme on les appellait alors. Eh bien depuis hier, on peut vous rassurer : le monstre n’a certes pas encore été photographié, mais on aura bientôt sa photo, logiquement. Car il est aujourd’hui déjà obsolète.

La photo ne devrait plus tarder en effet : dans l’Air Force, on a l’habitude de dévoiler les appareils spéciaux une fois que leur remplaçant est annoncé, ou quand on abandonne une idée, ce qui signifie aussi qu’on a trouvé mieux. C’est une sorte de tradition. C’est ainsi qu’un jour on a vu sortir d’un hangar une sorte de container volant, blanc, à l’avant en forme de camion de livraison. Le premier avion imaginé pour être le moins visible possible, à savoir le TacitBlue, révélé il y a tout juste 10 ans maintenant. Il est aujourd’hui visible au musée de l’US Air Force Museum (WPAFB) dans l’Ohio, après à peine 135 vols, échelonnés sur 3 ans. Après lui ont été testés des engins à facettes, dont on a trouvé après coup le dépôt de brevet. Deux prototypes plus tard et deux accidents mortels plus loin, on construit son aîné en série, le F-117 universellement connu aujourd’hui ("le fantôme de Baghdad"). On croyait ces engins extraordinaires en voie de semi-extinction, en raison des coupures budgétaires de ces dernières années, quand Boeing, soudainement, le 18 octobre 2002, dévoile son "Bird of Prey". Une envergure courte, une forme de fléchette à ailes repliées, l’avion a de quoi étonner. L’engin, quand on le montre pour la première fois, vole depuis... 6 ans déjà, et a déjà englouti 67 millions de dollars en développement. Petit, relativement lent, sinon très lent, ça semblait surtout la dernière évolution possible avant les UCAV, ces engins entièrement téléguidés sans pilote dont certains volent déjà eux aussi depuis plusieurs années.

Selon les informations dont on dispose à ce jour, l’Aurora serait un croiseur volant de taille imposante, faisant un boucan infernal au décollage, et volant fort peu, à l’hydrogène plutôt qu’au kerosène selon beaucoup d’observateurs des livraisons en carburant de ces fameuses bases "secrètes". D’autres déclinaisons du concept ont été imaginées par des fureteurs observant les allers et venues des fournisseurs de l’Air Force, dont notamment des engins plus petits, dont un sur la base du YF-23 qui avait été écarté de l’avant-dernière compétition pour choisir un nouvel avion de combat US, l’idée d’un appareil juché sur un XB-70 semblant un peu trop farfelue.

Le remplaçant de l’Aurora, le prototype qui a dû sillonner le monde entier sans qu’on s’en aperçoive (à part les traînées bizarres qu’il laissait dans le ciel derrière lui, les "donuts on a rope", car il fonctionne un peu aussi comme le V1 de 1944) vient lui juste d’être dévoilé. C’est le... Falcon HTV-3X. Un Aurora "downsizé", de bien plus petite taille donc que son aîné. Une fort jolie ligne, façon croiseur de l’espace mâtiné de squale, une forme d’aile passablement évoluée... le tout fabriqué pour la bagatelle de 459 millions de dollars (mais cette fois c’est officiel !)... pour un engin qui devrait déjà voler... dès l’année prochaine, sous forme de maquette-prototype, selon la DARPA (pour Defense Advanced Research Projects Agency) qui annonce dès aujourd’hui sa réalisation. Ce qui signifie aussi qu’il est donc déjà construit en partie, ou a déjà eu des démonstrateurs qui l’ont précédé. Annoncé pour 6 fois la vitesse du son et 6 tonnes de bombes à bord, croisant à 45 000 m d’altitude, le croiseur hypersonique propulse la guerre froide aux confins de l’espace, tout en révélant par la même occasion une arme nouvelle, développée pendant plus de 50 ans. A cette vitesse, ce sont 9 000 miles (16 600 km) qui sont couverts en moins de deux heures. Détail à ne pas ignorer : l’absence de hublots à l’avant du Falcon, qui ne doit pas vous inquiéter : il n’y a pas de nez qui se relève à la Concorde ou de visière résistante à la chaleur à l’avant de l’engin. Ce n’est plus nécessaire, il n’a pas de pilote, tout simplement, ce qui facilite toute la construction et toute la maintenance. Comme base d’envol ou d’atterrissage, l’Air Force a choisi Omelek Island, dans les îles Marshall, un atoll appartenant au "Ronald Reagan Ballistic Missile Defense Test Site" actuel. Une piste y sera construite expressément pour notre nouvel engin. Pourquoi là ? Parce que le bruit au décollage de l’engin est tout simplement hallucinant et insoutenable ! C’est ce bruit, justement, ce grondement sourd qu’entendent les riverains de Groom Lake depuis des années, preuve que l’Aurora y volait régulièrement et le plus discrètement possible (le soir venu la plupart du temps, les contrôleurs des tours aériennes de Las Vegas, tout proche, parlant régulièrement de "fast movers" comme appareils indéterminés sur leurs écrans). A partir du Falcon devrait être construit une variante, le Blackswift. Les moteurs RAM des deux seraient ceux de l’engin de Lockheed Martin RATTLRS, largement testé depuis 2004. Des moteurs directement développés à partir de ceux du... SR71. Comme quoi on ne change pas tant que ça une équipe qui gagne... Comme revêtement, idem que pour le X-15 : à la place des tuiles de navette, bien trop fragiles (elles ne supportent pas la pluie !), on réutilise un alliage d’inconel assez similaire à celui testé avec le X-15, un revêtement séparé de la coque en alu par un simple matelas d’air et une légère couche de matériau absorbant. Ça devrait suffire, l’absence de pilote facilitant la tenue interne en température. Ce revêtement devait être celui du X-33.

Demain donc, les USA s’apprêteront à intervenir dans des vols programmés et automatiques en n’importe quel point de la planète, à des vitesses hallucinantes. Aujourd’hui, quelque part au fond du Mojave, dans un hangar, on doit s’apprêter à remiser un des plus grands secrets de ses 25 dernières années. Trop coûteux, trop grand, dépassé par l’automatisation et les technologies nouvelles. Il n’empêche, au-delà de l’engin de mort qu’il représente, on aimerait bien entrevoir sa photo, avant qu’il ne devienne une vulgaire pièce de musée comme tous ses prédécesseurs (enfin ceux qu’on a pas "scrappé"). Bon, ils le sortent quand du hangar, le monstre ?


Lire l'article complet, et les commentaires