Le marteau et l’enclume

par Matthieu Poux
vendredi 3 avril 2009

L’archéologie et l’étude du passé sont-elles encore compatibles avec une politique de recherche de plus en plus utilitariste, tournée vers l’avenir et le progrès technologique ? Alors qu’elles suscitent l’intérêt croissant du grand public et des médias, il n’est pas certain que ces disciplines survivent aux réformes en cours, au manque de moyens et aux tracasseries administratives.

Une majorité de Français se reconnaît volontiers dans le personnage de Cétautomatix, le célèbre forgeron des albums d’Astérix, qui ont popularisé une certaine image de « nos ancêtres » les Gaulois : rustiques et ombrageux, autant que braves et industrieux. Jules César aurait plutôt dit : une poignée d’irréductibles conservateurs, hostiles à toute ingérence étrangère, aux progrès technologiques et sociaux que constituent, par exemple, la construction en béton et l’esclavage... Inspiré par la figure tutélaire du Général de Gaulle, le combat d’Astérix incarne mieux que tout autre la résistance française au supposé impérialisme anglo-saxon, dont les moustaches de José Bové ont su capter l’héritage.
 

Plus de cinquante ans après la création du personnage par René Goscinny, cette caricature a le mérite de rester d’actualité. Elle imprègne, d’une certaine manière, l’actuel débat suscité par la réforme des universités, du CNRS et du statut des enseignants-chercheurs. Ses détracteurs y voient, à tort ou à raison, un véritable coup de massue porté aux sciences humaines et sociales, dont la sauvegarde ne recouvre pas moins qu’un enjeu de civilisation ; ses initiateurs, le symptôme d’un attachement sentimental à des structures onéreuses et passéistes, inaptes à résoudre les nouveaux défis affrontés par notre société.

En ce monde acquis à la dictature des chiffres et de la rentabilité immédiate, la « potion magique » du vieux Panoramix, qui dispense à tous sa science et sa sagesse, ne fait visiblement plus recette.

Dans Le Monde 2 en date du 14 février dernier paraissait un dossier consacré à la « véritable » histoire des Gaulois, telle qu’elle peut être restituée grâce aux progrès de l’archéologie. Plus rien dans leur apparence, leurs pratiques religieuses et leurs modes d’existence, ne correspond aux anciens clichés des manuels scolaires mis en couleur par Uderzo. Pour ne prendre qu’un exemple qui m’est proche, les recherches que je coordonne chaque été sur le site de Corent en Auvergne y ont révélé l’existence d’une véritable ville, cadre d’une civilisation urbaine aux modes de vie très raffinés. Elles nous plongent dans le quotidien d’un peuple de paysans, d’artisans et de commerçants, friands de marchandises et de technologies importées des bords de la Méditerranée, ouverts aux influences extérieures bien qu’attachés à une certaine forme d’indépendance politique et culturelle. Dans ces quelques pages, il est moins question de vieux os et de tessons de poterie, que d’Histoire avec un grand « H », dont on prétend parfois qu’elle a valeur d’édification pour les générations futures…

 
Cette nouvelle vision est le fruit d’un travail de longue haleine réalisé par des chercheurs appartenant à diverses institutions : université, CNRS, Institut National de la Recherche Archéologique préventive... Par Jupiter ! Ces mêmes archéologues qui sont régulièrement accusés de faire obstacle au progrès, pour de « vieilles histoires » qui n’intéresseraient personne ? Voire. Le fait qu’elles soient relayées par des médias à large audience, dans le cadre de journaux et documentaires télévisés diffusés en prime time, démontre précisément le contraire. Ces chercheurs ont « leur » public, passionné par leurs découvertes autant que d’autres peuvent l’être par les derniers rebondissements de la ligue 1 ou de la Star Ac’. Le profil des visiteurs qui fréquentent musées et sites archéologiques montre, au reste, qu’ils sont bien souvent les mêmes !

Leur travail produit une valeur ajoutée qui contribue, dans une certaine mesure, à la richesse des médias, des éditeurs et des professions touristiques, autant qu’au rayonnement culturel de notre pays à l’étranger. Au-delà de leur indéniable rentabilité financière et technologique, combien de sciences dites « dures » peuvent-elles se prévaloir d’une telle visibilité auprès des contribuables qui financent leurs recherches ?

À l’université comme au CNRS, les conditions dans lesquelles sont menés ces travaux en constituent, sans nul doute, l’aspect le plus archaïque et le plus pittoresque. Dirigées par les enseignants-chercheurs sur leurs périodes de congés, elles sont portées bénévolement par des étudiants qui s’investissent tout l’été sur le terrain, entre autres activités aussi insispensables, pour leur formation, que la confection de hamburgers ou la vente de caleçons. Le montant des subventions alloué à cette activité surprendrait plus d’un directeur de laboratoire. C’est cette forme de recherche « au rabais » qui parvient pourtant, bon an mal an, à faire parler d’elle dans les colloques et les médias, aussi bien nationaux qu’internationaux.
 
Ces stages dédiés à la formation de terrain sont la condition première d’une rapide insertion professionnelle des étudiants dont nous avons la charge. De leur utilité témoignent les centaines de recrutements effectués chaque année par l’INRAP, les services de collectivité et les opérateurs privés.

Des arbitrages budgétaires imposés par l’autonomie financière des universités, il est malheureusement à redouter que notre discipline fasse la première les frais. À l’aune des nouveaux critères retenus pour évaluer ses travaux, elle fait plutôt figure de mauvais élève, la plupart des revues de référence qui diffusent ses résultats ne figurant pas au fameux classement établi par l’AERES. D’ici à ce que les comités de lecture de Science ou de Nature s’intéressent à leurs gauloiseries, les archéologues risquent fort de connaître le sort des civilisations qu’ils étudient. Dieu sait pourtant, après un cursus de dix à quinze ans d’études jalonné de commissions de recrutement diverses, que le principe d’évaluation ne leur est pas étranger. Sait-on seulement que le résultat de nos fouilles est examiné, chaque année, sur la base de rapports qui totalisent plusieurs centaines de pages ?

Il se trouve, à ce propos, qu’une commission administrative vient de préconiser la suspension des fouilles du site de Corent, dont il a été question plus haut. On peut craindre que cette décision en signe l’arrêt définitif, tant il est difficile de remobiliser une équipe et des financeurs (publics et privés !) fidélisés, au fil des années, par des découvertes qui suscitent l’intérêt croissant du monde scientifique et du grand public. Une telle décision a au moins le mérite de démontrer que la « culture du résultat » n’est guère familière du Ministère de la Culture : au combat mené par les enseignants-chercheurs pour le maintien d’un statut déjà peu décent s’ajoutera, désormais, la revendication de travailler bénévolement (pétition en ligne sur le site www.luern.fr). 

Ce plaidoyer pro domo rejoint, sur un plan plus général, un sentiment partagé par toute une communauté de chercheurs qui se lèvent tôt et se couchent tard, faute de disposer du temps, du personnel et des moyens nécessaires pour mener à bien leurs recherches.

Il est à craindre, dans ces conditions, que les connaissances récemment acquises ne s’estompent à nouveau derrière l’image caricaturale d’un Cétautomatix. Entre la brutalité de réformes menées au marteau, d’une part, l’arbitraire d’évaluations menées par des commissions aussi souples qu’une enclume de forgeron, d’autre part, et l’espace de liberté et d’initiative qui nous est accordé s’amincit de jour en jour. Une recherche de qualité ne s’accommode pas davantage d’un culte aveugle de la compétitivité, que du manque de moyens combiné à un excès de rigueur institutionnelle, dont la situation actuelle cumule tous les travers.

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