Le calculateur quantique en biologie ; une révolution scientifique et culturelle

par Bernard Dugué
lundi 28 janvier 2013

Le monde classique que nous percevons se présente comme un immense terrain ou des objets se déplacent et où des effets se produisent objectivement lorsque des agents influent sur les choses alors que l’on peut établir des rapports de causalité. Celui qui cause agit à un endroit précis sur celui qui reçoit l’effet. Le monde objectif est spatiotemporel et causal. Trois catégories sont impliquées, l’espace, le temps, le lien de causalité. Dans l’espace se situe le rapport de contact par lequel l’effet se transmet. Le temps scinde le déroulement de l’action en un avant et un après. L’espace-temps est au sens topologique un domaine d’interfaces non pas figées mais dynamiques, en mouvement. C’est au sens ontologique un champ d’expression, un lieu où les choses apparaissent puis disparaissent. La succession des apparitions et disparition s’appelle le temps. Mais derrière cet univers matériel et causal se dessine un autre domaine, invisible mais pourtant impliqué dans le monde qui apparaît. Ce domaine, on peut lui attribuer les propriétés d’un calculateur mais d’un genre assez spécial. Faut-il l’appeler calculateur quantique ? Pourquoi pas mais encore faut-il comprendre de quoi il s’agit. Les travaux récents sur la décohérence ont été extrapolés par les physiciens qui ont imaginé la possibilité d’un calcul quantique sur la base d’un argument, la possibilité de dépasser le dispositif binaire en vigueur dans les processeurs d’ordinateur. Le principe étant de jouer sur les états imbriqués et superposés. Les expériences de décohérence, récemment couronnées par le Nobel, on permis d’observer des superpositions d’état mais dès que le système interagit avec notre monde classique, la cohérence est détruite, ce qui limite forcément les possibilités de construire un ordinateur quantique. Néanmoins, le concept d’ordinateur quantique peut s’avérer d’une haute valeur heuristique pour comprendre ce qui échappe à l’entendement scientifique contemporain, celui-ci étant limité par le champ causal et spatio-temporel des phénomènes, tout autant que par les limites du calcul binaire.

Tout d’abord un détail extrait à partir de la conjecture de Moore portant sur le temps de doublement de la puissance des processeurs mais aussi de la densité des transistors qui double tous les deux ans, ce qui conduit à penser qu’autour de 2020, les transistors auront pratiquement atteint la taille de l’atome, ce qui laisse entrevoir des perturbations quantiques liées à la cohérence. Or, si l’on prend en considération une cellule vivante, on doit reconnaître que les éléments fonctionnels de base, protéines, matériel génétique, médiateurs, possède une finesse compatible avec la possibilité de processus de cohérence tels qu’on peut les concevoir dans un ordinateur dont les transistors approchent la taille atomique ou même un ordinateur quantique. Contrairement à une vision bien approximative et facile, le milieu cellulaire n’a rien de commun avec le tube à essai où sont étudiées les réactions biochimiques. A l’intérieur d’une cellule, on trouve des édifices supramoléculaires mobiles certes mais agencés de manière plus complexe que les transistors sur une puce informatique. Ce qui laisse supposer qu’à cette échelle, des effets quantiques liés aux états superposés sont envisageables. Et d’ailleurs c’est ce qui a été observé récemment dans le cas très précis de la propagation de l’énergie radiative dans les protéines antennes permettant le transport des photons lumineux vers les centres actifs de la carbosynthèse. Néanmoins, ce cas très particulier ne peut être généralisé à l’ensemble des molécules du vivant sans une argumentation préalable.

La décohérence est observée en étudiant des états quantiques superposés qui ensuite interagissent avec le dispositif observateur. Il faut qu’il y ait interaction. Lorsqu’il est question de la protéine antenne, il y a bien interaction avec le photon. Le système fait comme s’il testait plusieurs chemins avant de prendre le plus court. Dans un système cellulaire, on peut penser que des interactions innombrables se produisent, réactions chimiques certes, mais aussi interactions non chimiques comme par exemple les forces de van der Walls ou bien les interactions hydrophobes liées à l’affinité sélective des molécules organiques pour l’eau. On peut dès lors envisager des processus généralisés de cohérences quantiques à l’échelle des édifices moléculaires de la cellule qui se présentent alors comme des dispositifs expérimentaux tels que les conçoivent les physiciens. Cette cohérence jouerait alors le rôle d’un calculateur quantique qui permet le fonctionnement efficace et coordonné de ces ensembles à la complexité inouïe.

Trois physiciens ont publié un article roboratif destiné à servir de propédeutique aux investigations conduite à l’interface de la mécanique quantique et de la biologie (M. Arndt et al. HFSP Journal, 3, 386-400). La spécificité des phénomènes quantique est évoquée. Bien évidemment, sont exposés les deux effets très connus que sont l’intrication (non séparabilité) et la cohérence, ainsi que l’effet tunnel dans certaines protéines comme par exemple celles qui assurent les transport d’électrons, ou alors interviennent dans la photosynthèse. Quant à la possibilité d’une intervention des calculateurs quantiques, elle apparaît sans surprise dans le contexte de l’origine de la vie. Et aussi sous la forme d’un « accélérateur d’évolution ». Si j’interprète correctement les hypothèses de Arndt et ses confrères, les phénomènes quantiques permettent aux édifices moléculaires de fonctionner avec plus de coordination et d’efficacité. Avec des corrélations à distance, ce qui confère au système vivant la structure d’un champ organisé, mais aussi des possibilités de jouer sur plusieurs états grâce à l’effet tunnel, ce qui laisse entrevoir (c’est mon hypothèse), la possibilité d’un « champ autofinalisé ». Loin d’être aussi audacieux, Arndt et ses confrères n’en sont pas pour autant dépourvus d’ambitions et de perspectives sur les grands bouleversements que pourrait engendrer la rencontre entre la physique quantique et la biologie. Qui en l’état actuel des connaissances, rend compte de rares phénomènes, photosynthèse, orientation des oiseaux, olfaction (voir mon précédent propos sur les travaux de Luca Turin). En vérité, si bouleversement il y aura, ce sera dans le champ épistémologique et ontologique. Avec l’ouverture des frontières entre physique et biologique et l’élaboration de fondements spéculatifs solides qui pour l’instant, n’en sont qu’au stade embryonnaire. La transition entre le monde quantique et le monde classique reste une énigme, selon la conclusion de ces trois physiciens.

Je crois qu’il est temps d’émettre une hypothèse sur le fonctionnement des molécules dans un système vivant. Contrairement à ce qui s’enseigne, la chimie ne décrit pas le fonctionnement des molécules dans une cellule. Certes, les systèmes isolés placés dans un tube à essai se comportent avec des lois chimiques, certes, si ces réactions sont observées, c’est que les molécules dans la cellule réagissent, mais la chimie biologique n’est qu’une approximation très éloignée de la réalité du vivant. Les lois de la thermochimie, dérivées de la thermodynamique, ne sont plus valides lorsque les molécules fonctionnent dans une cellule. Le premier point étant que la vie est radicalement dans une configuration hors de l’équilibre thermodynamique et du reste, l’un des ressorts du vivant est de produire les conditions de non équilibre, de transgresser le principe de moindre action et le second principe thermodynamique. Le second point étant que les molécules ne sont pas « brutes » comme dans un tube à essai mais possèdent une mémoire spécifique, sans doute reliée aux calculateurs quantiques, leur permettant d’agir de manière « cognitive » et systémique avec l’ensemble moléculaire. L’information et la mémoire sont en effet intimement liées aux processus cognitifs.

L’implication de la mémoire laisse entrevoir une sorte de calcul naturel effectué par les composants du vivant en vue d’une organisation ou d’une innovation à venir. Autrement dit, la possibilité, maintes fois évoquée du reste, d’une détermination par les causes finales qui viendraient s’entrelacer avec les causes efficientes. Au final de cette réflexion, une alternative se dessine clairement. Ou bien les processus quantiques ne sont que des phénomènes spéciaux qu’une coïncidence épistémologique fait converger avec la biologie, ou bien se dessine le germe d’une immense révolution ontologique qui finira par une conception du vivant et même de l’univers radicalement différente de ce qui est convenu actuellement. On l’aura deviné, je penche pour la seconde option, même si je reste assez prudent et perplexe, comme les auteurs mentionnés précédemment, bien que j’en sache un peu plus, ou du moins différemment, avec des acquis issus de mes investigations métaphysiques et biologiques. C’est donc une révolution scientifique qui se dessine, avec en ligne de mire l’information qui devrait être le second concept déterminant en physique, après celui d’énergie (en fait, ce sont deux concepts entrelacés puisque la réalité « matérielle » est faite de forme et d’énergie). Le lecteur est invité à suivre les travaux d’un des trois physiciens cités ci-dessus, Vlatko Vedral, physicien quantique, qui a publié récemment un essai prometteur sur la place de l’information dans l’univers. Attention à éviter la méprise, la notion d’information dépasse de loin la conception instrumentale liée à la formule de Shannon et ses extrapolations thermodynamiques et biologiques qui ne sont pas toujours fondées et même source d’égarement. 


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