Les trois révolutions scientifiques à venir
par Bernard Dugué
jeudi 5 avril 2018
1. Lire la science en philosophe
La philosophie est morte faute d’avoir suivi le développement des sciences et notamment de la physique ! Ainsi s’exprimait Stephen Hawking dans son dernier livre sur le grand architecte de l’univers. Mais que ferait un philosophe s’il pouvait suivre les sciences ? Il lirait attentivement les ouvrages de référence mais par la suite, il ne suivrait pas forcément les interprétations des scientifiques. Il prendrait des chemins de traverse conduisant vers les énigmes de la nature, de l’univers, de la vie, de la conscience.
Dans les temps reculés, les philosophes théologiens tentaient d’interpréter les Ecritures révélés (par des instances suprahumaines, dieux, Dieu, prophètes, voyants). Ils continuent à le faire, pratiquant cette discipline mal connue qu’est l’herméneutique, la science des interprétations. L’herméneutique étudie aussi les œuvres d’Art (sont-elles des révélations, comme le sous-entend Paul Bénichou à propos de quelques poètes romantiques élevés au statut de mages ?) D’un certain point de vue, les linguistes et les philosophes analytiques étudient les écritures inventées par les hommes. Enfin, les scientifiques ont produit des formules mathématiques, des équivalences, des lois, des formalismes, qui sous un angle de vue sont des écritures, inventées pour dévoiler le monde physique et la nature, cette belle mystérieuse qui aime à se voiler comme l’énonça Héraclite. Pour résumer, Dieu, écritures révélées, homme, écritures inventées, nature, écritures dévoilées.
Les écrits humains sont parfois énigmatiques mais ils se laissent comprendre sans filtre ni décodeur. En revanche, les écrits révélés et les écrits scientifiques doivent être lus comme des textes dont le sens ne va pas de soi. Avec un filtrage pour sélectionner ce qui parle et un décodeur pour comprendre de quoi ça parle. En règle générale, la pensée qui lit les écritures possède les « interfaces cognitives » pour filtrer et les « processeurs » pour lire. Que peut-on lire dans l’évolution récente des résultats scientifiques accompagnés de théories parfois inédites ? Contrairement aux textes sacrés, la science nous inonde de milliers de publications rien que dans une spécialité. Heureusement qu’aux travaux publiés s’ajoutent des ouvrages ou des revues de synthèse, voire de vulgarisation. Tous ces documents permettent de construire une philosophie de la nature qui sous certaines conditions, présente des similitudes avec les philosophies de l’existence et de l’humain. Les grands principes ne sont pas si nombreux. Il faut juste comprendre comment ils jouent de concert dans les êtres en évolution.
La science se prête à une lecture scientifique, naturaliste, dont le résultat est d’expliquer le réel à partir des résultats expérimentaux et des régularités observées présentes dans les formules abstraites (mathématique, formes, molécules). Un exemple, l’interaction entre la matière est le rayonnement n’est pas continue, elle est quantifiée, donnée par la formule de Planck. Autre exemple, une protéine est composée d’acides aminés traduits depuis l’ARN avec trois codons correspondant à un acide aminé. Le code est « dégénéré », puisqu’il y a 64 codons et quelque 20 acides aminés. Vous pouvez prendre tous les énoncés de ce type disponibles et vous avez des milliers de livres scientifiques sur le marché. Une lecture philosophique apportera deux compléments, l’un d’ordre herméneutique, que l’on trouve du reste dans nombre de lectures scientifiques, et l’autre d’ordre ontologique, propre à la philosophique pratiquée comme métaphysique et donc à la recherche des causes et des principes.
Il faudrait un ouvrage pour clarifier ces questions en les explicitant de manière développée avec des exemples tirés d’une bonne dizaine de spécialités ; physique quantique, thermodynamique, cosmologie, physique de la matière condensée, chimie, biologie moléculaire, génétique, neuroscience… Les trois niveaux de lectures sont imbriqués les uns dans les autres, à la manière des trois niveaux dans l’herméneutique des textes sacrés, littéral, allégorique, symbolique (auxquels s’ajoutent le niveau mystique). Il faut néanmoins séparer la métaphysique scientifique de la gnose afin de ne pas tout mélanger. Et reconnaître la légitimité de la distinction méthodologique entre les sciences naturelles et les sciences de l’esprit, explicitée par Dilthey. Quitte ensuite à établir des ponts entre la nature et l’esprit en explicitant les principes les plus génériques et fondamentaux parmi lesquels figurent la notion d’information, d’énergie, de temps, d’ordre informationnel, sans oublier la métaphysique, ses essences immergées.
La science a vécu deux grandes révolutions pendant le court XXème siècle. La première a concerné le vivant et s’est dessinée comme révolution génétique. Ce qui justifiés aux yeux d’Evelyn Fox-Keller que l’on parle d’un siècle du gène. La seconde révolution est tellement étendue, diversifiée, banalisée, qu’on a tendance à l’occulter. C’est la révolution mathématique. A la fois dans le champ des moyens que celui des interprétations du monde.
La révolution mathématique inclut une autre grande révolution, celle de l’informatique qui, avec les progrès en technologies numériques, a montré les signes d’une dysruption conduisant au développement fulgurant des intelligences artificielles dont la place dans les sociétés reste indéfinie car évoluant d’année en année. Néanmoins, le statut de l’intelligence artificielle n’est pas clair. L’emploi de datas et d’algorithme ne suffisent pas à définir une intelligence artificielle. Un système de reconnaissance faciale n’a rien d’intelligent, il ne fait que supplanter la perception naturelle. N’importe quel animal possède un système de reconnaissance des formes. Avec la traduction automatique, l’intelligence artificielle mérite sa dénomination car elle réalise une tâche intellectuelle naguère réservée aux seuls humains. De même pour une intelligence artificielle capable de jouer au go ou aux échecs. En réalité, l’intelligence dite artificielle réalise trois tâches dont seule une se réclame de l’intelligence. Le véhicule autonome n’a rien de l’IA, il ne fait que circuler avec des régulations cybernétiques. Il n’est que la variante très sophistiquée du missile autoguidé déjà conçu dans les années 1960. La reconnaissance des formes non plus. L’IA reproduit imparfaitement les systèmes naturels perceptifs et actifs, comme ceux d’un banal insecte.
La similitude entre les réalisations algorithmiques et les phénomènes de la nature a conduit quelques penseurs à envisager que l’univers soit régi par un grand computer, l’avatar en quelque sorte du grand architecte des Lumières. Ces conceptions proviennent d’une lecture orientée des résultats et théories assortie d’une interprétation reposant sur des choix pas si évidents à justifier. Les algorithmes et les mathématiques auraient-ils ensorcelé les savants ainsi que le public instruit ?
Une autre lecture des résultats de la science contemporaine conduit vers la métaphysique scientifique qui se dessine avec trois grandes révolutions esquissées dans mes deux livres parus en 2017 chez Iste et traduits chez Wiley. J’ai établi quelle est la place des communications, des informations et de leur utilisation par les systèmes naturels. Ce qui aboutit vers une nouvelle interprétation du monde explicitée en une formule. Les paradigmes anciens (atomisme et mécanisme) n’ont plus cours. L’alternative oppose maintenant le paradigme algorithmique au paradigme sémantique que j’ai esquissé en trois révolutions.
2. La révolution quantique de l’information et des communications
Plusieurs topiques déclinent les réalités physiques et les formulations mathématiques qui leur correspondent afin d’expliciter sommairement mais correctement la distinction entre la physique des dispositions et la physique des communications.
Pôle masse Pôle scène
Dispositions communications, signaux
Nucléons, QCD électrons photons
Force forte, faible force électromagnétique
(Masse charge spin)
Gravité universelle Maxwell, équation du champ EM
Relativité générale relativité restreinte, géométrie plane en 4D Minkowski
Relativité générale géométrie dynamique courbe, équations tensorielles
Cosmodynamique quantique ? neutrinos ?
Cette figure explicite les deux pôles formant la nature, notre cosmos et l’univers. L’essence de la matière est de se disposer (masse) et de communiquer. La physique quantique s’interprète alors comme une physique des communications. La gravité règle les dispositions des masses, le magnétisme règle l’orientation de la matière. La physique contemporaine livre un sens tout autre que celui qui lui a été assigné par les scientifiques modernistes. Le concept de champ reste encore équivoque. Les champs ne véhiculent pas des forces mais des signaux. Les forces sont dues à la réaction des masses. Si l’énergie est quantifiée, c’est pour transmettre des signaux. Si les champs sont réglés par des jauges, c’est pour assurer la transmission correcte et conforme des signaux. Les champs physiques sont à l’image des câbles téléphoniques et autres fibres optiques véhiculant des signaux numériques. Seule différence et de taille, le champ est naturel, il s’est auto-constitué dans l’univers, telle une co-émergence issue de la « matière ».
Pour résumer, le cosmos est composé de deux scènes réglées mais pas séparément. La scène pour communiquer et la scène pour se disposer. Ces résultats ont été explicités (Dugué, 2017-a, chap^. 4, 5 et 6). D’où les deux relativités. La théorie quantique des champs décrit elle aussi la communication à l’échelle infra-scopique. Les particules sont des informations et les jauges traduisent le réglage des communications (Dugué, 2017-b, chap. 6 et 7).
3. La révolution sémantique de l’émergence et le nouveau paradigme en systémique
La philosophie qui articule communications, informations, expériences et émergences, conduira vers une « métaphysique des essences » qui sont les instances causales produisant les phénomènes observés dans le monde temporel. Les essences sont immergées, compliquées, entrelacés, mélangées. Elles sont constituées comme des combinaisons d’essences élémentaires. Cette philosophie esquisse un nouveau paradigme en systémique en se plaçant dans le prolongement de tendances contemporaines comme le paradigme algorithmique (P. Davies) ou la biosémantique (K. Kull). Je nomme ce paradigme « émergence communicationnelle » en étendant son champ d’application à l’ensemble des sciences de la nature, physique, biologie, mais aussi aux sciences de la société. L’émergence communicationnelle se veut universelle ; elle occupe la place de l’ancien paradigme systémique de l’auto-organisation (1970-1980) avec le principe d’ordre par le bruit. Avec de grandes différence car le bruit n’est pas considéré comme un élément favorisant l’émergence. C’est tout le contraire, le bruit a tendance à détruire les émergences dont l’apparition est liée à la capacité des composants à générer un ordre dans l’information et les communications. Le bruit est parasite, il correspond en thermodynamique aux échanges thermiques (donnés par la formule TΔS, T pour température, S pour entropie).
Si le monde est constitué d’essences, les unes sont actives, les autres sémantiques. Le monde des signaux est sélectionné par les essences constituées en noyaux sémantiques. Inversement, les essences se constituent avec l’expérience, l’action et la perception des signaux. Lors les essences adviennent, la face exprimée des essences (étant, communication et présence) se traduit par des morphologies émergentes, des propriétés émergées, des fonctions émergentes. Les phases de la matière sont caractérisées par des propriétés (viscosité, capillarité, solvabilité pour les liquides…) L’univers est une « machine » permettant l’émergence des essences, matérielles, vivantes, espèces, puis des dieux et des hommes. Un système émerge lorsqu’une cohésion dans l’action des parties est accompagnée d’une cohérence sémantique liée aux essences et aux signaux sélectionnés pour transmettre différentes informations.
En termes de transformation du vivant, le concept de darwinisme sémantique complète la théorie synthétique de l’évolution. La sélection naturelle s’exerce sur les aptitudes techniques des espèces autant sinon plus que sur les capacités sémantiques, autrement dit la perception des signaux et leur interprétation. Les animaux ont disposé très tôt d’un cerveau. Mais pas les plantes. La raison est évidente. Un animal se déplace dans un milieu ; son système perceptif a évolué pour « traiter » une masse de données bien supérieure à celles captées par un végétal enraciné sur le sol. Le végétal ne se meut pas, il n’a pas besoin de gérer les mouvements électromécaniques qui déplacent le système dans l’environnement en le plaçant face à des informations changeantes. Pour se mouvoir en maintenant son individualité, il faut traiter une masse d’informations considérables. En termes métaphoriques, le cerveau est système d’électronique naturelle embarquée et articulée au système perceptif, au système physiologique et au système moteur.
4. Révolution ontologique, révolution du Temps
La troisième révolution scientifique est la plus énigmatique car elle concerne la nature du temps et plus exactement, ce qui produit le temps, ou alors les choses qui arrivent dans le temps avec un ordre, à la fois dans la succession mais aussi dans l’espace. Ce point est clair. Il suffit d’observer le mouvement des masses dans le cosmos. Dans le vivant aussi, les mouvements sont coordonnés dans l’espace. La science s’est trouvée perplexe face à la question du temps. La grande énigme héritée de la thermodynamique du XIXème siècle concerne la flèche du temps et l’explication de l’irréversibilité. Alors que le domaine étudié par la mécanique rationnelle, les lois sont déterministes et symétrique par rapport au temps. Ce qui signifie que le film des événements peut être passé à l’envers. Le cours présent d’une chose est déterminé par son passé. Chose impensable dans la thermodynamique. Il n’y a pas d’évolution déterminée. Un vase cassé ne se reforme pas.
La physique a toujours expliqué la flèche du temps en envisageant une rupture de symétrie temporelle. Autrement dit, le temps irréversible se déduit à partir du temps réversible. Un système fermé évolue vers le désordre mais chose étrange, un système ouvert montre l’émergence d’un ordre. Ce qui laisse penser à l’existence d’une flèche opposée. Ces deux flèches découlent de deux principes opposés produisant les phénomènes et les émergences dans le temps. Ce qui conduit à formuler deux pôles, Kronos et Telos, réunit selon les circonstances en une unité trinitaire avec Kosmos, principe des choses émergées comme le cosmos ainsi que les essences naturelles. Le temps est trinitaire. Les choses émergent depuis les essences, leur contenu, leurs informations ordonnées par une dynamique trinitaire. Cette manière de penser permet de comprendre la complexité sur la base d’essences compliquées, entrelacées, constituées sur un mode trinitaire.
Eternité, perpétuité, temporalité, Telos, Kosmos, Kronos
5. Penser la nature, la conscience et le cosmos autrement
Les trois révolutions que je propose conduisent à penser le monde autrement que ne le fait la science moderniste avec ses modèles naturalistes adossés à une conception objectiviste et mécaniste. C’est la vision courante et scientifique des choses qui est amenée à basculer, matière, molécules, vie, conscience, société, cosmos. Ce processus demande une conversion de la pensée vers la face voilée des choses, vers les essences et la métaphysique du Temps. Faute d’opérer ce retournement, le savant en reste aux descriptions ordinaires et aux explications tronquées.
Ce basculement sera précisé dans un prochain livre de métaphysique consacré aux essences, à l’Etre et la trinité. Un livre scindé en deux essais, le premier consacré à Sapiens, au Temps philosophique, à la pensée de l’Etre, la puissance, l’essence humaine. Le second tournant autour de la cosmologie, depuis Einstein et Hawking jusqu’à la mécanique quantique et Heidegger. Enfin, il serait bon de revoir complètement la théorie de l’évolution en introduisant le darwinisme sémantique.
Dugué, 2017-a
https://iste-editions.fr/products/linformation-et-la-scene-du-monde
Dugué, 2017-b
https://iste-editions.fr/products/temps-emergences-et-communications