La renaissance du temps : pour en finir avec la crise de la physique ?

par Bernard Dugué
mercredi 14 mai 2014

Il faut croire en une renaissance du temps en physique. Telle est la proposition que nous invite à suivre dans de subtils développements Lee Smolin, brillant physicien dont les travaux portent sur la cosmologie quantique et qui avec son confrère Carlo Rovelli est à l’origine d’une théorie originale, la gravitation à boucle. Pourquoi le temps devrait-il renaître ? Aurait-il été enterré, voire tué ? Oui nous explique Lee Smolin dans Time reborn, son dernier livre pour grand public qui vient d’être traduit en français (La renaissance du temps, Dunod, en librairie le 21 mai 2014). Plus exactement, le temps n’a pas été tué mais disons quelque peu discrédité par les cosmologistes. Il est plutôt cocasse que son confrère Carlo Rovelli ait publié en 2008 un article au titre sans équivoque, Forget time, dans lequel il suggère que la meilleure stratégie pour comprendre la gravité quantique est de construire une image physique du cosmos dans laquelle la notion de temps ne joue aucun rôle.

Le lecteur lambda en devient perplexe et le candide se pose une question toute légitime. Comment deux physiciens qui étudient une même chose en s’appuyant sur une théorie commune qu’ils ont bâties ensemble peuvent émettre deux opinions opposées et inconciliables sur la question la plus cruciale qui hante les physiciens, celle du temps. Comme le souligne Smolin dans l’avant-propos de son ouvrage, tous les mystères, énigmes et autres casse-tête auxquels sont confrontés les physiciens, de la mécanique quantiques aux particules et au cosmos relativiste, conduisent à la question du temps. Si pour les historiens tous les chemins conduisent à Rome, alors pour les physiciens, tous les chemins mènent vers le Temps. Et même pour quelques philosophes nous diraient Hegel et Heidegger. Alors, pourquoi ces deux opinions divergentes ? Je crois avoir compris que les deux compères de la gravitation à boucle suivent deux voies distinctes. Rovelli cherche à retrouver dans les théories disponibles une image physique du monde alors que Smolin est insatisfait des théories actuelles, pointant une physique en crise et suggérant que le moment est venu pour écrire une autre page de la physique contemporaine en élaborant une super théorie qui puisse incorporer le temps comme élément fondamental permettant de rendre compte de l’univers et de son évolution. Le sous titre du livre est d’ailleurs sans équivoque : « Pour en finir avec la crise de la physique ».

Comment le temps a-t-il été tué ? Pour le commun des mortels, il existe des centaines de moyens pour tuer le temps, par exemple pianoter sur son smartphone, manipuler une console de jeu, regarder un match de foot, assister à un débat sur les européennes… Mais pour les physiciens, liquider le temps passe par deux voies. Celle de la cosmologie relativiste d’Einstein et de la mécanique rationnelle avec le temps qui s’écoule et peut être renversé. Celle des idées platoniciennes avec les lois de la nature intemporelles et établies de toute éternité. Nombre de mathématiciens pensent à l’extérieur du temps et en fidèles platoniciens, conviennent que les théories mathématiques existent dans un univers intelligible extérieur à l’univers temporel des humains et que les savants ne font que découvrir ces mathématiques intemporelles. Pour Smolin, ceux qui pensent à l’extérieur du temps imaginent que la réponse à des problèmes est déjà disponible et qu’il suffit de piocher dans ce stock de solutions préétablies pour résoudre les questions. A l’inverse, ceux qui pensent dans le temps (ou avec) ne présument pas ce genre de chose et s’emploient à inventer des idées et des formes d’organisation vraiment nouvelles. La stratégie de Smolin n’est pas seulement scientifique, elle couvre le sens de notre existence. Penser dans le temps consiste à accepter l’incertitude de la vie. Smolin fustige ceux qui pensent hors du temps en n’acceptant pas la précarité de la vie, en adoptant la tolérance zéro, en imaginant que l’objectif de l’humanité est de supprimer tous les risques. Mais non, être humain, c’est vivre suspendu entre le danger et la chance !

Smolin nous fait voyager dans l’univers des savants avec la première partie de l’ouvrage où il explique comment le temps a été évacué par les physiciens modernes, depuis Galilée et Newton jusqu’à Einstein dont les confidences ne laissent planer aucun doute sur sa manière de douter du temps. La suppression du temps est intimement liée au principe du déterminisme. La configuration future d’un système mécanique est connue dès lors qu’on a pu établir la loi d’évolution du système et que les conditions initiales sont fixées. Le déterminisme prend sa source dans la révolution scientifique moderne avec Copernic, Kepler et Galilée puis Newton. Achevée, la séparation ontologique entre le monde terrestre soumis à la corruption et le monde céleste immutable. Smolin n’hésite pas à comparer notre époque au 17ème siècle, en faisant valoir que notre univers physique est redevenu scindé avec la mécanique quantique et la cosmologie et que la résolution de ce schisme épistémologique viendra de l’introduction d’une idée assez simple mais qui reste cachée sous nos yeux. Cette enquête se lit alors comme une sorte de polar. Le temps a été tué et on sait qui s’en est chargé, par contre, on ne sait pas où est planqué le cadavre. Mais comme Smolin a du flair, il mène son enquête. Le temps serait caché derrière les lois intemporelles. Pour retrouver le temps, il faut concevoir une évolution quasi darwinienne de l’univers et mêmes des univers possibles avec des lois apparaissant progressivement et sélectionnées par le cosmos.

Pour retrouver le temps, il faut surtout affronter les deux mastodontes théoriques que sont la physique quantique et les deux relativités. C’est ce qui est proposé dans les chapitres 12 à 14, sans doute les plus intéressants de ce livre puisque se déroule une confrontation entre la mécanique quantique et la cosmologie avec à la clé une piste inédite permettant de réfléchir à la nature du temps mais aussi à la question de l’espace qui sera examinée dans le chapitre 15. La démarche suivie est assez paradoxale. Alors que manifestement, s’il y a une théorie qui permet un raccordement au temps c’est celle de la mécanique quantique, Smolin propose de considérer cette mécanique comme incomplète, préférant s’appuyer sur la relativité pour réintroduire le temps. Or, c’est cette relativité qui a été construite à l’écart du temps. Mais qu’il devient possible de reformuler en concevant une synchronisation privilégiée des horloges dans l’univers (p. 182). Auparavant, Smolin a pris soin de porter un coup décisif à cette mécanique quantique en convoquant Einstein qui fut l’un des plus sévères opposants à cette théorie qu’il jugeait incomplète car elle ne parvenait pas à décrire complètement une expérience individuelle. D’après Smolin, si nous ne comprenons pas la mécanique quantique, c’est tout simplement parce qu’elle est fausse (ou inachevée) et donc, qu’elle risque de subir le même sort que les épicycles de Ptolémée (ou la gravitation de Newton). La mécanique quantique serait une approximation d’une théorie plus profonde. Pour l’instant, cette théorie se révèle incapable pour décrire les instruments pour mesurer le temps, pas plus qu’elle ne donne une image physique des processus dynamiques individuels ni ne prédit ce qui va se passer (p. 153). Ces reproches faits à l’encontre de la mécanique quantique sont assez conventionnels. Ils portent sur l’impossibilité de cette théorie à livrer une image de la Nature qui colle avec les notions ordinaires de notre expérience, mesure dans le temps et l’espace, causalité, objectivité.

Par un étrange jeu de « vases communicants ontologiques », la réintroduction du temps s’accompagne d’une défiance vis-à-vis de l’espace qui selon Smolin pourrait s’avérer être aussi illusoire que la température et la pression ; autrement dit une manière pratique d’organiser nos impressions mais aussi une manière de voir les choses grossièrement. La relativité a permis de fusionner l’espace et le temps pour former le concept de l’univers bloc mais l’hypothèse de la réalité du temps nous permettrait de nous libérer des contraintes issues de cette unification (p. 197). L’espace est une illusion alors que les « vraies » relations sont celles des réseaux dynamiques à l’image des connexions dans les réseaux de smartphones ou les ordinateurs branchés sur le Web. Par ailleurs, l’espace-temps pourrait être interprété comme une étendue émergeant dans une région donnée en prenant appui sur l’énigmatique dualité entre cosmologie et théorie du champ conforme élaborée par Juan Maldacena (la correspondance AdS/CFT). Réintroduire le temps revient ainsi à passer de l’univers bloc spatio-temporel à une évolution bloc qui serait fondée sur une globalisation du temps.

Au final, la voie suivie par Smolin est très claire dans son principe mais elle l’est moins dans la réalisation des objectifs et d’ailleurs d’auteur le reconnaît lui-même dans les chapitres 18 et 19 où il se livre pour l’essentiel à des spéculations sur le temps, l’évolution du cosmos avec les lois, la sélection cosmique, les méta-lois et deux ou trois principes. L’idée fondamentale étant de rejouer la partie exécutée par Galilée et Newton mais en faisant reposer la stratégie sur la prise en compte d’un temps efficace qui rend compte des évolutions et autres transformations ainsi que de l’apparition des lois physiques. Galilée avait unifié la physique céleste et la mécanique terrestre avec des lois éternelles et le principe du temps supprimé. La physique terrestre prenait les attributs de la cosmologie. Avec le principe de sélection cosmologique et de l’évolution des lois, Smolin fait entrer l’attribut du monde sublunaire vers le cosmos dont l’image dans le temps se reflète dans l’évolution darwinienne. La physique de Newton se demandait quelles sont les lois régissant le cosmos. Toute la physique moderne a cherché des lois, celles de la mécanique statistique, celles de l’espace-temps relativiste, celles de la « matière ». Place maintenant à la compréhension des processus conduisant l’univers a être réglé par des lois nous suggère Smolin qui parfois se perd lorsqu’il fait entrer en scène la thermodynamique, science incontournable pour qui veut étudier l’évolution des choses avec une flèche du temps. C’est d’ailleurs ce manque d’organisation dans la présentation des idées qui pourra dérouter le lecteur en attente d’une présentation claire de la théorie en vue qui en fait, peine à se dessiner. On a le sentiment d’être face à un cuisinier qui organise son plan de travail, rassemble les ingrédients, en ajoute ou en retire, projette quelques recettes, prend conscience que le mélange des ingrédients donne des résultats peu goûteux ou alors que dans un autre contexte, une mayonnaise semble prendre. Il n’y a rien de répréhensible pour peu que l’on s’intéresse à l’étrange cuisine mathématique, philosophique et empirique qui marque le chemin des grandes découvertes.

Smolin insiste à nouveau sur l’approche intemporelle qui adopte la mécanique quantique et le multivers comme théorie définitive et qui semble stagner depuis plus de 20 ans. Cette approche est dans une impasse nous dit-il mais même si c’est peu probable, il n’est pas exclu que des résultats importants puissent en sortir. Si rien ne sort de cette physique contemporaine (et intemporelle) que critique Smolin, les historiens décriront alors un échec dû à une approche inadaptée d’un problème fondamental en science. Cet échec a même une explication. C’est d’avoir pris une méthode adaptée à l’étude de petites parties de l’univers pour l’appliquer à l’existence (p. 273). On l’aura compris, le problème de Smolin, c’est la physique quantique et la voie à emprunter est radicale, avec l’utilisation d’une nouvelle méthode et l’invention d’un nouveau type de théorie pour en finir avec la physique intemporelle et redonner au temps ses lettres de noblesse. Avec l’éventualité de sacrifier une Reine, les mathématiques. Smolin n’hésite pas à convoquer l’histoire en imaginant une « démocratisation » de la physique et l’abolition de la distinction entre les états de chose dans le monde et les lois intemporelles qui les font évoluer, ces lois qui se réclament de la royauté du Ciel et de la divine éternité de l’Etre et qu’il faut ramener à l’ordre du temps comme en d’autres temps fut abolie la distinction entre nobles et roturiers.

Le philosophe regarde d’un œil attentif ce qui se passe en physique et comprend bien qu’une crise se dessine et qu’elle s’insère dans la crise de la Modernité. La tentative de Smolin de redonner au temps une place éminente est très moderne et même anthropocentrique. L’historisation des lois cosmologiques participe d’une même démarche que celle visant à interpréter les phénomènes quantiques sous l’angle des histoires cohérentes (Griffiths, Omnès). Modernité encore que l’objectif de conférer à la science plus de pouvoir sur les choses en ayant accès à leur évolution plutôt que de les capturer dans une cosmologie des idées inspirée par Newton et qui affaiblit la science. Si on interprète ces quelques propos, la crise de la physique se comprend alors comme une instabilité causée par le désir des physiciens d’avancer et de produire plus de science pour aller plus loin que le statut actuel figé dans un paradigme qui n’aurait pas évolué depuis 20 ans. Heidegger verrait évidemment une tentative pour liquider l’Etre de la science après avoir oublié l’Etre de la conscience. Plus généralement, cet attachement à la modernité et son pouvoir opératoire se remarque dans l’usage d’images classiques de particules, d’objets, d’influences et surtout de forces. En ce sens, Smolin est plutôt conservateur, bien ancré dans la tradition moderniste de la physique.

Avant de livrer une opinion définitive sur cet essai, un retour sur le chapitre 14 et la présentation de la dynamique des formes comme embryon de nouveau paradigme. La dynamique des formes s’inscrit dans le paradigme leibnizien du relationnisme appliqué non plus aux relations spatiales mais aux relations entre formes. Tout objet dans l’univers est connecté à des formes et les changements réels portent sur la forme et non la taille des objets. La taille intrinsèque est une illusion (d’optique scientifique). Hélas nous dit Smolin, la dynamique des formes est conservatrice pour ce qui est du temps dont le débit est unique. A l’inverse, la cosmologie relativiste repose sur des objets aux tailles définies alors que l’écoulement du temps est flexible (comme cela a été mesuré avec les horloges de précision embarquées dans des avions). En relativité le temps est flexible et la taille universelle, en dynamique des formes c’est l’inverse. Les deux descriptions sont valables et c’est à ce moment que Smolin évoque l’énigmatique correspondance AdS/CFT de Maldacena, établie dans le cadre de la théorie des cordes, avec un possible lien entre la dynamique des formes et cette dualité qui décrit deux univers, l’un avec des formes aux tailles variable et l’autre qui contient la gravitation. L’auteur ne s’étend pas trop sur cette dualité. On peut le comprendre au vu des controverses suscitées par Smolin qui jugeait avec sévérité la voie des cordes empruntée pour unifier le quantique et le cosmos. Pour preuve, une controverse sur son précédent livre avec Joseph Polchinski (voir lien ci-dessous). La théorie des cordes risque de gagner une bataille avec la dualité AdS/CFT ce qui n’est pas du goût de Smolin.

Cet essai s’avère assez déroutant. Malgré son style accessible, il est parsemé de raccourcis et d’astuces si bien qu’il faut un bagage scientifique conséquent pour ne pas se laisser entraîner vers des conclusions assez discutables. L’épilogue du livre se place sous la cible de la critique. Finalement, Smolin engage un bras de fer avec la physique éternelle, la rendant presque responsable des maux contemporains, des travers de l’économie ultralibérale et de l’incapacité à agir contre le climat. Bien évidemment, je ne peux le suivre sur ces points alors que l’invocation d’une physique du temps semble être un combat d’arrière-garde, sorte de retour sur le paradigme de l’auto-organisation en vigueur dans les années 1970 et revisité avec quelques ingrédients cosmologiques. Il faut lire le livre de Smolin car il s’inscrit dans la crise finale de la modernité. Mon avis étant que la renaissance du temps risque de constituer une impasse aussi tangible que celle de la « physique éternelle » décrite avec moult détails dans l’ouvrage. Il y a d’autres voies et notamment celle qui tente de redonner une image physique aux descriptions mathématiques, de la mécanique quantique à la dualité de Maldacena (Dugué, Sur les épaules d’Einstein, en préparation)

Liens utiles

http://www.dunod.com/loisirs-scientifiques-techniques/culture-scientifique/sciences-de-la-matiere-et-de-lunivers/la-renaissance-du-temps

http://www.kitp.ucsb.edu/joep/links/on-some-criticisms-of-string-theory/lee-smolins-response


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