La science moderne est dans l’impasse ! Place au grand tournant scientifique et philosophique !

par Bernard Dugué
vendredi 7 avril 2017

Les sciences ne sont pas en crise, elles sont dans l’impasse. Ce qui est pire, car si on peut affronter une crise et en sortir, on ne sortira jamais d’une impasse. Faut-il alors générer une crise dans les sciences ? Je ne répondrai pas à cette question ici.

Longtemps les savants et l’opinion ont cru que la science était en pointe et que la philosophie de la science était à la traîne, devant se contenter de suivre les événements et d’être une discipline vouée à raconter l’histoire des découvertes ainsi que le fonctionnement de la recherche avec quelques analyses sur les méthodes et outils utilisés en laboratoire. Cette période s’achève. Une nouvelle philosophie émerge et elle pourrait bien devancer la science dans le domaine des connaissances fondamentales.

La science moderne est dans l’impasse ! Ce verdict n’annonce pas la fin des activités scientifiques dont l’avancée dans l’impasse ne prendra jamais fin. Il ne fait que traduire l’absence de progression dans la connaissance des choses que sont la matière, le cosmos, la vie et l’homme. La science moderne mesure les objets mais ne connaît pas les choses. La science universelle qui connaît les choses « est » la philosophie. Du moins « était », pendant l’ère médiévale, et « sera », au 21ème siècle. Mais après un long Moyen Age moderne de quatre siècles.

La science produit des millions de publications mais elle est plongée dans un immense crépuscule. La science ne produit pas d’avancée dans les connaissances naturelles mais elle permet de fabriquer des smartphones plus perfectionnés et des tissus intelligents. Le triomphe de la science moderne a été célébré un jour de 1969 sur la lune. Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité. De la technologie moderne je dirais la chose suivante : un grand pas pour les hommes, un petit pas pour l’humanité. Je vais essayer maintenant de m’expliquer avec moi-même pour tenter de décrire une situation. En espérant comprendre ce que j’écris.

L’autre jour je feuilletais la revue La Recherche pour consulter un article consacré à la mécanique quantique. Je n’y ai lu que des propos convenus et répétés depuis des décennies sur la dispute entre Einstein et Bohr, sans oublier la non-séparabilité et la version de la MQ élaborée par Bohm en s’inspirant de la conception de l’onde pilote que Louis de Broglie avait proposée. D’autres conceptions alternatives ont été élaborées. Je pressens une faute de stratégie dans la plupart des interprétations et des conceptions alternatives dans ce domaine. Les physiciens veulent revenir à une image déterministe et causale en considérant les particules quantiques comme des objets. Autrement dit, ils veulent plier la réalité quantique à leurs préjugés modernistes. Ils n’aboutiront à rien de tangible. La physique quantique est accessible à l’interprétation. Rien ne sert d’ajouter des formules mathématiques si l’on ne connaît pas la signification physique de la théorie quantique de base.

La situation est similaire en cosmologie relativiste. Pourquoi construire une théorie quantique de la gravitation sans comprendre la signification du monde quantique ainsi que celle décrite par les tenseurs de la relativité générale dont le sens physique ne va pas de soi, du moins pour le membre de gauche sur la géométrie. La troisième branche de la physique est dans une situation comparable. Nul ne sait ce qu’est la température au sens microphysique, ni la signification exacte de l’entropie. Quant à la physique classique, elle recèle aussi ses énigmes, notamment avec le lagrangien (et le principe de moindre action) dont on ne sait rien de la signification physique, si ce n’est qu’il est un oracle mathématique permettant d’annoncer la venue d’un point matériel dans un lieu donné de l’étendue mathématisée.

Le lagrangien a aussi été employé dans le modèle standard des particules. Et un problème de masse résolu avec une astuce mathématique. Les mages physiciens du CERN ont alors annoncé la venue du divin boson de Higgs ! L’exactitude était au rendez-vous. Le chef de gare annonce l’arrivée du train pour 12 heures mais en ce cas, l’exactitude n’est pas garantie

Allez, rien ne va mal ! La physique sera sans doute interprétée pendant ce 21ème siècle placé entre les dangers les plus extrêmes et les espérances les plus folles. La biologie est elle aussi dans une impasse. Mais elle continue à produire de colossaux résultats dans les laboratoires dévolus à la génétique et la biologie moléculaire. La médecine réparatrice fait des progrès lentement mais sûrement, sans pour autant représenter une avancée majeure pour l’humanité. Pour le reste, aucune compréhension du vivant n’émerge, ni de solution pour les maladies dégénératives ainsi que le cancer. Le corps scientifique n’est pas encore prêt pour accueillir un regard philosophique sur ces questions.

La philosophie parlons-en. Je ne prétends pas que Platon ou Heidegger livrent à eux seuls la solution des grandes énigmes scientifiques. Il faut concevoir une philosophie scientifique. Autrement dit une philosophie de la matière et du cosmos. Ces recherches semblent avancer lentement mais c’est peut-être l’illusion d’une âme pressée d’en finir. Ce chemin est à l’image de l’ascension d’un alpiniste qui prend son temps mais qui monte, contrairement aux chercheurs dans leur spécialité, qui progressent à l’horizontale en accumulant des productions. La physique contemporaine correctement interprétée rejoint sur une frontière à préciser la philosophie de Husserl-Heidegger et un peu celle de Plotin ainsi que Aristote. Il faut néanmoins scinder les deux domaines, nature et esprit. La monadologie de Leibniz pointe vers les essences naturelles médiévales et aristotéliciennes. La théodicée de Leibniz pointe vers la philosophie de l’Histoire, de Hegel à Heidegger. Leibniz marque le moment moderniste où la science dé-pose la chose médiévale et ses essences reléguées dans le passé alors que la philosophie pro-pose la métaphysique de l’Histoire pour la modernité à venir.

Je reste perplexe face à ce moment crucial de l’histoire des savoirs. Nous sommes au seuil d’un tournant, Kehre, un tournant déjà annoncé en philosophie et préparé par Heidegger, mais dont l’axe reste incertain car l’homme se regarde face à la technique sans connaître son essence, et se mire dans la science exacte qui voile l’essence des choses et du cosmos. Le tournant s’annonce comme vérité, éclaircie ainsi que sens de l’Etre comme direction et signification, un Etre diffracté tel un rayon d’éternité traversant les eaux du Temps et du Dasein. Ou une note universelle décomposée en symphonies éternelles.

Tournant signifie aussi direction, se tourner vers, mais vers quelle direction ? Un destin ? Une bifurcation ? Se tourner engage un dé-tourner. De quoi l’homme doit-il se détourner ? Dans l’Empire de la technique, l’homme est face à un chariot tracté par un chien. Cette image fut utilisée dans l’Empire romain pour expliciter le destin au sens des stoïciens. Le sage de Rome doit juste suivre le chariot, accomplir un destin fixé par les dieux. Dans l’Empire hypermoderne, le chariot qui tire l’homme vers un destin assigné par la Technique.

Deux grands penseurs ont su expliquer pourquoi la technique n’est pas un simple moyen que l’on utilise à bon ou mauvais escient. La technique suit son propre cours et c’est la thèse de la ruse de la technique autonome développée par Ellul. L’interprétation de Heidegger va un peu plus loin. La technique détermine le commettre, la pro-duction et la pro-vocation, l’Arraisonnement comme essence (à dévoiler). Que n’énigmes non résolues !

Pour clore ces considérations par une ouverture, je livre cette remarque des plus pertinentes formulées par Heidegger dans le séminaire de Zähringen tenu à Fribourg en 1973 : « Il faut que nous apprenions à distinguer entre chemin et méthode. Dans la philosophie il n’y a que des chemins ; dans les sciences au contraire, seulement des méthodes, c’est-à-dire des manières de procéder » (Question III et IV, Gallimard, p. 487).

Les sciences utilisent des méthodes en respectant une règle universelle, celle de l’exactitude. La philosophie n’utilise pas de méthode mais le chemin obéit à des règles. Comme l’a suggéré Heidegger, nous ne parvenons jamais à des pensées, elles viennent à nous. Ce qui ne signifie pas qu’elles tombent à nous. Le chemin vers les pensées doit se préparer. Par des exercices spirituels aurait dit Descartes, ou par une expérience attentive et c’est le principe de la phénoménologie tracé par Husserl puis utilisé pour un chemin particulier par Heidegger. Ce chemin est censé conduire vers l’Etre, vers la vérité qui se « montre » en se « rétractant ». Ce chemin existe, il a été pratiqué par des penseurs sans qu’aucune destination ne soit assignée. Disons qu’elle se révèle à chacun pour autant qu’il ait pris soin d’arpenter ce chemin. L’Etre est une superposition de vérités symphoniques. Il y a une symphonie pour chacun.

Il ne reste plus qu’à interroger les sciences. Même si elles ne sont que méthodes, conduisent-elles vers une direction, une vérité, ou bien ne sont-elle que des productions d’exactitudes à l’image de grilles de sudoku qui, une fois remplies, sont remplacées par d’autres grilles à compléter ; puis classées et rassemblées pour constituer une figure utilisée comme la carte géographique d’une étendue physique ou un réseau moléculaire décrivant la structure d’une cellule ? La métaphore des grilles et des cartes explique dans quel sens on peut entendre l’impasse des sciences. Une impasse non pas au sens technique car c’est même l’inverse, plus il y a de cartes, plus on peut en établir d’autres. Mais une impasse au sens philosophique. La science ne produit pas d’effets comparables à la pensée, n’ouvre aucun chemin, passe à côté de la vérité mais sait se rendre indispensable en agrémentant l’existence de facilités opérationnelles.

Si l’on croit sur parole Heidegger, les sciences et la philosophie se tournent le dos et n’ont plus rien de commun, plus rien à se dire. Mais en philosophie, toute parole doit être entendue sans croyance. On pensera alors qu’au contraire, la philosophie a tourné le dos aux sciences parce qu’elle n’a pas tenté de les comprendre. De l’autre côté, les sciences devenues conquérantes ont tenté d’annexer la philosophie pour légitimer leur triomphe absolu sur la scène des savoirs. Par exemple, les neurosciences ont instrumentalisé Husserl alors qu’une certaine physique a utilisé Dieu comme une sorte de pièce manquante du puzzle.

Et donc la question ultime pour le 21ème siècle. Peut-on ouvrir un chemin à partir des sciences, un chemin qui rejoint celui de la philosophie et qui engendre une concordance, un accord, un entendre, un dialogue sans confusion car la science ne pense pas mais elle peut parler à la philosophie et réciproquement ? Mieux encore, la philosophie scientifique sera en capacité d’ouvrir des chemins pour les sciences. C’est ce que je cherche, ouvrir des chemins ! Mais il y en a tant qu’il est difficile de choisir. De plus, il se peut bien qu’ils ne mènent nulle part.

La stratégie du chemin la plus sage est de regarder l’avenir en exorcisant le passé. C’est le message que Nietzsche nous a adressé en expliquant que les conditions ayant présidé à l’émergence d’une chose ne sont plus valides pour expliquer comment et pourquoi cette chose est utilisée lorsqu’une puissance s’en est emparée. La science grecque « vue » par Husserl n’a rien de commun avec la science moderne « captée » par les puissances à partir du 17ème siècle. Le tournant consiste à regarder vers l’avenir, vers le Telos. L’Etre en vue n’aura rien de commun avec l’Etre oublié.

A lire les premiers pas dans ces cheminements :

Bernard Dugué, L’information et la scène du monde (de la science à la philosophie, l’univers des formes et des communications), Iste éditions, à paraître, second trimestre 2017, suivi de la traduction anglaise.

Bernard Dugué, Temps, émergences et communications, soumis pour édition, parution possible fin 2017


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