Les réseaux de protéines : une recherche révolutionnaire en biologie moléculaire

par Bernard Dugué
vendredi 12 avril 2013

La vision systémique appliquée à la biologie conçoit le réseau comme concept déterminant permettant de représenter les systèmes vivants, pas seulement le cerveau, avec ses réseaux neuronaux, mais aussi d’autres organes et à l’échelle inférieure, la cellule. En ce cas, les réseaux sont moléculaires. Les méthodes d’analyses moléculaires combinées à la bioinformatique ont permis d’établir la configuration en réseau des interactions entre gènes, ARN et même les protéines. Le concept d’interactome a été proposé en 1999 par Bernard Jacq pour décrire les réseaux biologiques formés par les principaux types de molécules. Les protéines s’organisent en interactome, lequel est désigné comme PIN, sigle dont la signification est protein interacting network. Le PIN est constitué d’une juxtaposition d’interactions entre protéines, PPI. On entend par PPI une liaison entre des molécules en vue de réaliser une structure ou une fonction. Comme par exemple les associations entre l’actine et les protéines Arp. L’étude des liaisons entre molécules permet aux biologistes de cartographier ces réseaux mais avec beaucoup de difficultés liées à la complexité moléculaire de la cellule vivante ainsi qu’aux méthodes d’analyses et de calcul dont le biais est assez important. Le succès dans l’obtention de ces réseaux dépend de la combinaison des données expérimentales, des conceptions théoriques et de la bioinformatique, seul outil capable de visualiser les mailles du réseau au sein du magma des formes protéiques.

Les résultats analytiques sur les protéines des organismes sont consignées dans des bases de données permettant aux informaticiens et théoriciens de se livrer à des cartographies dont les publications se sont accélérées après 2000. Parmi les rares organismes très étudiés figurent la levure, les cellules humaines ainsi qu’une plante devenue modèle d’étude, l’arabette de Thalius. Récemment, une équipe conduite par Thomas Rattei s’est livrée à une investigation poussée visant à retrouver des réseaux protéiques ancestraux et comprendre l’évolution de ces réseaux (Y. Jin et al. PloS One, 8(3), 1-15, 2013). Ils ont utilisé les données concernant des espèces très éloignées, depuis la bactérie E.coli jusqu’à l’homme en passant par la levure, l’arabette, le nématode, la mouche drosophile, la souris grise. En fait, il s’agit des modèles vivants devenus classiques pour les investigations génétiques, épigénétiques et biochimiques. La théorie des réseaux permet de catégoriser quelques archétypes, par exemple les réseaux fractals, hiérarchisés, nivelés ou encore ceux désignés comme « small world » et qu’on retrouve dans la plupart des réseaux protéiques PPI. Des liens courts relient les nœuds et cette spécificité est censée être utile dans les processus de transduction, permettant par ailleurs la modularité. Le réseau est alors plus réactif et robuste en présence de perturbations. C’est bien là l’un des traits fondamentaux du vivant, solidité, stabilité et plasticité.

Les recherches sur les PPI sont déterminantes pour comprendre la logique du vivant. Mais comme le soulignent les auteurs de l’article, elles ne sont pour l’instant que parcellaires en raison des limites inhérentes aux technologies employées. Ce qui n’empêche pas d’essayer de « craquer » la structure du réseau en mobilisant l’artillerie informatique. Au final, les réseaux PPI apparaissent un peu à l’image de palimpsestes révélés par les programmes de calcul. Bien que parcellaires et devant être confirmés, les résultats montrent une sorte de schème universel présidant à la formation, l’évolution et la structure des réseaux. Avec un modèle général qui se confirme, valable pour toutes les espèces, celui de la DDD, autrement dit la dynamique des duplications et divergences. Un modèle assez consensuel parmi les spécialistes et qui est censé expliquer l’évolution des réseaux PPI. L’existence de cette dynamique des réseaux suggère un découplage entre la sélection naturelle et transformation de ces réseaux. Comme s’il s’agissait de deux univers séparés. Il existe donc des mécanismes de constitution des réseaux dont les règles sont inhérentes au monde moléculaire et ne sont pas sous la loi de la sélection. C’est ce qu’affirment ces chercheurs en invoquant ce processus DDD. Ces considérations recoupent élégamment d’autres hypothèses sur l’autonomie des lois physiques dans la constitution des cellules vivantes. Si ces lois biochimiques et biophysiques se précisent, on aura l’amorce, comme je le pressens depuis quelques temps, d’une révolution dans les sciences du vivant et de son évolution.

Les interprétations de Rattei et ses confrères permettent de situer les enjeux de ces travaux. Avec un premier constat, celui de l’évolution de ces réseaux protéiques bien moins étudiés que les séquences de gènes et d’acides aminés. Et pourtant, l’analyse de ces interactions devrait permettre d’en savoir plus sur la logique du vivant. Avec une première interrogation sur les niveaux décisifs déterminant l’évolution des réseaux. Interaction entre deux protéines, complexes protéiques, modules fonctionnels ou carrément tout le réseau ? Puis une interrogation sur un autre paramètre systémique, celui de la robustesse du réseau. Enfin une troisième question fondamentale concerne une possible interdépendance entre l’évolution du réseau PPI et celle d’autres réseaux, celui des ARN et des gènes. Hypothèse tout à fait plausible puisque le génome et le protéome sont mutuellement dépendants et co-déterminés l’un part l’autre. Un dernier point que je me permets d’ajouter à titre personnel avec une question sur l’universalité de la dynamique moléculaire en réseau. N’a-t-on pas dans ce phénomène une similitude à creuser avec l’idée d’une grammaire générative telle qu’elle fut proposée par Noam Chomsky ?

L’étude de l’évolution et de la dynamique des réseaux protéiques ouvrira certainement des perspectives inédites dans la compréhension du vivant. Avec une vision plus systémique, voire même englobante. Cette évolution vers une approche globale devrait interroger la philosophie des sciences et de la nature. Avec deux angles fondamentaux. D’abord l’évolution et le dévoilement de règles spécifiques aux réseaux faisant que les transformations sont déterminées par delà les critères classiques du darwinisme (mutation, recombinaison, sélection). Puis une conjecture sur l’émergence et la réalisation des fonctions cellulaires. Autrement dit, comment passe-t-on d’un réseaux de protéines à une phénoménalité physiologique que l’on caractérise en étudiant les cellules sans les décomposer, comme agents des organes du corps animal ? Pour ne pas en rester à un propos sibyllin, je trace un parallèle avec les sciences cognitives et l’énigme irrésolue et fondamentale du processus conduisant à transformer une myriade de processus électriques et chimiques en productions mentales comme le langage, le calcul et le raisonnement. Je tiens pour plausible l’hypothèse que le lien entre réseaux moléculaires et physiologie de la cellule est de même nature que celui entre réseaux neuronaux et productions mentales. Après, il faut examiner si c’est une question de degré, de différences qualitatives, de transgression et de changement d’échelle. Une simple recherche sur les réseaux protéiques peut ainsi amener des interrogations plus générales. Je ne sais pas si en élargissant on pourrait finir par intégrer dans la spéculation biologique l’énigme universelle de la matière, celle du lien entre monde quantique et classique. Je laisse ouverte cette voie.


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