Ni Bible ni Darwin : le Vivant n’est-il que physico-chimie ?

par Bernard Dugué
lundi 26 juin 2006

L’automne 2005 a vu se développer une controverse confuse mélangeant science, idéologie, politique et religion, à l’occasion d’un célèbre procès à Dover, obscure bourgade du Kansas.

On ne sait pas si les historiens évoqueront une controverse comme celle survenue à Valladolid portant sur l’âme des Indiens du Nouveau Monde, alors que la question posée à Dover concernait l’hypothèse de causes intelligentes présidant à la Vie et son évolution. Les médias ont clos l’affaire mais la science se poursuit. Le siècle présent pourrait voir l’émergence d’un nouveau paradigme incluant des causes qui, même si on ne peut leur attribuer l’intelligence, sont tout au moins non-mécaniques. Voici le premier d’une série d’articles sur ce sujet.

Le statut épistémologique de l’ID (Intelligent Design) et des théories non-darwiniennes exposé au miroir de la physique contemporaine

Un changement de paradigme repose sur trois composants. Le plus important, en premier, c’est l’objet d’étude et l’état des questions et réponses posées par les expériences et les modèles. Un champ empirico-théorique peut être stable ou bien instable. On dit en crise. Le deuxième composant, c’est le ou les savants. Ceux-là sont capables d’apprécier une situation critique. Ils proposent des nouvelles hypothèses, théories, modèles mais leur secret est de savoir poser les bonnes questions. Jeanne Hersch a écrit un livre présentant les grands philosophes comme des hommes ayant eu la capacité de s’étonner, puis ensuite d’exposer leur pensée dans l’objectif d’y répondre (Hersch, L’étonnement philosophique, Gallimard) En science, la situation est comparable. Les grandes découvertes sont nées, sinon de l’étonnement, du moins du questionnement. Par exemple, le spectre du rayonnement du corps noir est à l’origine des quanta d’énergie radiative par le physicien Planck. Etre savant c’est aussi ne pas l’être, c’est-à-dire savoir questionner. Enfin, le troisième composant, c’est bien entendu la communauté des scientifiques. Lorsqu’un changement de paradigme intervient, celle-ci adhère peu à peu aux nouvelles conceptions et s’il y a quelques réticentes, l’âge finit par avoir raison des réactionnaires, comme le constate Kuhn, évoquant la disparition des tenants de l’ancien paradigme.

Les découvertes scientifiques engendrent à de rares occasions des révolutions dans un domaine. Souvent, elles ne concernent que les spécialistes d’un domaine. Ce fut le cas des rétrovirus et du prion. Ces découvertes ont suscité au départ la défiance de la communauté concernée, puis la reconnaissance complète. Il faut dire que face au poids des expériences, il est difficile de résister sauf à être de mauvaise foi !

Il est admis que le néo-darwinisme est accepté parce qu’il répond avec efficacité à un ensemble d’interrogations que se posent les évolutionnistes. On pourrait en dire autant de la biologie qui répond à un ensemble de question comme : quels mécanismes ? Quelles cellules dans les organes ? Quelles molécules assurent des fonctions diverses, métabolisme, régulation, communication, expression des gènes, synthèse des protéines ? Quels gènes interviennent dans l’ontogenèse ?

L’Intelligent design en particulier et toutes les options alternatives sont issues de questions qui ne sont pas posées par la biologie contemporaine. S’agissant de l’ID, l’interrogation, l’étonnement, porte sur la complexité moléculaire et l’origine de la Vie (questions auxquelles l’évolutionnisme naturaliste ne répond pas). De là découle l’hypothèse de causes intelligentes. Et pour ce qui me concerne, j’émets l’hypothèse de causes non mécaniques. Un court détour par les sciences physiques devrait éclaircir ce point.

Les sciences biologiques sont basées depuis plus d’un siècle sur la physique atomique et la chimie moléculaire organique. Ces deux objets ont en propre un type d’interaction physique fondamentale. L’électromagnétisme. Les échanges se font par l’intermédiaire des électrons. Les biologistes parlent d’interaction physico-chimique et admettent que la Vie se résume à une superposition (concaténation, assemblage) de processus de ce type. Cet état de chose est mis en suspension par les biologistes qui étudient les éléments du Vivant avec des technologies performantes, chacune dotée de ses règles, si bien qu’ils ne se posent guère la question des interactions élémentaires. Ce qui est tout à fait « normal ».

Il se présente à ce stade deux conjectures, l’une ontologique portant sur l’essence des choses et des processus, l’autre épistémologique, portant sur la manière d’expérimenter, théoriser et concevoir ces mêmes choses. Entre les deux, une frontière, indéfinie... Est venu à l’existence un rapport entre la pensée humaine et les choses de la nature. Un grand mystère que Kant a pointé sans le résoudre. Une sublime aventure laissée en friche par l’ignorance des spécialistes scientifiques.

La conjecture épistémologique suit en général la science et l’ontologie (ou la pseudo-ontologie mécaniste) mais il est possible de tout renverser à notre époque marquée par une profusion de savoirs (inexploités hélas). Autrement dit, tracer un champ épistémologique avant même que la science ait construit son nouveau paradigme. Cette démarche semble vaine et inutile mais détrompons-nous. Un présupposé épistémologique ouvre ou ferme des voies de recherche. Auguste Comte jugeait inconséquentes les recherches sur les atomes. Heureusement que les scientifiques n’ont pas suivi ce type de préjugés. Fermer, ouvrir des voies. Autant ouvrir les champs du possible et c’est ce qui motive cette quête évoquée par les controverses sur l’ID, quête néanmoins préparée de longue date, depuis la nuit des temps dirait-on si on admet que la question de la Vie est loin d’être résolue. L’option non mécaniste ou plutôt méta-mécaniste ou encore méta-technique a un avenir tout tracé maintenant. Il suffit de suivre les premiers sillons et d’en creuser d’autres.

Physique contemporaine, Interactions faibles et fortes, savoir observer et saisir ce qui est pertinent. Acuité toute spéciale de l’entendement, voilà ce dont il faut disposer pour lire la Nature dans les données empiriques et le cas échéant, synthétiser en une théorie élégante l’ensemble. Le généticien Dobzhansky affirmait contre l’avis de ses prédécesseurs que l’organisme n’est pas un agrégat de traits, de caractères ou de qualités unitaires. Traits, caractères et qualités ne constituent pas des unités biologiques : ce sont des abstractions, des mots, des moyens sémantiques nécessaire au chercheur pour communiquer ses observations.. Ces remarques ont un double sens. Elles invitent à la prudence en dénonçant la chosification des attributs (ce qui signifie que les traits nommés n’ont pas le même statut qu’une lampe dans un poste de télévision ou un disque dur dans un PC). Mais elles ne doivent pas servir de frein aux explications d’ordre philosophique ou ontologique. Le cas de la physique des processus élémentaire est plus simple. Une interaction faible ou forte répond à un diagramme bien précis, mettant en relation des particules et des quanta dont l’échange est responsable de la force physique.

Ce qui nous intéresse de près, c’est ce cheminement qui a conduit les physiciens à introduire des nouvelles interactions avec les formalismes appropriés ainsi qu’un arsenal sémantique sophistiqué pour rendre compte de ces réalités dévoilées par l’expérience. L’interaction faible a été envisagée pour expliquer la radioactivité. Car l’électromagnétisme ne peut rendre compte d’un phénomène comme par exemple la scission d’un neutron en un proton et un électron expulsé avec une haute énergie (rayonnement bêta). L’interaction forte caractérise la force maintenant la cohésion des nucléons dans les noyaux. Si elle n’existait pas, les protons devraient s’éloigner conformément aux forces électriques répulsives subies par des particules de même charge. Ensuite, les découvertes effectuées dans les collisionneurs ont enrichi la caractérisation de ces deux interaction et notamment la forte dont la compréhension est devenue assez inattendue, avec les quarks confinés et les gluons aux étranges propriétés algébriques.

Essayons de transposer ce cheminement de pensée à l’étude du Vivant. L’objet vivant est actuellement explicité comme un ensemble de processus physico-chimiques accessibles à l’analyse, reproductibles, parfaitement définis et caractérisés. La question cruciale : est-ce que les interactions physico-chimiques peuvent rendre compte de l’organisation et la genèse du Vivant ou bien doit-on envisager d’autre processus, forces, causes, peu importe, dans le sillage de la physique contemporaine ? Autrement dit, si les interactions faibles et fortes ont été ajoutées pour caractériser plus complètement le monde physique (inorganique) faut-il envisager une démarche parallèle en sciences de la Vie et invoquer des causes non-mécaniques.

Les causes mécaniques et physico-chimiques, alliées à la sélection naturelle dans le champ de l’histoire des espèces se conçoit avec une causalité aveugle, une mécanicité aveugle, sans direction, sans finalité, sans dessein, sans rien du tout, du rien excepté le constat empirique des choses tangibles et accessibles, comme peut l’être le rayonnement électromagnétique. Dans ce contexte, envisager des causes intelligentes n’est pas un crime de lèse-scientificité, bien au contraire. Intelligente par opposition à aveugle, non dirigé. Envisager que l’évolution a des causes directrices revient à expliquer avec plus de précision le système de la Vie, dans le même ordre d’idée que la formalisation des interactions faibles et fortes en physique. Là où le bât blesse, c’est au niveau de l’objet vivant, complexe et mystérieux. Si l’ID alternative veut s’imposer, il faudra qu’elle propose des critères formels pouvant faire l’objet de tests, à l’instar des inégalités de Bell qui en physique, ont permis de trancher le dilemme lié au « paradoxe » EPR. Le champ scientifique est ouvert. Causes directrices ou « intelligentes » ou non-mécaniques, voilà de quoi ouvrir quelques pistes théoriques.

Si la physique a découvert deux autres interactions, c’est en sondant de manière fine le monde atomique avec ses particules chargées, ses leptons et ses nucléons, puis les particules éphémères laissant des traces suite à leur manifestation dans les collisionneurs à haute énergie. La Vie ne s’étudie pas avec les mêmes méthodes que l’atome et les particules. Impossible de catégoriser des types d’interaction portant sur des particules classées en types. La Vie repose sur des molécules et toutes les molécules sont impliquées dans des réactions physico-chimique dont la juxtaposition produit les systèmes vivants. Il n’existe donc qu’une « force » identifiée, la force bio-mécanique, qui construit et déconstruit les édifices moléculaires. La question est simple. Si le monde atomique (et sub-atomique) repose sur trois interactions caractérisées, le monde vivant doit-il être pensé uniquement sur la force bio-mécanique ou bien faut-il introduire une « force vitale » ?

Bien évidemment, d’aucuns verront là un retour au vitalisme. Sauf que cette force vitale n’a rien de commun avec les entités vitalistes introduites par le passé. Et que de plus, l’explication néo-vitaliste, si elle en est, ne s’oppose nullement au mécanisme. Elle le complète comme les forces faibles et fortes complètent la compréhension du « monde matériel ». Et si elle explique quelque chose, c’est la possibilité et l’apparition de la vie puis l’extrême complexité des mécanismes moléculaires. Cette force n’est pas intelligente mais sans doute hyper-calculatoire et directrice. Si Heidegger a pu dire que l’essence de la Technique n’a rien de technique, alors on pourrait dire que l’essence des processus complexes bio-mécaniques n’a rien de mécanique et constitue sans doute l’essence des systèmes vivants composés de ces mécanismes.


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