Le darwinisme quantique, idée savante ou signe de l’ignorance ?

par Bernard Dugué
jeudi 6 septembre 2007

Cette année, on fêtera les 80 ans de la mécanique quantique. Pourquoi 80 ans au fait ? Parce qu’on doit situer cette naissance en 1927, lors du fameux congrès Solvay en Belgique, lorsque Heisenberg, Bohr et ses acolytes eurent emporté l’interprétation contre leurs adversaires, Einstein en tête, déconcertés par les facéties du monde quantique. De quoi fut-il question ? D’épistémologie en fait. Que peut-on connaître d’une particule ? Celle-ci est potentiellement observable par un dispositif mais avant l’expérience, la particule n’est pas décrite classiquement, comme un état physique, mesuré avec des paramètres, mais comme un vecteur d’état. On dit aussi une superposition de fonctions d’onde. Cette représentation n’a aucune signification physique puisque c’est une addition de nombres complexes. Lors de l’expérience, les paramètres physiques sont obtenus en faisant agir des opérateurs mathématiques sur le vecteur d’état. Les valeurs propres de ces opérateurs, réelles, sont les valeurs des paramètres mesurables. Avant l’expérience, la particule est à l’image d’une roulette de casino qui tourne, après l’expérience, la particule correspond à la roulette arrêtée. Elle est dans l’état indiqué par la bille alors que le nombre inscrit sur la case correspond au paramètre observable mesuré. Ce qu’énonce l’interprétation de Bohr, c’est qu’on ne peut rien connaître de la particule quantique avant d’avoir effectuée la mesure. Autrement dit, tant que l’expérience n’a pas été réalisée, la particule est telle la bille sur la roulette en mouvement, se déplaçant sur les cases sans qu’on puisse rien savoir.

Le monde quantique est d’une étrangeté redoutable. Pratiquement tous les physiciens vous diront que le formalisme quantique est une boîte à outils infaillible, pratique au possible, très efficace et précise, facile à manipuler pour qui a reçu la formation adéquate et parfaitement adaptée pour réaliser des expériences et des calculs. Ils vous diront aussi que la signification du formalisme leur est complètement hermétique et que le Champollion des hiéroglyphes quantiques n’est pas encore né. Autrement dit, la physique quantique n’est intelligible, du point de vue du sens commun, que lorsqu’on expérimente. Tout est clair quand la bille prend place et que la roulette s’est arrêtée mais cette roulette, quand elle n’est pas observée, ne ressemble à rien de tangible. C’est d’ailleurs cette conjecture qui a servi de base pour que soit imaginé le chat de Schrödinger, à la fois mort et vivant. Avec mon allégorie du casino, c’est comme si le joueur de Schrödinger était à la fois riche de 36 millions d’euros ou bien ruiné. Tant que la roulette ne s’est pas arrêtée, on ne peut savoir quelle est sa fortune.

Cette situation étrange a suscité 80 ans de quêtes et des milliers de publications. Un livre ne suffirait pas pour raconter tout ce qu’ont pu imaginer les physiciens, et quelques philosophes, à propos des réalités quantiques, des particules, des théories quantiques des champs. S’agissant de la simple théorie quantique, on retiendra des tentatives dites réalistes, élaborées par de Broglie, Bohm et quelques autres, afin de redonner une signification physique à cette roulette quantique échappant à l’entendement. Ces tentatives ont pu donner un sens complémentaire au formalisme mais n’ont pas permis une percée expérimentale fulgurante et donc, les physiciens ont délaissé ces voies. Par ailleurs, ce schisme entre le monde des états superposés et le monde des particules observées persiste.

Dans le sillage de la conjecture du chat, une voie originale a été tentée. Il s’agit de la décohérence. Une question. Comment percevons-nous le monde classique, avec nos sens, étendu, observable, alors que le monde quantique échappe à cette représentation ? Une autre question en découle. Pourquoi est-il impossible d’observer des superpositions d’états quantiques ? L’hypothèse formulée par Zeh dans les années 1970, suivi par d’autres parmi lesquels Zureck et Omnès, serait que les superpositions quantiques disparaissent dès lors que le système quantique est inévitablement couplé avec l’environnement. Dite ainsi, cette proposition n’apporte pas grand-chose et ne fait qu’énoncer, avec des mots plus précis, le fait que le passage dans le monde observable est lié à la réduction de la fonction d’onde et donc, à la suppression des superpositions (la roulette s’arrête et la bille se place sur une case). Mais la physique ne se contente pas de dire, elle formule avec une rigueur mathématique les énoncés physiques. S’il est avéré que le système superposé se couple avec « l’environnement » alors, un processus réel est supposé et on peut l’expérimenter. Cela a été réalisé en 1997 par l’équipe de Serge Haroche. Brièvement, il s’agit de préparer un atome relativement stable dans une superposition de deux états, puis d’introduire une aiguille mésoscopique (la part environnementale) et de mesurer finement ce qui se passe. On peut voir alors la rupture de la superposition et mesurer le temps de décohérence d’autant plus court que l’aiguille est longue (on peut dire, que l’environnement est intense).

On en sait un peu plus sur la frontière entre notre monde et l’étrange univers des superpositions quantiques. Roland Omnès livre son point de vue. La décohérence est le seul processus physique qui a lieu lors de la mesure. Contrairement à ce qui a été longtemps cru, ce processus n’est pas lié à l’objet quantique mais à l’appareil de mesure (Omnès, Philosophie de la science contemporaine, p. 310, Folio). Pour ma part, j’interprète cela comme une description du monde physique comme champ d’expression. La décohérence, c’est le résultat des contraintes exercées par le champ d’expression vis-à-vis du champ quantique. D’un point de vue épistémologique, on peut y voir une réduction du schisme. Le monde quantique devient subordonné au champ d’expression, autrement dit, à l’environnement. Mais on peut ne pas se satisfaire de cette représentation accordant la primauté à l’environnement et continuer à questionner ce monde quantique en le réifiant comme un champ qui se tient derrière le champ d’expression (Dugué, L’Expressionnisme, chap. 7, L’Harmattan). Un champ du Procès, autrement dit, le royaume de la roulette de casino.

Tout autre est la démarche récemment exposée dans le New Scientist de juillet 2007 (traduit dans Courrier International du 23 août). Extraits :

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« Robin Blume-Kohout et son confrère Woljciech Zurek répondent qu’un univers objectif existe bel et bien, puisqu’un environnement extérieur est là pour en témoigner. Les deux chercheurs et leur équipe ont suggéré un mécanisme qui permet de supprimer l’intervention de l’observateur. Ils ont surnommé leur théorie le “darwinisme quantique” parce que, dans leur conception, l’environnement décide quelles sont les propriétés quantiques les plus aptes, celles qui, en dernier ressort, survivront pour être observées. Nous savons déjà que l’environnement affecte les particules quantiques comme pourrait en témoigner un physicien qui cherche à construire un ordinateur quantique. Ainsi, la chaleur ambiante peut très facilement perturber les fragiles états quantiques. “Au lieu de voir l’environnement comme quelque chose de négatif qui nous complique la tâche quand nous voulons mesurer des propriétés quantiques, nous nous sommes rendu compte que c’était précisément lui qui nous permettait de mesurer la réalité, explique Robin Blume-Kohout. Après tout, quand je veux mesurer les propriétés d’un ion, au labo, je ne tends pas la main pour le toucher. J’interagis avec le champ électromagnétique entre l’ion et moi, et c’est l’environnement qui me transmet l’information.” Dans la théorie du darwinisme quantique, un environnement donné rendra certaines propriétés quantiques plus stables que d’autres. Lorsque le système quantique interagit avec son environnement, de nombreuses copies de cet état stable, de cet état “plus apte”, sont créées partout dans cet environnement. “On peut concevoir l’environnement comme un témoin actif, comme un reporter qui ne se contente pas d’observer passivement mais qui choisit quelles informations il va rapporter”, précise le scientifique. Lorsque des hommes effectuent des mesures, ils interagissent plus vraisemblablement avec l’une de ces copies stables enregistrées plutôt que directement avec le véritable système quantique. Ce qui explique pourquoi de nombreux observateurs faisant des mesures chacun de leur côté obtiennent tous le même résultat. “C’est ainsi qu’une réalité objective émerge”, explique Robin Blume-Kohout. Pour mettre leur théorie à l’épreuve, Robin Blume-Kohout et Woljciech Zurek ont mis au point une simulation informatique d’un oscillateur quantique interagissant avec son environnement. »

« L’environnement s’est de fait comporté en arbitre de la réalité. Klaas Landsman, de l’université Radboud de Nimègue, aux Pays-Bas, aime beaucoup l’explication fournie par le darwinisme quantique. “La plupart des tentatives faites pour expliquer la réduction de la fonction d’onde relèvent de la philosophie ; celle-ci est une réponse très terre-à-terre qui repose sur des simulations et des calculs concrets, se félicite-t-il. Pour moi, c’est pour l’heure la réponse la plus satisfaisante.”  »

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Pour ma part, je reste radicalement insatisfait de ce darwinisme quantique qui me paraît être une manière d’évacuer le problème métaphysique. Comme le précise l’article au début, il s’agit d’une interprétation naturaliste accordant une primauté à l’environnement et ce, dans le sillage de la théorie darwinienne. La transposition de l’idée de sélection naturelle au monde physique me paraît illégitime mais n’est pas sans valeur heuristique pour qui veut aboutir à un syncrétisme épistémologique. En guise de conclusion, je ne vais pas ménager la science et voir dans le darwinisme quantique la rencontre de deux domaines composés de savoir et d’ignorance, celui du darwinisme, qui ne comprend rien à la vie, et celui d’une physique qui refuse d’entrer dans l’étrangeté méta-physique des réalités quantiques au profit d’une image terre-à-terre qui n’a rien de tangible d’un point de vue expérimental. Car il n’y a aucune expérience mais une simulation que d’aucuns, peu rigoureux, ont pris comme expérimentation. Par contre, la décohérence repose bien, quant à elle, sur de très habiles et astucieuses expérimentations, dignes de celles réalisées sur les inséparables photons par Alain Aspect en 1980. La physique reste encore un sujet d’étonnement et quelque part, elle est promise, comme la biologie ou l’anthropologie, à devenir le royaume des philosophes métaphysiciens qui auront le dernier mot sur ces questions ontologiques.


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