Les mystères de la vie

par Bernard Dugué
jeudi 29 mai 2008

Richard Dawkins, éminent biologiste, parle de Dieu comme délire dans son dernier ouvrage, mais que savent donc Dawkins, et tous ses confrères des origines et de l’essence du vivant ? Ce petit texte est destiné à faire le point sur cette question et sans vouloir donner de leçons à Dawkins, nous pourrions lui suggérer de revoir sa copie neo-darwinienne au lieu de traiter un sujet, Dieu, sur lequel il n’est pas compétent. Mais, sans doute, flinguer la religion est plus aisé pour un scientifique que spéculer sur les origines de la vie en proposant un récit riche et imaginatif, pas comme la vulgate des soupes originelles.

La vie, elle fait l’objet d’une description macroscopique et se prête à une représentation accessible au sens commun, voire un récit assez trivial, racontant la vie des plantes et des animaux. Les ouvrages précisant les détails du vivant ne sont pas accessibles à un public qui n’a pas un peu étudié la biologie à l’université ou en autodidacte. Car les mécanismes du vivant nécessitent un effort d’apprentissage conséquent. Apprendre à lire les formules chimiques, les réactions moléculaires, les mécanismes de réplication, de synthèse protéique, de communication intercellulaires… Bref, la biologie est opaque au profane, comme la physique des particules. Mais, pour qui a quelques notions de chimie, la représentation des mécanismes et formes moléculaires est accessible à l’entendement ordinaire. Ce qui offre une possibilité de faire entrer le public cultivé dans les débats sur le vivant, son essence, son origine, son évolution.

La question des origines de la vie n’est pas triviale. Elle recèle son lot de mystère et de spéculation, au même rang que l’interrogation sur la formation de l’Univers, pour autant que celui-ci ait été vraiment formé, ce qui est loin d’être acquis malgré le large consensus autour du Big-Bang. On ne peut concevoir, sauf en jouant de spéculation mathématique, un état avant la création de l’Univers. Par contre, il est possible de concevoir un état de l’histoire terrestre où la vie n’existait pas encore, mais où elle était possible. C’est ce qu’on appelle l’état prébiotique. Les molécules organiques du vivant y sont présentes, acides aminés, bases, acide phosphorique, sucres, lipides… mais sans aucune forme d’organisation. L’interrogation porte alors sur ce qui s’est passé lors du grand chaînon manquant conduisant de cet état prébiotique à un état où ont émergé les cellules originelles censées représenter l’ancêtre commun de toutes les formes de vie. Mais, au fait, qu’est-ce que la vie, comment la définir, avec quels critères ? Posez la question à des biologistes et vous verrez des dizaines de réponses, toutes aussi valables les unes que les autres.

Le propre du vivant, entre autres, c’est la faculté de réplication. Celle-ci est assurée par l’ADN qui se réplique tout en portant les gènes permettant de produire les protéines, de structure, mais aussi de synthèse. Et, notamment, les enzymes qui permettent la réplication de l’ADN. Voilà la conjecture de la poule et de l’œuf, un classique servi pendant des décennies. Une alternative s’offre. Imaginer l’antériorité d’un monde métabolique ou alors d’un monde réplicatif avec le génome préexistant au métabolisme protéique. Récemment, une troisième voie a été envisagée, basée sur les propriétés catalytiques des ARN, ce qui permet de concilier réplication nucléique et synthèse macromoléculaire. Le « monde ARN » paraît donc l’hypothèse la plus attractive, un monde où les dispositifs faits d’acide ribonucléique peuvent assurer à la fois des fonctions auto-réplicatives, mais aussi métaboliques. Le préfixe "auto" signifiant que la molécule se réplique à partir d’elle-même ou d’un dispositif de même nature. En ce sens, l’ADN subit une hétéro-réplication, puisque ce sont des enzymes (protéines), par exemple DNA-polymérase, qui assurent le processus.

Le problème est alors de tester ces hypothèses et, là, un obstacle géant se présente car il est très peu probable qu’on puisse parvenir à produire des expériences permettant de passer d’une soupe de molécules à une autoréplication. Autre objection, l’hypothèse raisonnable que la vie, par essence évolutive, y compris et surtout au niveau moléculaire, ait émergé avec des substrats et des molécules assez différentes de celles qu’on connaît, des molécules germes en quelque sorte, briques des premiers systèmes réplicatif qui ensuite, ont évolué ; alors que conformément au principe de sélection naturelle, c’est le dispositif le plus performant qui a été sélectionné, sur une échelle d’un milliard d’années ! Ce qui donne un mur du temps incompatible avec les limites temporelles de l’expérience scientifique, dût-elle s’effectuer sur une dizaine d’années. Un facteur dix puissance huit à franchir.

L’origine de la vie, dans la mesure où elle ne semble pas testable, sort du domaine scientifique, mais la science peut tout à fait élaborer des conjectures, des hypothèses, tester des mécanismes, voir ce qui se produit dans un tube à essai. Elle n’aura pas pour autant la clé des origines. L’utilisation des outils informatiques n’arrange rien. La modélisation des mécanismes, aussi complexes que ceux des dispositifs nucléiques et protéiques, est hors de portée de programmation. Trop de paramètres sont inconnaissables, insaisissables, vibration, effets quantiques, résonances… Bref, l’ordinateur ne sortira que le résultat d’un jeu de roulette mathématique comportant un zeste de réalité et une bonne dose d’arbitraire. D’aucuns croient que la vie artificielle est une représentation de la vie réelle alors qu’il ne s’agit tout au plus que de métaphore. Mais toutes ces investigations algorithmiques ne sont pas forcément vaines d’un point de vue heuristique.

La question des origines de la vie, pensée dans les limites de la science, tient en quelques pages. Ensuite, il est possible de faire entrer en scène les spéculations métaphysiques que la science ne pourra pas trancher, mais une chose est certaine. Si la science n’a pas la réponse, alors toutes les conceptions doivent être acceptée. Et ce sont l’entendement, l’intuition, qui permettent de trancher et de se forger une conviction qui n’a pas l’universalité des résultats établis par la science, mais qui satisfait la quête intellectuelle et le besoin de comprendre. Il faut quelque courage pour accepter toutes les hypothèses qui sortent du domaine des explications mécanistes. La seule condition pour être acceptable est de ne pas contredire les résultats scientifiques. D’ailleurs, la science accepte comme raisonnable l’hypothèse de la panspermie alors qu’il n’y a aucun moyen de la tester.

La vie prend le processus physique à l’envers. Elle tend vers l’organisation, alors que la vie moléculaire déterminée par la loi entropique va vers la dispersion, le désordre. Existe-t-il une loi métaphysique expliquant cet ordre micro-moléculaire s’étant auto-constitué ? Sans doute, oui, mais comment le vérifier et comment modéliser, comment formaliser cette loi métaphysique ? Voilà une question relevant de la spéculation. Autre approche, plus kantienne. Celle qui consiste à envisager des conditions de possibilité. Rappelons, par exemple, le temps a priori comme condition a priori de la sensibilité. Ce temps n’est pas accessible à l’expérience, mais il permet à l’objet et au sujet de se rencontrer. Dans un ordre d’idée similaire, on pourrait concevoir le champ vital transcendantal a priori. Un champ parce qu’il est étendu dans l’espace de rencontre des molécules, persistant, pas accessible à l’expérience, mais permettant à la vie d’émerger, au système moléculaire et macromoléculaire de devenir auto-réplicatif, de constituer une mémoire, de se doter d’un squelette moléculaire, d’acquérir un rudiment de système de traitement de l’information, etc.

Le champ vital transcendantal est comme le schème transcendantal de La Critique dont Kant dit que son secret n’est pas prêt à être arraché depuis le fond de l’âme. On pourrait dire de même pour le champ vital dont on pressent que son secret est dans la matière et, plus précisément, dans cette matière si étrange formalisée par la physique quantique et ses théories des champs. Les biologistes les plus avertis, en quête de sens et de compréhension, fréquentant la systémique, croient savoir que les mystères de la complexité sont inscrits dans la mécanique quantique. On dira de même pour les secrets des origines du vivant. Ce champ transcendantal qui pourrait bien avoir un rapport avec les spéculations du physicien Roger Penrose. Celui-ci s’est demandé pourquoi, sur un terrain de golf, on ne voit qu’une balle, alors qu’on devrait, en suivant le formalisme quantique, voir se dessiner une superposition de balles dans différents états. Il a supposé l’existence d’une force jusqu’alors inconnue des physiciens. Cette conjecture est de même nature que la décohérence, phénomène subtilement expérimenté, mais qui ne renseigne pas sur cette hypothétique force. Dans un autre contexte, celui des processus neuronaux, Penrose envisage une physique d’une nature très particulière puisqu’elle est non calculable, mais elle rend compte de la genèse de processus formels cognitifs dans le cerveau, par la juxtaposition de processus neuronaux, voire macromoléculaires, par exemple dans les microtubules.

Cette question des origines de la vie, il se peut bien qu’elle n’ait pas d’explication scientifique, mécaniste, moléculariste, c’est presque sûr. Mais rien ne s’oppose, ne serait-ce que pour une visée herméneutique ou heuristique, à une spéculation d’ordre métaphysique. Histoire de ne pas reculer devant des formulations expliquant le pourquoi et donnant en quelque sorte un sens à la vie. On peut croire qu’il y ait un guidage, une téléologie, une intention ou rien que du hasard. Ceux qui ne jurent que par l’efficace, le testable, le pragmatique, l’opératoire n’y verront que pure divagation sans intérêt. Mais, pour d’autres, ces hypothèses ont un intérêt, disons, désintéressé, déconnecté de l’utilitaire, mais capable de satisfaire le désir intellectuel, celle libido sciendi, comme aurait dit Augustin.


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