La science a-t-elle renoncé à comprendre l’univers ?

par Bernard Dugué
jeudi 14 juin 2018

 

1 Naissance et développement de la science moderne

 

La Modernité a germé discrètement pendant le 14ème siècle, avec les techniques et les horloges mécaniques. La pratique de la mesure a fourni aux savants des nombres. Quand on mesure les choses de la nature, on établit une forme de communication. Or, dès que les acteurs d’un système communiquent, il se produit des émergences si les signaux s’inscrivent dans une cohérence dont la réalisation nécessite le concours de deux processus, la sélection des signaux et leur interprétation par des dispositifs sémantiques. La Modernité scientifique a alors émergé progressivement, avec quelques étapes décisives comme le fut la naissance de la physique mathématique au 17ème siècle, avec quelques figures remarquables, Galilée, Descartes, Leibniz, Newton. Les scientifiques se sont entendus sur les conventions pour mesurer les masses, les forces, les longueurs, les intervalles temporels. Le monde a été mesuré et cartographié. La science a façonné un nouveau langage pour parler de la nature, la matière, le cosmos. En vérité, la langue scientifique s’est scindée en deux parties complémentaires, la langue des expérimentateurs et la langue des savants. Ces langues ont produit deux types de discours, l’un sur les pratiques expérimentales insérées dans une entreprise scientifique et technique totale. L’autre sur le sens de la nature ainsi que les origines du cosmos et de la vie.

 

Pour le dire sommairement, le langage technique de la science est présent dans toutes les publications, surtout dans le paragraphe consacré au « appareils et méthodes ». La communauté scientifique élabore et perfectionne sans cesse ce langage déclinée de manière spécifique dans les centaines de spécialités où se regroupent les scientifiques, les laboratoires, les centres de recherche. Le langage savant de la science est utilisé aux marges de la pratique scientifique. Il est présent dans les revues théoriques, en biologie, en physique, en philosophie des sciences. On ne trouve aussi dans un bon nombre d’ouvrages généraux, censés rendre accessibles les connaissances sur les différents domaines du réel. Par exemple les livres sur les conceptions scientifiques écrits par les grand noms de la physique du 20ème siècle, Einstein, Schrödinger, Heisenberg, puis dans les domaines du vivant et des transformation, Canguilhem, Monod, Prigogine, ainsi que l’évolution, Gould, Kimura, Denton. On trouve des spéculations sur la matière, le sens du vivant, Dieu. Par exemple Richard Dawkins, invétéré matérialiste, auteur de la thèse du gène égoïste et pourfendeur de Dieu et des religions. Bien que décrié par la pensée conventionnelle, le livre de Michaël Behe sur la boîte noire de Darwin et l’intelligent design figure parmi les réflexions savantes.

 

Les thèmes parcourus sont parfois tributaires d’effets de mode. Dans les années 80, les scientifiques publiaient des livres sur le chaos et les fractales. Ces notions sont passées de mode, comme du reste les théories systémiques façonnées dans les années 1970. De quoi parle-t-on ces temps-ci ? De l’anthropocène, du climat, de Sapiens, des arbres qui communiquent, de la santé psychique, alors qu’en physique, les thèmes à la mode vont du big bang aux multivers, en passant par les ondes gravitationnelles et les trous noirs. Darwin reste largement présent. Quel est le statut de ces réflexions. Ont-ils un lien avec la vérité, les fondements du réel, ou bien ne sont-ils que des mythes scientifiques ?

 

2 Période axiale et fin des mythologies antiques

 

Pour comprendre ce qui risque de se produire actuellement dans le champ des connaissances, il nous faut revenir vers l’Antiquité dont la période axiale nous fournit un fulgurant miroir de ce qui fut un bouleversement des connaissances, achevant et transformant quelques millénaires d’inventions humaines consécutives à l’usage de l’écriture et des techniques, cuivre, bronze, fer. L’Antiquité archaïque a utilisé deux types de langage, que l’on peut associer à deux figures de la pensée contemporaine, Spengler et Eliade. Dans son livre sur L’homme et la technique, Spengler analyse le langage comme un instrument au service de l’entreprise humaine et donc à l’origine des cités-états (Sumer, Babylone, Egypte, Phénicie, Crète, Etrusques, Grèce, Perse). Aux hommes de la technique se sont greffés les hommes de la guerre et les individus appartenant à la catégorie des prêtres, des sages, des « intellectuels ». Les seconds sont à l’origine des mythes. Eliade a largement contribué à connaître ces étranges univers de pensée ou les dieux sont affectés d’essences particulières, mais aussi les acteurs ayant participé à la création de l’univers. Les mythes sont pluriels, certains reliant les hommes mortels et les dieux célébrés dans les rites et autres pratiques parfois magiques. D’autres mythes sont cosmogoniques ; ils fournissent une explication sur la naissance des choses, du cosmos, de la nature, mais aussi des peuples (cf. la fondation de Rome).

 

Vers le Vè siècle avant notre ère, une nouvelle catégorie de penseurs voit le jour. Ce sont les philosophes. Peu à peu, les éléments mythiques, cosmologiques ou cosmogoniques, et les essences divines, sont remplacées par des principes physiques. Une nouvelle connaissance émerge, celle des philosophes. Les présocratiques se préoccupent des éléments fondamentaux, terre, eau, air, feu. Ils conçoivent aussi une Intelligence universelle, principe permettant aux choses d’être en ordre, d’être naturellement gouvernées. Dieu, Intellect, Logos, raison, substance, forme, matière, âme, corps, être, étant, même, autre, repos, mouvement… les nouvelles notions philosophiques ne cesseront d’être travaillées, notamment par Platon et Aristote. La théologie trinitaire entre en scène après Origène. La théologie chrétienne absorbe la partie ontologique du néoplatonisme compatible avec le dogme chrétien. La connaissance philo-théologique du monde et de Dieu s’achève avec Dun Scot et la scolastique tardive. La théologie a supplanté la plupart des anciennes mythologies, alors que les Grecs ont fourni les notions fondamentales pour l’ontologie médiévale.

 

La scolastique prend fin quand commence l’intérêt pour la technique et le souci de changer la vie. La connaissance savante perdure dans les cercles spéciaux, les institutions religieuses. Et c’est un nouveau savoir qui émergera, celui de la science moderne, activité qui se souci bien plus de manipuler la nature et la matière que de comprendre les choses. A une ontologie médiévale contenant bien peu de science succède une science moderne débarrassée des encombrants ontologiques.

 

3 La science moderne face à ses mytho-logies rationnelles

 

Que la science moderne ait triomphé dans les réalisations technologiques, nul ne peut le nier. En revanche, cette même science n’a pas réussi à comprendre les choses. La Modernité repose sur un quelques récits fondateurs, notamment celui de la Renaissance qui place la Modernité comme une période dont la clarté contraste avec l’obscur Moyen-Age. Ce mythe est suivi de celui des Lumières, puis de l’âge positif. La science conduit nécessairement l’humanité vers la clarté et le progrès. Les divisions historiques méritent d’être revues. Avec une Antiquité archaïque entre la fin du néolithique et la période axiale. Epoque des mythologies divines et cosmiques. Puis l’Antiquité classique poursuivie par une Antiquité tardive qui démarre à la chute de Rome pour finir au 14ème siècle. C’est l’âge philosophique et anthropologique, préoccupé aussi par le salut de l’âme et du monde. Les vérités sotériologiques prennent de l’ampleur avant même la venue du Christ.

 

Modernité se conjugue avec vérités technologiques. La politique devient technocratique. La technologie est même entrée dans la sphère du salut. L’écologie prend en charge le salut de la planète résultant de la mobilisation de tous les fidèles verts. Le transhumanisme promet une humanité mieux générée. La technologie fournit la « matière » pour une nouvelle religion constituée comme un néo-paganisme. Les esprits sont logés dans des puces informatiques.

 

La science a fini par concevoir des savoirs aussi certains que les mythes antiques. Citons le matérialisme basé sur des atomes conçus comme des objets. En sciences du vivant, la sélection naturelle représente un élément mythologique rationnel. Cette sélection explique l’élimination des spécimens et des espèces mais n’explique par leur émergence. Mieux vaudrait parler de synergie naturelle. Le big bang est un mythe, basé sur une cosmologie non définitive et sans doute non accordée à l’univers. Les multivers participent aussi d’une mythologie scientifique. Enfin, dans les sciences de l’homme, les options cognitivistes, neuroscientifiques, incorporent des éléments mythiques. Les scientifiques croient d’un ordinateur peut simuler et même produire la conscience. Les descriptions scientifiques modernes n’ont pas pu échapper aux éléments mythologiques rationnels, non pas des divinités mais des mécanismes, des entités matérielles comme les gènes, avec parfois des récits bricolés imaginés en utilisant des théories. Quand je dis que les gènes sont des « éléments mythologiques formels », c’est dans le sens où la science leur attribue un rôle qu’ils n’ont pas toujours tout en les plaçant dans un dispositif où leur action n’est pas clairement établie, ni leur rôle dans le système complet. Les éléments mythiques sont diversifiés, rationnels, assemblés par des principes globaux comme le fut l’auto-organisation il y a quarante ans. Ils sont subtilement glissés dans les récits et les descriptions avec une logique suffisante pour que les gens y croient, les scientifiques aussi.

 

Et c’est tout à l’honneur des scientifiques que d’avoir façonné des mythologies rationnelles en obéissant à l’impératif de l’imagination et à la nécessité de trouver des explications et des origines aux choses. S’ils sont passés à côté de la vérité, on ne peut leur en tirer rigueur. Ils ont essayé. La vérité est une procédure pratiquée par la gnose qui peu à peu, tente de converger vers le vrai et se débarrassant du faux. En ce sens, connaître le faux est essentiel. Dans toute mythologie se cache des leviers pour accéder au vrai. Encore faut-il savoir s’en servir et les accorder à une pensée qui vise le réel.

 

La science triomphe avec de colossales possibilités de manipulations techniques mais elle échoue à comprendre la nature. En ce sens, elle se place comme l’Antiquité archaïque mythologique avant la période axiale classique. La fin de la technique, si elle a lieu, nous fera entrer dans une nouvelle aventure axiale avec des penseurs et des connaissances nouvelles, métaphysiques, qui se dessinent actuellement de manière éparse dans diverses disciplines. La science axiale du 21ème établira des ponts et des principes généraux, universels, comme le fit la philosophie antique à l’époque présocratique puis classique.

 

La science ne peut pas refuser de comprendre l’univers, ni de penser. En revanche, ce sont les scientifiques qui renoncent ou pas à affronter cet enjeu, en déjouant les ruses de la mythologie rationnelle et en creusant les fondements du réel, de l’être à l’étant, de la gravité à l’électromagnétisme et la dynamique quantique.

 

La nouvelle connaissance se » joue à la Platon ». Sortir de la caverne ou même retourner la caverne. La nouvelle science comme retournement, inversion des faces, l’être et l’essence révélés par un retournement, telle une pensée pourvue d’un mouvement de spin. Un retournement à 720 degrés. Le spin de la pensée et l’axe autour duquel les connaissances se retournent. Axialité, une période se dessine, grand basculement. Les scientifiques veulent-il « voir » la réalité, entendre la vérité ? Rares sont ceux qui répondent présent. Connaître est le luxe des philosophes. Les scientifiques n’ont pas besoin de connaître mais de produire en manipulant, ce qui leur confère notoriété, statut et gagne-pain. Mais la philosophie n’est-elle pas devenue une pratique elle aussi intéressée. Les philosophes journalistes, chasseurs de prébendes, de consommateurs, bref, les nouveaux sophistes nous dirait Platon.

 

Pour l’instant, la science a renoncé pour diverses raisons à connaître le réel. C’est pour cette raison que (...) ne pourra pas être guéri. Ce texte est tout un programme. A quand un éditeur pour soutenir ces travaux !

 


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