Ni Bible ni Darwin (IV) : crise du naturalisme

par Bernard Dugué
mercredi 26 juillet 2006

Quatrième et sans doute dernier volet de cette série d’articles consacrés à l’évolution. A suivre une conclusion. Le reste, un livre sinon rien. Ce texte évoque une intuition qui, si elle s’avère fondée, annonce une crise de la science occidentale. Une crise latente et permanente depuis un siècle et demi. Un esprit prophétique irait jusqu’à annoncer la fin d’un monde associée au triomphe du naturalisme, à moins que la fin du naturalisme ne soit le signe d’une nouvelle Renaissance. Ce billet n’a pas de prétention prophétique !

Le mot de Heidegger, « la science a perdu ses fondements métaphysiques ». Une maxime lourde de conséquences pour les philosophes mais dont les scientifiques peuvent bien se gausser, fiers des conquêtes obtenues en sondant puis manipulant la Nature, pour en donner des représentations formelles et surtout la mettre au service des techniques modernes et donc, pour servir l’homme et lui conférer un dispositif d’action extrêmement diversifié, pour répondre à de multiples objectifs, déplacement, communication, santé, divertissement, culture... Ce mode opératoire lié aux formalisations mécanistes de la Nature est caractéristique de la Civilisation occidentale, imprégnant les esprits à tel point qu’il est devenu impensable de concevoir autrement cette Nature et notamment, la Vie. Celle-ci est représentée en continuité avec le niveau inférieur des molécules, leur chimie, leur mécanique physico-chimique, mais aussi en étant plaquée sur une grille intellectuelle mécaniste héritée de la Modernité. De ce fait, la science occidentale traduit la Nature selon une continuité ontique entre d’une part les mécanismes naturels faits d’interactions physico-chimiques et d’assemblages moléculaires et d’autre part les processus actifs et sensibles liés à la perception du monde par le sens humain ainsi que les actions de l’homme sur le monde environnant.

Philippe Descola, professeur d’anthropologie sociale au Collège de France a étudié pendant des années le mode d’existence des indiens Jivaros d’Amazonie équatoriale. Cette expérience lui a permis de comprendre que les sociétés adhèrent à un rapport entre les humains et la nature, et que ce rapport n’est pas unique mais choisi parmi quatre types explicités. Selon Descola, une cosmologie utilise des modes d’identification permettant d’appréhender les discontinuités entre nous-mêmes et le monde environnant. L’Occident a ainsi opté pour une continuité homme-nature selon l’ordre des physicalités mais une discontinuité selon l’ordre des intériorités. La cosmologie moderne oppose le sujet doué de conscience, intentionnalité, volonté, à une nature prise comme un ensemble de mécanismes. On connaît la fameuse thèse de l’animal machine proposée par Descartes. La Nature n’a pas d’attributs spécifiques de l’intériorité, autrement dit ce qui se passe à l’intérieur du Vivant est fait des mêmes mécanismes que ceux analysés par les techniques physico-chimiques. Ce qui signifierait que d’une pratique scientifique et épistémologique aurait émergé une séparation ontologique. A force d’opérer sur un objet, celui-ci nous devient étranger et distant. Par ailleurs, de ce postulat découle une séparation radicale entre le monde naturel et un monde humain acteur et créateur d’une culture issue de ces propriétés subjectives d’intentionnalité et de dessein.

Les quatre types de lien entre homme et nature se conçoivent en associant deux à deux les continuités et discontinuités dans le domaine des physicalités et intériorités (voir le diagramme de Delphine Baillergeau par exemple). Le totémisme est basé sur une double continuité interne et physique, d’où un univers de compénétration d’entités, humains et non humains, partageant des propriétés similaires. Tout est dans tout pourrait-on dire, du moins dans le groupe ordonné autour d’un totem unique qui fonde son unité et sa cohérence. L’animisme se distingue du totémisme par une discontinuité exprimée au niveau physique. Les êtres sont dotés d’une essence commune mais se manifestent distinctement dans le monde sensible, chacun avec des propriétés spécifiques liées à un type de corps. L’analogisme voit deux discontinuités, corporelle et intérieure. Pourtant, des influences réciproques son présentent et l’on cherche à établir de quelle manière, en cherchant notamment des correspondances, des similitudes, tout en plaçant les êtres dans une échelle hiérarchique pour donner un sens à cette longue chaîne de l’être. Quant au naturalisme, inutile d’insister, il est propre au monde occidental et son origine vient des pratiques techniciennes puis scientifiques où la Nature se plie à un système de modélisation, de calculs, puis entre dans un dispositif pratique où elle est arraisonnée pour devenir un moyen au service de l’homme. Si cela a été rendu possible et puissamment opérationnel, c’est que la Nature, inorganique ou organique, possède des propriétés techniques se prêtant à cet usage. On ne sait pas exactement comment ce vaste processus a commencé. Est-ce la réussite technique qui a forgé ce rapport où tout attribut d’intériorité est nié dans la Nature, ou bien est-ce l’idée qui a précédé, autrement dit, la négation d’une âme et d’un dessein naturel qui a donné à l’homme le signal pour une exploitation sans limite du monde physique et vivant ? Je verrais plutôt deux étapes importantes. Le moment idéel, philosophique, incarné par Bacon et Descartes, promoteurs de l’utilisation de la Nature et puis le moment scientifique, matérialiste, à la fin du 19ème siècle, lorsque les succès de la science se propagent en induisant une représentation du Vivant sans dessein, conscience, âme, autrement dit le moment darwinien.

Comprendre ce basculement est essentiel si on veut saisir réellement pourquoi le paradigme darwinien est contesté, avec les représentations mécanistes du Vivant, ce qui donne cette polémique sur l’Intelligent design dont on se demandera si elle n’est qu’un signe de réactions tardives à un naturalisme darwinien (ou un évolutionnisme naturaliste et mécanique) devenu omniprésent autant que définitif ou bien le signal que les savoirs en Occident sont sur le point d’entamer un basculement aussi radical que ne le fut la révolution copernicienne. Notez bien que j’ai employé la notion de naturalisme darwinien pour bien cerner le ressort de la théorie synthétique tout en évitant cette impasse binaire nous sommant de choisir entre Darwin et le créationnisme. Tout ceci ne peut que nuire à la qualité du débat scientifique.

(Quand je parle d’évolutionnisme naturaliste et mécanique, c’est pour envisager un évolutionnisme qui dépasse en l’incluant la version mécaniste (mutation recombinaison sélection). Et ceci sans faire appel à une instance théo-platonique, autrement dit un concept pré-établi orientant la Vie dans des formes déjà choisie. Non ! Il peut y avoir guidage avec une possibilité illimitée d’invention. Autrement dit, la Vie s’auto-finalise en fonction des aléas évolutifs qu’elle a absorbés pour s’inventer en tant que forme vitale capable de jouer la partie évolutive sur le terrain de la sélection naturelle.)

Retour à la thèse originale de Descola dont voici une présentation très sommaire, en fait, un extrait de la quatrième de couverture de son ouvrage paru récemment chez Gallimard, Par delà nature et culture.

« Peut-on penser le monde sans distinguer la culture de la nature ? Philippe Descola propose ici une approche nouvelle des manières de répartir continuités et discontinuités entre l’homme et son environnement. Son enquête met en évidence quatre façons d’identifier les " existants " et de les regrouper à partir de traits communs qui se répondent d’un continent à l’autre : le totémisme, qui souligne la continuité matérielle et morale entre humains et non-humains ; l’analogisme, qui postule entre les éléments du monde un réseau de discontinuités structuré par des relations de correspondances ; l’animisme, qui prête aux non-humains l’intériorité des humains, mais les en différencie par le corps ; le naturalisme qui nous rattache au contraire aux non-humains par les continuités matérielles et nous en sépare par l’aptitude culturelle. La cosmologie moderne est devenue une formule parmi d’autres. Car chaque mode d’identification autorise des configurations singulières qui redistribuent les existants dans des collectifs aux frontières bien différentes de celles que les sciences humaines nous ont rendues familières. C’est à une recomposition radicale de ces sciences et à un réaménagement de leur domaine que ce livre invite, afin d’y inclure bien plus que l’homme, tous ces " corps associés " trop longtemps relégués dans une fonction d’entourage. »

Il importe de saisir en quoi ces modes d’appréhension du monde naturel nous concernent de très près, nous, Occidentaux qui avons su mettre à notre service cette nature en développant notamment des interfaces technologiques fines et performantes. De plus, les thèses de l’Intelligent design sont faites d’énoncés portant sur la nature vivante et son évolution. De ce fait, la controverse entre ID-istes et naturalistes darwiniens renvoient à deux approches de la Nature si bien que la grille de lecture fournie par Descola est susceptible de nous éclairer. Deux points fondamentaux découlent de cette mise en perspective. En premier lieu, si l’approche naturaliste se distingue de celles considérées comme totémiques, analogiques ou animistes, il y a tout lieu de nous interroger sur les ressorts et les soubassements des conceptions issues de l’ID ou apparentées. S’agit-il d’un changement radical de conception ? Si oui, l’ID ne serait pas tant dirigée contre le matérialisme que contre le naturalisme pratiqué par la communauté scientifique. De ce fait, cette controverse est amenée à se radicaliser en un schisme au sein même de la société occidentale. Ce n’est pas la première fois que ce type de rupture se produit. De là découle un deuxième point. Question : les darwiniens et les ID-istes pensent-il aussi différemment qu’un savant naturaliste occidental et un indien d’Amazonie ? Ce n’est pas certain mais en tous cas, la différence de compréhension est de taille mais reste circonscrite dans l’intellectualisme occidental. Je veux dire par-là que le fait que la Nature soit orchestrée par les mécanismes naturels ou des causes dites intelligentes n’impliquera pas une attitude distincte vis-à-vis d’une Nature qui restera soumise à l’arraisonnement autant que représentée par des théories et formalismes. La controverse est donc de nature scientifique et philosophique et n’a rien à voir avec la religion puisqu’il est question de compréhension de la Nature selon un cadre naturaliste ou méta-naturaliste. L’homme et la Nature mais pas Dieu. Impliquer la science dans la religion n’a jamais éclairci la compréhension du monde, que ce soit avec les thèses de Monod récupérées par l’athéisme ou bien les conceptions de l’ID récupérées par les évangélistes. C’est une erreur que de croire se débarrasser du matérialisme en convoquant l’ID. Apparté : si nos évangélistes voulaient lutter contre les tares matérialistes de la société, ils feraient mieux de s’en prendre à la politique de GW Bush qui défiscalise les profits et crée des zones de pauvreté inadmissibles dans une nation aussi riche.

En fin de compte, toute cette agitation autour de l’Intelligent design ne concerne que l’opinion et les médias ainsi que la politique intérieure des Etats-Unis. L’intérêt de la classification de Descola est de faire apparaître plusieurs types d’approches du fait naturel et de montrer que l’ID s’inscrit en rupture avec le naturalisme et que par ailleurs, cette prise de distance s’inscrit autant dans la diversité des pensées scientifiques que l’Histoire de l’Occident. Au Moyen Age par exemple, l’approche était analogique, ce qui cadre avec les pratiques alchimiques. Prenons Leibniz, son modernisme n’en reconnaît pas moins une intériorité pour les choses naturelles avec sa thèse des monades. Et tout récemment, nombres d’approches scientifiques ont rompu avec le naturalisme conventionnel. En physique notamment, avec les mouvances issues de la gnose de Princeton, les analogies entre la physique quantique et l’Orient, signalées par Fritjov Capra etc.

Ce que nous pouvons retenir de la thèse de Descola, en l’extrapolant au champ historique, c’est que les conceptions de la Nature et les approches de l’homme varient d’une société à l’autre mais aussi d’une époque à l’autre et que de plus, en Occident, l’attitude naturaliste est devenue dominante alors qu’elle n’est que le résultat d’un choix arbitraire qui pour la plupart, a été décidé inconsciemment. D’ailleurs, au sein même de l’Occident, les divergences ont toujours été présentes et donc, à propos de l’ID nous pourrions dire, rien de neuf sous le soleil, docteur ! Adopter l’ID, c’est opter pour une autre approche de la Nature qui n’est pas incompatible avec le fait et la théorie évolutionnistes, loin s’en faut. Seule la mauvaise foi des naturalistes (scientistes ?) interdit ce choix en le faisant passer pour une attitude religieuse.

La science fournit des modèles ajustés et désajuste ceux qui ne le sont pas (les théories sont réfutables selon la formule consacrée par Popper). La science moderne est étrangère à la vérité parce qu’elle ne la cherche pas. Elle ne sait pas ce qu’est la vérité comme accord entre la pensée et la représentation. La science ne pense pas encore. Le scientifique doit commencer par comprendre la musique, ensuite, il s’accordera avec la Nature en imaginant ses desseins techniques et esthétique, dessein étant à prendre au sens de tendance, attribut des choses douées de technicité en puissance.

Ce recadrage de l’attitude face à la Nature, et spécialement ici du dispositif intellectuel appliqué par les Modernes, s’avère d’un intérêt primordial, ne serait-ce que pour dénoncer les faiblesses de ceux qui, raisonnant de manière binaire, refusent toute mise en cause du néo-darwinisme. Le dernier hors-série du Nouvel Observateur donne la parole à plusieurs personnalités du monde scientifique et philosophique afin d’évoquer la controverse sur l’ID. Il ressort de cette lecture un sentiment de piège intellectuel binaire. Refuser le darwinisme, c’est opter pour une intervention sur naturelle, autrement dit une cause hétérologue à la Nature et donc, Dieu puisque c’est le principal accusé sur le banc. Pas un instant, la possibilité de causes non mécaniques est envisagée et pourtant, c’est une possibilité. Et cette démarche est même des plus scientifiques qui soient. Pour la comprendre, il suffit de nous rappeler la physique du début du 20ème siècle. Certains phénomènes échappaient à une interprétation fournie par le paradigme des interactions électromagnétiques. La radioactivité et la cohésion des nucléons ont conduit les physiciens à envisager une interaction de type faible et une autre de type fort. Ils n’ont pas attendu des décennies pour se décider. Pourquoi alors les biologistes du 21ème siècle ne sont-ils pas aussi imaginatifs et intelligents que les physiciens du début du 20ème siècle ?

Darwin a mis à jour le long procès de l’évolution. Les biologistes ont élucidé les mécanismes du vivant, lesquels reposent sur des molécules diverses, complexes, interagissant avec des processus ramenés à l’interaction électromagnétique. Cet ensemble fournit un cadre mécaniste. Maintenant, la complexité et son évolution résistent à une explication mécaniste comme ce fut le cas des phénomènes atomiques inexplicables sans l’appel aux deux autres forces de la Nature. Et donc, ce n’est pas si sorcier que d’envisager des forces naturelles (voilées pour l’instant) irréductibles aux forces mécaniques, en suivant la démarche scientifique des physiciens. La voie est donc ouverte. J’espère avoir montré qu’en distinguant bien le non-mécanique du surnaturel, on peut contester le naturalisme darwinien et mécaniste sans faire appel à un être supérieur. Tous ceux qui se sont exprimés dans ce numéro du N Obs se fourvoient tout en égarant les lecteurs ; non pas sur des fausses pistes puisque le combat contre le créationnisme est une cause légitime ; mais en masquant une voie de recherche prometteuse en biologie théorique et en théorie de l’évolution.


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