Les petites économies du progrès
par jahlucine
jeudi 27 mai 2010
Lorsqu’on critique le système monétaire, capitaliste ou néolibéral, on entend souvent la réponse suivante : « tout de même, ce système a permis d’accomplir de très grands progrès ». Si cela était peut-être vrai aux débuts de l’industrialisation, cette assertion mérite aujourd’hui débat. Retour sur une idée reçue moderne.
Pour commencer, il me semble important de balayer une première idée reçue qui est la suivante : "la compétition entre intellectuels nous amène à des grandes découvertes". Pour quiconque a côtoyé le milieu de la recherche il est évident que cela est faux.
Internet par exemple, n’a pas été créé pour générer du profit, ni par le département R&D d’une entreprise, mais par l’armée américaine et surtout des équipes d’universitaires souhaitant communiquer ensemble.
La miniaturisation des processeurs et des produits électroniques en général n’est pas rendue possible par les département R&D d’Intel ou d’AMD, mais par d’austères recherches universitaires, qui souvent permettent de découvrir de nouvelles manières de fabriquer plus petit en cherchant autre chose au départ. L’IEMN à Lille est un de ces lieux où on invente l’électronique de demain, loin des paillettes et des conférences luxueuses du groupe Intel, loin du service "comm" d’AMD. Les chercheurs de l’IEMN ou du MINATEC de Grenoble ne gagnent pas des mille et des cent. En réalité ils seront même ciblés par les éventuelles mesures d’austérité de la crise de l’euro. Pendant ce temps, leurs découvertes sont pillées, notamment par les systèmes de sponsorships industriels de thèses et autres, sur lesquels je ne m’attarderai pas ici.
Notons pour finir, que la médaille fields, titre ultime en mathématiques, est primée de ... 10.000 euros. C’est à peu près la prime d’un agent immobilier pour une belle vente, ou un dixième de prime de footballeur pour un but en champions league.
Donc non, les plus grandes découvertes scientifiques ne sont pas motivées par l’argent. Et la raison en est simple : la recherche scientifique de haut niveau est très aléatoire et serait économiquement catégorisée en "investissement ultra-long terme". De quoi faire fuir les investisseurs les plus "Risk lover" comme on dit en finance.
J’en vois déjà s’agiter au fond de la salle : "Mais Bill Gates alors, il a quand même permis la démocratisation de l’informatique". Cela est complètement faux.
En effet, aux débuts de l’informatique il y a eu la guerre des standards : Amiga, Amstrad, MSX, Atari, Apple... Le gagnant fut le ... PC. Plateforme non propriétaire et libre de droit en quelque sorte. C’était la victoire du domaine public. Le tour de force de Bill Gates a été d’imposer un standard privé sur cette plateforme publique. Il ne l’a pas fait en faisant "mieux" que les autres, mais simplement en gagnant la guerre des standards, s’accaparant des exclusivités d’éditeurs, de fabricants de hardware etc... En fait, Bill Gates a réussi à s’immiscer entre l’utilisateur et une plateforme publique, pour imposer un quasi-impôt privé, et sans Bill Gates l’informatique se porterait tout aussi bien, voire même mieux.
Pour ceux qui en doutent, je les invite à se pencher sur l’aventure Linux, ou plus simplement l’aventure Wikipédia.
Donc non définitivement le système basé sur le profit ne génère pas de progrès. J’irais même plus loin en disant qu’aujourd’hui notre système bloque le progrès.
D’abord avec deux exemples simples connus de tous : la voiture électrique et l’énergie verte.
Les non-scientifiques ne le savent généralement pas, mais pendant qu’on nous bassine dans les salons de l’auto avec des béta-prototypes et des piles à hydrogène dont on nous énonce bien volontiers les grands inconvénients, la voiture électrique existe depuis longtemps.
Elle existe depuis longtemps, avec des solutions technologiquement viables. Mais elle a subi la guerre des lobbys qui l’ont tuée sans pitié pour continuer à rentabiliser pendant quelques décennies leurs investissements sur les carburants fossiles. Je vous invite à voir ce documentaire sur ce sujet.
Il en est de même pour les énergies renouvelables. C’est encore quelque chose que les néophytes ont du mal à croire, mais il est tout à fait possible dès aujourd’hui de produire plus d’énergie que nécessaire avec des énergies vertes, et ce grâce aux développements dans la production d’énergie géothermique, marine, éolienne et solaire. Mais les lobbys ne souhaitent pas faire le "shift" vers ce nouveau modèle, du moins pas avant d’avoir fini d’exploiter leur monopole sur les énergies fossiles. J’invite les plus courageux à lire ce document sur ce sujet.
Mais au fond l’échec de notre système dans la production de progrès est évidente si on observe d’autres indicateurs. Si on se penche sur l’Ecole Polytechnique par exemple, on observe que cette école habituée à former des scientifiques parmi les plus grands de l’histoire française n’est plus guère aujourd’hui qu’une machine à fabriquer des capitaines d’industrie. Seule l’Ecole Normale Supérieure permet à la France de sauver les meubles. Où vont donc les meilleurs élèves ? Goldman Sachs, JP Morgan, Mac Kinsey, BCG... Faire une thèse aujourd’hui est souvent considéré comme un semi-échec dans un milieu des grandes écoles ou les "winners" sont ceux qui finissent le plus tôt en ... costume cravate.
Nos élites sont donc gâchées. Mais encore plus grave, comme l’a démontré Pierre Bourdieu, la sélection est de plus en plus sujette au capital culturel et au capital tout court. Ainsi trouve-t-on de plus en plus de fils de riches ou d’anciens élèves dans les grandes écoles. Ce phénomène prouve que la détection de talents n’est plus optimale, et que la société actuelle ne favorise plus l’épanouissement des génies potentiels que comptent nos générations.
Certes les caciques du système ne se font pas prier pour mettre à leur crédit l’évolution des techniques qui reste exponentielle. Mais cette évolution est exponentielle de toute manière (on fait des découvertes qui deviennent des outils pour la découverte suivante...). La question réside dans le coefficient de cette courbe exponentielle. Et nul doute qu’elle n’est pas optimale.
On vit donc dans une époque où les "winners" se moquent bien volontiers de Grigori Perelman, probablement le plus grand génie de notre époque, mathématicien virtuose qui a revisité les flots de Ricci dans une démonstration éclatante de la conjecture de Poincaré.
Les grands esprits se rencontrent.
Puis dans un pied de nez ultime à la bêtise de notre temps Perelman a refusé la médaille Fields puis le prix Claye doté d’une récompense d’un million de dollars. Malgré les demandes répétées des deux institutions, le bougre a refusé de transmettre ses coordonnées bancaires. Quelle classe !
A se demander si c’est Mr Perelman qui est fou, ou si c’est nous qui sommes tous fous.