Le néo-darwinisme s’effrite : les gènes sont-ils un ressort de l’évolution ? Eléments de réponse avec la morphogenèse auto-organisatrice et les forces physiques

par Bernard Dugué
lundi 19 novembre 2012

 La science progresse avec les expériences mais aussi les manières de voir les choses. La science pense-t-elle ? Non dirait Heidegger. J’opterais pour une réponse plus nuancée. En fait, les scientifiques pensent et certains plus que d’autres. Ils réfléchissent aussi, certain se demandant même s’il faut suivre le consensus actuel ou bien envisager que leur communauté de spécialistes se fourvoie. Et suggérer d’autres théories et hypothèses. Cette situation particulière fait que la science n’a rien de démocratique car à un moment de l’histoire d’une discipline, quelques savants peuvent avoir raison contre la majorité. Les grandes controverses scientifiques modernes ont marqué de leur sceau la physique quantique, la cosmologie relativiste et l’évolution. Dans le champ des sciences du vivant et de la complexité, on a pu constater aussi quelques savantes querelles comme celle sur le hasard lancée par René Thom. La controverse sur l’intelligent design a tourné à la vaine polémique et ne mérite pas d’être considérée comme une discussion entre savants. Le champ de l’évolution et du développement biologique se prête de plus en plus à des controverses savantes. Le néo-darwinisme est contesté pour ses faiblesses explicatives, la génétique pour ses excès explicatifs alors que dans le champ de la morphogenèse, des options alternatives se dessinent avec l’accent mis sur l’auto-organisation et les contraintes morphogénétiques liées aux lois physiques. A noter dans un même ordre d’idée l’hypothèse de la convergence évolutive qui serait liée à l’adaptation. Et pour finir en beauté, la perspective d’une compréhension de la vie à partir de processus concevables sur le modèle d’un calculateur quantique.

 

Le dernier quart du 20ème siècle a peut-être consacré la génétique et le néodarwinisme, mais ces deux cadres théoriques se sont révélés moins solides qu’on ne le pensait. En vérité, la science des gènes et l’évolution ont suscité plus de questions qu’ils n’ont apporté de réponse pour comprendre l’énigme du vivant et ses transformations. Finalement, on ne sait toujours pas ce qu’est la vie, d’où elle vient, comment elle engendre des espèces en se transformant. On sait juste que des processus décisifs interviennent. Le génome, une énigmatique supermolécule qui se transmet de génération en génération tel un patrimoine apporté par les deux parents (si la reproduction est sexuée) et de plus capable de à se modifier (muter disent les évolutionnistes). La sélection naturelle (combinée à la génétique) n’explique pas tout et peut-être passe à côté de l’essentiel. Bref, l’évolutionnisme et la biologie du développement sont deux disciplines que je conseillerais à tous les étudiants se sachant doués de capacités inventives, de curiosité et disposés à imaginer des perspectives nouvelles. Le champ théorique du vivant est bien plus ouvert que celui de la physique. Et comme le suggère Stuart Newman dans un entretien, la biologie basée sur le déterminisme génétique pourrait bien occuper un statut comparable à celui des épicycles de Ptolémée au moment des découvertes de Kepler et Newton. Qui sera alors le Newton de la biologie au 21ème siècle ?

 

Stuart Newman vient de publier une tribune résumant ses orientations théoriques appliquées à la compréhension de l’ontogenèse ainsi que quelques conjectures sur l’apparition des morphotypes animaux au cours de l’évolution (S. Newman, Science, 338, 217-219, 2012). D’après ses investigations, la morphogenèse des animaux évolués, notamment ceux issus d’un embryon triploblastique, serait due à une sorte de « transition de phase biologique » (c’est ainsi que je comprends son hypothèse) permettant aux cellules, si elles disposent des matériaux protéiques adéquats, de former des agrégats fonctionnels en utilisant les propriétés physiques de la « matière organiques ». Plus précisément, cette transition se produirait lorsque les cellules disposent de ces gènes ancestraux permettant de produire ces protéines essentielles à la morphogenèse. Cette conception s’inscrit dans la voie d’un réexamen du rôle des gènes et de l’hypothèse d’un fonctionnement partiellement découplé et donc autonome des « molécules non génétiques ». Cette hypothèse peut être proposée pour une cellule mais aussi, comme le fait Newman, à l’échelle des organismes pluricellulaires. Il faut donc abandonner l’hypothèse d’un génome contenant le programme de développement de l’organisme. Les gènes ont certes un rôle mais le développement repose aussi sur des processus physiques générés par les molécules et les cellules dès lors qu’elles peuvent interagir de manière systémique en jouant sur les lois spécifiques des ensembles physico-biologiques. Cette hypothèse est riche d’enseignement ontologique et épistémologique car elle énonce que le vivant fonctionne pour partie avec des lois du monde inorganique « élargies » et donc dépassant les anciens cadres molécularistes (réaction chimiques, transferts d’électron, etc.)

 

Selon Newman, bon nombre de processus ontogéniques caractérisables à partir de propriétés physiques génériques sont en fait beaucoup plus complexes, impliquant par exemple la mobilité des cellules embryogéniques qui sont tout autant adhésives, notamment lorsqu’elles s’associent pour former les trois feuillets pendant l’embryogenèse, processus complexe où les cellules se différencient tout en se comportant comme des réacteurs chimiques capable de stocker et d’échanger de l’énergie. Ces mêmes cellules se comportent aussi comme des horloges, déployant d’innombrables phénomènes cycliques résultant de la coopération entre cellules parvenant ainsi à générer des processus dont l’essence est auto-organisatrice. Des molécules spécifiques concourent ainsi à transformer des cellules individuées en un champ morphogénétique fait de processus cellulaires coordonnés. Newman propose l’hypothèse de mécanismes physico-biologiques génériques, c’est-à-dire presque universels, présents dans tous les embryons. Ces mécanismes produisent des motifs morphologiques. Auxquels se superposent des mécanismes non génériques qui ne produisent pas de nouveauté mais tendent à perfectionner les « mécanismes génériques » et les morphotypes (à noter une curiosité : l’éventuelle similitude de pensée avec la grammaire générative de Chomsky).

 

L’hypothèse de Newman introduit un concept élégant, celui de module déterminant les morphotypes (dynamical patterning modules, DPMs). Ces modules sont des kits d’outils moléculaires spécifiques, comprenant par exemple ces protéines adhésives nommées cadhérines ou bien le collagène. Le vivant apparaît donc sous l’angle d’un bricolage, idée naguère développée par François Jacob. Newman néanmoins s’aventure un peu plus loin avec cette idée des « modules morphogénétiques » liés à un ensemble de gènes et que l’on suppose jouer un rôle éminent dans l’apparition des premiers animaux complexes il y a 500 millions d’années. Lors d’un entretien, il précise les tenants et aboutissants de ses investigations. Le fait d’observer la morphogenèse avec le regard d’un physicien fait apparaître une possibilité inattendue et qui de plus ne s’insère pas dans le cadre néo-darwinien. Les formes biologiques apparaissent sans présenter un avantage en terme de reproduction ou de survie. Elles existent parce qu’elles sont inévitables, résultant de l’auto-organisation des cellules grâce à des lois bio-physiques gouvernant ces cellules dès lors qu’elles possèdent les biomolécules « compétentes ». Ces processus morphogénétiques apparaissent ainsi indépendamment de la pression sélective, un peu à l’instar des galaxies ou (si on veut prendre une comparaison plus serrée) des spirales chimiques, structures dont on est certain qu’elles ne sont pas causées par une quelconque sélection naturelle. C’est juste une question d’organisation. Il faut un contexte spécifique et des molécules se prêtant à cette auto-organisation. Les gènes sont alors impliqués dans deux dispositifs, celui bien connu des transformations et sélections et celui de cette hypothétique convergence phénotypique avec l’intervention des DPMs. Cette hypothèse, qui va dans le sens d’une convergence évolutive, expliquerait alors l’énigme de l’émergence rapide d’espèces triploblastiques, vertébrés notamment, qui sont apparues il y a environ 550 millions d’années, dans un laps de temps assez réduit, deux épisodes de 20 millions d’années, ce qui est peu rapporté au 500 millions d’années nécessaires pour l’aboutissement du développement des espèces supérieures présentes sur terre, poissons, oiseaux, mammifères, hommes. Cette apparition soudaine des formes animales a notamment inspiré Eldredge et Gould pour forger leur théorie des équilibres ponctués en rupture avec le gradualisme.

 

Les hypothèses de Newman ne permettent pas de tracer des conclusions mais elles nous incitent à revoir le rôle des gènes et du génome dans l’évolution. Je suggère une piste tranchant avec l’orthodoxie régnante. Les gènes ne seraient pas le ressort de l’évolution, ce qui ne leur enlève pas un rôle décisif. Le génome n’aurait donc pas vocation à muter mais plutôt à stabiliser les éléments génétiques et les transmettre. De nouvelles pistes doivent ainsi être explorées pour comprendre l’évolution dans un contexte où la théorie consensuelle désignée comme néo-darwinisme satisfait de moins en moins les biologistes en attente de clarté. 

 

A suivre… 



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