La science moderne aveugle avec ses illusions rationalistes ? Réflexion sur les nouvelles ontologies de la Nature et leur utilité

par Bernard Dugué
mardi 5 novembre 2013

Il est évident que la compréhension de la physique contemporaine n’a rien d’indispensable pour mener une vie d’homme, sauf pour ceux qui développement des applications technologiques. La vie ordinaire n’a pas besoin de théories scientifiques mais uniquement du bon sens immémorial acquis en faisant l’expérience des choses pour en retenir l’utile et l’efficace. Un chasseur qui vise le gibier n’a pas besoin de connaître la mécanique rationnelle de Lagrange ; par contre, il connaît bien la nature avec ses espèces sauvages et manie avec dextérité le fusil. Roosevelt, Staline, Picasso, Sartre, Elvis, n’avaient besoin de connaître la mécanique quantique. Pas plus que le charcutier du village, l’instituteur ou même le biologiste dans son laboratoire. Ce qui n’est pas le cas des physiciens qui ont besoin de ces théories très compliquées pour interpréter les expériences et rectifier les théories s’il y a lieu, ou en inventer de nouvelles, ce qui n’est pas le cas actuellement car la théorie quantique répond parfaitement aux besoins des expérimentateurs (mais pas des métaphysiciens). C’est donc le deuxième niveau d’accès à la nature que cette connaissance des théories et des expériences dont l’articulation est essentielle aux pratiques scientifiques. Le troisième niveau engage la compréhension de la nature. Cette connaissance n’est pas nécessaire aux physiciens qui expérimentent. Une fois que l’on est entré dans cet univers ontologique, on n’a qu’une alternative, ou bien rebrousser chemin, ou bien aller le plus loin possible dans un voyage sans retour. La vérité ne peut pas être annihilée une fois qu’elle s’est incarnée, cristallisée, ni le doute, ni le mystère. Quelle situation est la plus enviable, vérité, doute ou mystère ? La science n’a pas la réponse, l’existence peut-être. Une fois le doute surmonté, l’âme vit dans le mystère de la vérité et la vérité du mystère…

La science moderne (je laisse de côté les sciences humaines) est constituée par l’intégrale des médiations reliant l’homme et la nature. Il est raisonnable de penser à deux catégories de relations médiatisées par la science, ses interfaces technologiques utilisées dans les observations et ses constructions théoriques. Une relation de l’ordre du faire. Accumuler les observations et produire les modèles et théories pour organiser le « faire ». Dans les labos, puis les applications industrielles. C’est la science ordinaire, dont les règles ont été codifiées par Newton avec l’induction puis Popper et la réfutation. Ensuite se conçoit une relation cognitive, autrement dit une connaissance de la nature, du cosmos, de la matière, de la vie, de l’espace et du temps. Et donc pour résumer, la science produit d’une part une relation (interactive) d’interdépendance entre la nature et l’homme ; d’autre part, un lien relationnel sans interdépendance, sorte d’alliance intellectuelle presque religieuse entre l’homme et l’universel.

Depuis les sages védiques jusqu’aux physiciens du 21ème siècle, l’homme a toujours désiré connaître l’univers qui l’entoure. Les philosophes s’en sont chargés les premiers. Ils étaient déjà scientifiques dans le principe car leurs conceptions reposaient sur les observations. La science moderne a inventé un autre mode opératoire, la mesure et la théorie. Qu’ils le fassent ouvertement, consciemment ou non, les scientifiques contemporains adhèrent à une certaine conception de la nature qu’ils étudient. Quelques uns n’hésitant pas à mettre sur le papier les conceptions de la nature qu’ils élaborent en se basant sur les résultats de leurs recherches et celles de confrères plus ou moins éloignés du point de vue disciplinaire. Ces élaborations couvrent un champ du réel plus ou moins étendu. Les ouvrages publiés visent un public possédant un haut niveau d’étude scientifique ou alors un grand public suffisamment instruit pour comprendre les récits scientifiques bien racontés, avec des phrases faciles à comprendre et sans trop de détails spécialisés.

En première approximation, on distinguera deux possibilités pour élaborer une conception de la nature. (i) La simple construction du réel à partir des faits mesurés et des théories. On se situe alors dans une intention descriptive, sorte de dessin industriel présentant les choses naturelles sous ses différents angles ; telles qu’elles se manifestent dans les expériences. (ii) L’interprétation des faits et théories avec le choix de quelques idées générales voire génériques. C’est donc un second niveau qui opère sur le précédent. On y rencontre parfois idées permettant de cadrer les recherches sans qu’elles soient vérifiables ni réfutables. C’est le cas des themata (au rôle heuristique) suggérées par le philosophe des sciences Gérald Holton. L’horizon herméneutique est souvent présent. Il livre du sens et parfois une explication de la nature extraite du niveau précédent. Par exemple l’ontophylogenèse proposée par le biologiste Jean-Jacques Kupiec qui explique le développement de l’organisme à partir de mécanismes similaires à ceux de la sélection naturelle. Quand les physiciens usent du principe anthropique en suggérant que les constances universelles sont réglées pour que la vie et la conscience émergent, c’est du sens qui est produit, ou du non sens pour ceux qui n’y croient pas. Et qui peuvent être séduits en considérant la signification de la nature proposée par Monod où le hasard a gouverné l’apparition de la vie et de l’homme. Qui a raison ? Il se peut bien qu’on se situe face à une conjecture similaire aux antinomies kantiennes. A moins que les conjectures n’aient pas été posées correctement. Le sens et l’explication vont souvent de pair dans les discours sur la nature. (ii, bis) A la construction et l’interprétation s’ajoute un élément subsidiaire, celui de l’extrapolation, voire de la spéculation. Mais ne pourrait-on affirmer que toute interprétation est une extrapolation ? Tout simplement parce que le sens de la nature n’est pas donné, contrairement à celui fourni par un texte en anglais qu’un bon interprète saura retranscrire en allemand ou français.

La configuration des savoirs se précise. Le premier niveau est celui du sens ordinaire. Le fameux bon sens des paysans, des artisans ou plus généralement, de l’honnête homme. Puis le niveau théorique issu de la science moderne et permettant aux scientifiques de se comprendre avec des langages communs, de progresser en ajoutant des pièces à l’édifice et bien évidemment de façonner les technologies. Le troisième niveau est celui du sens. Il s’agit de comprendre les principes de la nature et l’univers. Et c’est ici que les choses deviennent très problématiques, indécises, sources de polémiques et controverses. Le matérialisme est dans le « collimateur » de quelques réputés épistémologues et autres philosophes des sciences, tout comme la version dite néo-darwinienne de l’évolution. La question de la téléologie refait surface. Les débats fondamentaux se déroulent à l’écart du grand public. Ces questionnements sont d’une difficulté certaine alors que la tendance est à la vulgarisation. Les gens veulent accéder aux connaissances sans faire d’effort. Ils sont servis par les éditeurs. Il manque de l’audace. Mais peu importe, la connaissance ignore les ignorants et les paresseux, elle suit son destin.

Une question déterminante se dessine. Comment accéder à la connaissance du monde ? Les réflexions tirées de la science sont bien souvent construites en toute naïveté, en croyant que la nature est connue à partir des expériences et théories. Alors que cela ne va pas de soi. Les théories strictement scientifiques concernent le savoir tiré de l’expérience, laquelle est effectuée sur des fragments du réel capté par les interfaces technologiques. Les conceptions de la nature tirées de la science ne peuvent qu’être partielles, incomplètes, voire carrément erronées. Les scientifiques n’en ont pas conscience. Se pose alors la question de l’incomplétude des représentations de la nature construites avec les résultats scientifiques et de la possibilité d’une connaissance plus profonde, plus ontologique, avec des éléments qu’il faudrait ajouter avec une règle d’or, ne pas entrer en contradiction avec les évidences empiriques et théoriques acquises par la science moderne. Exemple évident, le créationnisme, une pseudo-ontologie à mettre à la poubelle !

Du point de vue allégorique, la science moderne consiste à creuser dans une caverne pour trouver des faits et des théories. Chaque étape permet de décaper le fond pour le remplacer par des conceptions scientifiques. La vision naïve croit que la science ne fait que progresser, que les vérités d’un jour seront remplacées par d’autres vérités, que la compréhension finale suppose que la science progresse. Mais c’est une illusion. La compréhension ultime impose de sortir de la caverne. C’est mon hypothèse. Elle engage une controverse avec l’épistémologie moderne. La nouvelle ontologie rétablira une alliance avec l’univers. Elle sera une philosophie scientifique ; ou une science transfigurée à la hauteur philosophique ; une connaissance dont l’intention sera de comprendre les fondements de la nature et son évolution.

La science moderne a complètement changé la manière d’expérimenter en manipulant la nature et d’ailleurs, la vie moderne a elle aussi été transformée grâce aux manipulations de la nature rendues possibles par la science. Mais dans le champ des connaissances, elle a engendré des illusions rationalistes en construisant le réel à partir de l’expérience d’une réalité manipulée, en supposant une continuité ontologique entre le monde de l’expérience et le monde naturel (ce qui aboutit par exemple aux illusions mécanistes). Les illusions rationalistes produites entre 1700 et 2100 ont supplanté les illusions transcendantales vieilles de deux millénaires (par exemple la création, les anges moteurs des étoiles, le vitalisme en biologie. A noter le moment kantien et l’empirisme qui a permis à la philosophie de sortir elle aussi des illusions transcendantales revisitées au 17ème siècle). La science moderne est sur le point de s’achever, laissant place dans le champ des connaissances aux nouvelles ontologies. Trois vont être prépondérantes. L’ontologie du monde quantique avec les théories du champ, l’ontologie de l’univers avec la cosmologie quantique (trou noirs, entropie quantique, équations relativistes et compréhension de l’espace-temps) et l’ontologie du vivant avec son évolution. Nous entrons alors dans l’époque des vérités suprarationnelles et transcendantales.

Epilogue. Connaître l’univers, c’est essayer de le questionner, de traduire pour ainsi dire les théories scientifiques en parole. Comme si à travers ces formalismes, nous pouvions interpréter le message que la nature nous enverrait si elle avait une parole à délivrer. Mais l’univers ne parle pas, il ignore l’homme. Je serais tenté alors par une des ces formules philosophiques qui transcendent les siècles, à l’instar du Dieu est mort de Nietzsche. Allons-y. Dieu n’a pas créé l’univers ; c’est l’Univers qui a « engendré » Dieu pour comprendre l’homme à la fin des temps !

 


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