Möbius, le Web 2.0 et Darwin

par Olivier Ertzscheid
jeudi 13 avril 2006

Le ruban de Möbius est une curiosité topologique : un ruban à une seule face et à un seul bord que les mathématiciens appellent une surface "non-orientable" (ce dernier vocable aura son importance, nous y reviendrons).

Le Web 2.0 est également (pour l’instant et pour certains) une curiosité technologique. Quant à Darwin, nous y viendrons plus tard. Le Web 2.0 marque le retour en force de l’utilisateur qui génère et s’approprie du (des) contenu(s), et ceci non plus dans un mouvement discontinu mais dans une dimension de synchronicité nouvelle. Adam Green sur son blog "Darwinian Web", pointe le fait suivant :

L’exemple type de cette explosion est - bien qu’il ne soit pas directement cité - le Web 2.0, avec ce parangon que constituent les pages d’accueil personnalisables du type de celle de Netvibes. Dans ces pages d’accueil, il n’est plus de contenu "interne" mais simplement une architecture informationnelle entièrement générée (et temporairement stabilisée, fixée numériquement) à partir de contenus informationnels tous externalisés (la météo de ma région piochée sur Yahoo, mon courrier électronique capté dans Gmail, les fils de presse extraits de mon aggrégateur, etc.). Le contenu s’efface derrière l’architecture. Le discours n’est plus ancré dans un dispositif (technologique) mais le dispositif ancre le discours. Il n’est plus "au service" mais "à l’origine" du discours. Il en devient la condition.

Ce changement de nature dans la forme, dans les modes d’aggrégation, dans l’intentionnalité et dans l’instanciation des contenus sur le Web, semble pouvoir être bien illustré par l’image du ruban à une seule face de Möbius.

Ce ruban illustre également une idée déjà très répandue dans la blogosphère anglo-saxonne ( ou encore ) et selon laquelle les développements du (Web 2.0 + Social software + RSS) nous emmèneraient vers un "troisième âge" de la navigation : après le browsing et le searching, voici venu le temps du subscribing. On ne navigue plus, on ne recherche plus, on s’abonne, on souscrit. Notons d’ailleurs que l’étymologie de ce dernier vocable est intéressante : souscrire, sub-scribere, littéralement écrire en dessous, à moins qu’il ne s’agisse d’écriture sous autorité : en agrégeant les discours écrits ou postés par d’autres, on est, de facto, placé sous une autorité qui n’est plus nôtre.

Car comment faire autrement que de souscrire à ces contenus qui ne sont plus inscrits  ? Möbius comme curiosité topologique. Le Web 2.0 et sa navigation comme curiosité discursive.

Pour autant, les activités de navigation et de recherche (browsing and searching) ne sont pas réduites à néant. Il est toujours certes possible de naviguer ou de rechercher dans des flux (RSS ou autres). Mais la navigation, vécue comme l’inscription subjectivée et orientée dans un corpus hyperlié, trouve ici un nouvel avatar. Browsing, searching, subscribing. Möbius 2.0. Reste Darwin. Il est "l’aboutissement" logique de cette "dérive", dérive des continents informationnels, dérive des contenus, dérive des inscriptions, des navigations et des générations documentaires. Car le ruban de Möbius est mathématiquement décrit comme surface non-orientable. Or l’orientation (quelle que soit sa modalité - naviguer, chercher, souscrire) est bien la clé de la transformation et de la tertiarisation des contenus documentaires et informationnels : ces cartes heuristiques (kartoo par exemple), ces cartes à l’échelle du territoire (Google Earth et d’autres), reconditionnent les logiques d’orientation individuelles et collectives prévalant jusqu’ici.

On s’oriente différemment sur la carte et sur le territoire. Or qu’advient-il lorsque la carte passe à l’échelle du territoire ? Ne sommes-nous pas, là encore, devant une nouvellle illustration de la figure de Möbius ? Révolution copernicienne en marche dans laquelle le Web, ses cartes, la représentation que nous en avons et les représentations qu’il offre de lui-même deviennent paradoxalement comme autant de surfaces non-orientables sur lesquelles les derniers points de repères sont issus d’un nouvel avatar du darwinisme documentaire, qui après avoir décrit des documents (primaires) dans d’autres (secondaires), transcende cette dichotomie et la subsume dans les nouvelles frontières de la tertiarisation documentaire aujourd’hui à l’oeuvre, une tertiarisation certes souscrite, mais qui demeure la seule qui permette encore d’orienter des contenus repérés (ou l’inverse). Möbius d’abord. Web 2.0 ensuite. Darwin enfin. A moins qu’il ne s’agisse de la même chose.

(Réflexion initialement inspirée par le lecture d’un billet de Lorcan Dempsey au titre programmatique : "Where is the Web ?")


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