Ni Dieu ni Darwin ; voyage épistémologique avec Thomas Nagel
par Bernard Dugué
jeudi 9 janvier 2014
Il existe trois angles d’attaque pour critiquer, voire mettre en défaut la biologie et l’évolution. (i) Du côté de la physique, auquel cas il faut établir que la biologie méconnaît les lois fondamentales de la matière et de la perception sensible. Au sein même de la biologie, en examinant l’incomplétude de cette science du point de vue systémique ; avec par exemple l’incapacité à expliquer comment on passe du moléculaire et cellulaire aux fonctions physiologiques. (iii) Du côté des sciences de l’esprit, en confrontant les propriétés mentales aux déterminismes biologiques et évolutionnistes ainsi qu’aux questions sur la nature physique ou non des contenus mentaux. C’est cette approche qu’a choisie Nagel. Avec quatre « tableau épistémologiques » explicitant chacun un questionnement philosophique, sur l’antiréductionnisme, la conscience, la cognition et l’origine des valeurs.
1 Réalisme des valeurs contre néodarwinisme
Le cinquième et dernier chapitre interroge l’apparition des valeurs dans un contexte évolutionniste. D’après Nagel, la question de la « réalité » des valeurs est moins évidente que celle de la conscience et de la raison. La question concerne l’explication dite naturaliste de l’origine des valeurs dans un contexte néodarwinien, hypothèse à laquelle s’oppose une autre proposition, celle d’un réalisme des valeurs, désigné également comme réalisme moral. Nagel convoque des travaux de Sharon Street selon laquelle on ne peut pas concilier darwinisme et réalisme des valeurs. Par contre les facultés morales à l’origine du sentiment altruistes trouvent une explication dans le contexte de l’évolution et de la sélection naturelle. Cet argument est un classique. L’évolution sélectionne ainsi chez l’homme des facultés morales qui par leur rôle dans la vie sociale, confèrent un avantage adaptatif face à d’autres situations comme par exemple un homme qui n’aurait pas développé la morale. Pour résumer, le réalisme des valeurs et le néo-darwinisme ne peuvent pas être maintenus tous les deux comme vrais. Si le néo-darwinisme est vrai, le réalisme est faux et inversement. C’est la deuxième solution vers laquelle penche Nagel. Autrement dit, si on admet le réalisme des valeurs, alors le néo-darwinisme est incomplet, ou même faux quand il se pare d’une prétention naturaliste et universelle.
Pour saisir l’argumentation de Nagel, il faut convenir de ce que représente un réalisme des valeurs dans un contexte darwinien. Prenons par exemple les facultés de percevoir. On comprend que des mutations altérant cette faculté risque de mettre en péril une espèce. Que deviendrait le merle s’il ne distinguait plus les fruits avec lesquels il ne nourrit. Ou une antilope qui ne sait plus distinguer le guépard. La sélection naturelle a engendré des espèces aux facultés perceptives très performantes. Y compris chez l’homme où d’après le cadre sélectionniste, les facultés morales peuvent conférer un avantage adaptatif. Attention maintenant à bien distinguer la morale pratique à usage social et la faculté de produire des jugements de valeur. L’homme préfère éviter les situations ou il souffre et cherche plutôt à trouver les moyens pour se faire plaisir. Imaginons que l’homme fasse l’inverse, privilégiant la souffrance et évitant les plaisirs. Cette option ne confère aucun avantage adaptatif. On peut prendre un autre exemple, par exemple la faculté esthétique qui permet de qualifier le beau ou le laid. Le fait de trouver un coucher de soleil beau ne confère aucun avantage adaptatif. Et donc, si la sélection naturelle n’explique pas ces facultés, quelle est l’explication correcte. Deux options sont possibles, ou bien il existe une sorte de téléologie universelle qui rend compte de ces valeurs dont l’apparition obéit alors à une sorte de nécessité, ou bien dans un cadre darwinien, ces valeurs sont purement contingentes.
Le réalisme des valeurs n’est pas le seul à interroger le philosophe. Il y a aussi le réalisme de la vérité. Qui concerne spécialement l’apparition de la raison chez l’homme. L’argumentaire est facile à exposer. Prenons la physique de Newton. En quoi le fait de connaître la force de gravitation confère un avantage adaptatif ? Ou si on veut aller plus loin, en quoi les connaissances philosophiques et scientifiques offrent-elle une possibilité accrue de survie ? On évoque ici les connaissances pures, indépendantes des applications pratiques comme la technique qui elle, peut donner un avantage adaptatif, auquel cas, l’homme technicien aurait été sélectionné par rapport à un homme peu ou pas technicien. Mais cette technique, elle n’a pas besoin de la raison scientifique. Ainsi, on peut penser que le développement des techniques par l’homme a pu constituer un avantage adaptatif, au moment du néolithique, avec l’agriculture et l’élevage. L’apparition du langage et des comportements altruistes peut aussi se concevoir dans un contexte sélectionniste mais à partir de la période axiale, les productions intellectuelles comme la philosophie n’ont rien à voir avec un avantage sélectif. Une pièce de Sophocle ou un dialogue de Platon reste une énigme pour la « nature humaine », la raison avec. Et donc, Nagel invoque à nouveau la possibilité de la téléologie pour expliquer l’apparition non contingente de la raison et des facultés de connaître (chapitre quatre) et donc irréductible au sélectionnisme.
Cette sorte de nécessité irréductible au darwinisme, Nagel la nomme téléologie. Les valeurs ne sont pas le fruit du hasard. Cette proposition amène alors à concevoir une dualité entre deux déterminismes. Le premier avec comme ressort la sélection naturelle. On pense alors à la thèse du hasard et de la nécessité de Monod et on emploiera la notion devenue classique de téléonomie. Le second déterminisme est étranger à la sélection naturelle. Il est désigné comme téléologie. La configuration du réel représenté offre ainsi deux options. L’une est la plus répandue en sciences de la nature, c’est celle du monisme matérialiste qui est aussi celle du monisme téléonomique, lequel couvre la vie, depuis son origine jusqu’aux phénomènes mentaux (thèse défendue par les naturalistes de l’esprit et autres neurophilosophes). L’autre thèse est celle du dualisme téléologique. Il prévoit en plus du « déterminisme matériel » téléonomique un autre principe, celui de la téléologie. Avec des lois à rechercher. L’alternative se situe entre Nomos et Nomos plus Logos. Notons alors que le dualisme téléologique présuppose un autre dualisme, ontologique.
La solution dualiste est plus riche ; elle offre au moins deux possibilités. Le Logos pourrait intervenir uniquement à partir d’un certain seuil d’évolution, celui de l’homme doué de parole. On aurait alors une évolution néo-darwinienne puis par on ne sait quel décret universel une rupture entre le monde animal et l’homme doué des facultés supérieures de raisonnement. Cette solution peut très bien être théologique, avec un Dieu qui se soucie de l’homme dès qu’il atteint un seuil de conscience. Finalement, cette option pourrait convenir à un théologien moderne qui se contente de la conception matérialiste de l’évolution mais accorde un rôle à Dieu dès qu’il est question des valeurs, voire même d’une téléologie concernant les humains (à ne pas confondre avec la théodicée d’un Leibniz). Cette option ressemble à un déisme inversé. Pour les déistes du 18ème siècle, le Dieu est un grand architecte qui règle la nature puis n’intervient plus, laissant aux hommes de raison le soin de parfaire le monde. Dans l’option que je viens de présenter, la nature « aveugle » évoluerait avec les règles de la téléonomie puis Dieu prend place quand la conscience humaine apparaît. Bien évidemment, cette solution n’est pas satisfaisante, pas plus pour Nagel que pour d’autres dont je suis. Mais si cette option devait être discutée, autant le faire en adoptant un « pandéisme », autrement dit une continuité de l’efficace divine, depuis les cellules jusqu’à l’esprit humain.
2 L’émergence de la conscience et les différents paradigmes
Cette question de téléologie intervient notamment lors qu’on se demande, comment et pourquoi les choses comme la conscience adviennent. Le chapitre trois de Mind and Cosmos propose une réflexion dans laquelle une articulation où ontologie et devenir s’articulent en relation avec la conjecture systémique et la question de l’émergence de la conscience à partir des éléments constitutifs que sont molécules et neurones.
2.1 Réductionnisme ou émergence ? La première interrogation posée par Nagel porte sur l’explication du « phénomène de conscience » étant donné que cette conscience est une fonction (produisant des contenus mentaux) reposant sur les cellules et molécules du cerveau humain. Comment comprendre que la conscience soit le produit de l’association et de la coordination de structures élémentaires, d’éléments matériels et de processus physiques imputables à chacun des éléments ? Les processus mentaux sont-ils de même nature que les processus physiques ? La réponse positive à cette question est désignée comme réductionniste. La production des contenus mentaux est alors imputable à un certain degré de complexité du système qui chez l’homme, rend possible la pensée abstraite mais pas chez l’animal. L’option réductionniste explique alors les processus mentaux en se basant uniquement sur les propriétés physiques des éléments. L’autre option désignée comme émergentisme (une forme de dualisme en fait) repose sur une hypothèse plus « puissante », celle de l’existence dans les constituants du cerveau de propriétés non physiques. Ainsi, le mental n’est pas réduit au physique et les processus mentaux émergent alors lorsqu’un agencement structural devient suffisant pour permettre à ces propriétés non physiques de se manifester. La connexion entre « physique » et « mental » s’effectuant alors à un niveau supérieur (je vois dans cette proposition l’hypothèse d’une hiérarchisation de l’information qu’on peut trouver chez d’autres auteurs comme Davies avec l’origine de la vie)
D’après Nagel, les deux options peuvent se concilier en une forme de panpsychisme comme par exemple le monisme neutre, mais ce n’est pas vraiment une option satisfaisante. L’émergentisme proposé par Nagel suppose au moins une chose, celle de l’incomplétude de la connaissance des éléments physiques (qui est peut-être celle de l’auteur et de nombre de chercheurs en neurosciences). L’émergentisme est alors défini par une proposition claire. Les propriétés mentales présentes dans les organismes et les systèmes nerveux ne sont pas fondées sur les propriétés physiques des éléments qui les constituent. Néanmoins, ces propriétés physiques sont nécessaires aux associations entre ces éléments (chap. 3 § 4). On voit que ces questions sont d’ordre ontologiques. Examinons maintenant les options du « devenir »
2.2 Les trois options expliquant l’émergence de la conscience. Nagel pose la question qu’il définit comme historique et qui est celle du devenir, ou si on veut celle des transformations d’un système qui, composés d’éléments, finit par développer des fonctions mentales (chap. 3 § 5). Il envisage trois solutions. (1) La première est disons la plus conventionnelle, c’est celle de la contingence (c’est ainsi que je traduis « historical account »). Cette thèse suppose que les composants possèdent les capacités à développer les processus mentaux et qu’il leur suffit, pour ainsi dire, de parvenir à la bonne combinaison. On comprend que cette thèse est proche du « hasard et nécessité » de Monod et qu’elle s’insère parfaitement dans le cadre néodarwinien. Il suffit d’admettre que la pression sélective favorise les bonnes combinaisons et élimine les autres. (2) L’hypothèse téléologique suppose qu’aux règles déterminant les assemblages entre composants doit être ajouté un autre principe qui permet, voire oriente la transformation des éléments vers un système qui réunit deux propriétés, celle d’avoir la bonne structure et celle de produire les phénomènes mentaux. La téléologie suppose que l’émergence est en quelque sorte guidée, ou pour parler en langage de physique statistique, qu’un attracteur pousse le système à évoluer vers la conscience. (3) Dernière hypothèse, celle du créateur efficient (traduction de « intentional account), sorte d’être supérieur, qui agit sur tous les éléments pour les mettre dans la bonne configuration. On imagine que ce créateur peut aisément être identifié à Dieu et on tombe dans une sorte de créationnisme vague, douteux et qui n’explique au fond rien du tout. Finalement, Dieu n’est pas un fumeur de havanes mais un joueur de lego qui en réussit son coup, devient aussi un joueur de l’ego.
3 L’ontologie aura le dernier mot
On a pris conscience du caractère non évident de la question de l’émergence avec les six options suggérées par Nagel, qui en fait se réduisent à quatre si on rejette, pour de bonnes raisons, la possibilité d’un créateur efficient capable de manipuler les composants matériels. Parmi les options disponibles se situent les théories darwiniennes et les théories qu’on désignera comme post-darwinienne. Là aussi, on peut rejeter l’option darwinienne comme le fait Nagel en arguant que la contingence alliée à la téléonomie (nécessité) est largement insuffisante. Reste alors la téléologie qui peut très bien être combinée avec la téléonomie darwinienne. Autant choisir la solution la plus riche car elle a plus de chance de décrire la réalité complète. La question de l’émergence se dessine à la fois dans l’ordre du temps et dans l’ordre des choses. Téléologie, téléonomie mais aussi ontologique des composants. Comme l’a suggéré Nagel, les composants sont uniquement des éléments physiques et interactifs (réductionnisme) ou alors ils ont une « face cachée » pouvant intervenir avec des règles « non physiques » (émergentisme).
Dans la première partie du chapitre consacré à l’émergence de la conscience, Nagel résume un vaste champ de recherche mené en science cognitive en pointant les limites de la naturalisation de l’esprit et donc du réductionnisme et des tentatives de réduire les contenus mentaux de conscience à des processus physiques (chap. 3, § 1 et 2). Comment des signaux électriques coordonnés peuvent-ils produire des pensées abstraites ? Voilà la question essentielle. Avec une autre formulation ; les pensées abstraites sont-elles uniquement causées par des signaux électriques ? Désignons un événement mental, pensée abstraite ou sensation, par M et un ensemble de processus neuronaux physico-chimiques associés à M par P. Y a-t-il équivalence entre les deux phénomènes, autrement dit peut-on écrire M = P ? Les fervents matérialistes refusent l’option dualiste consistant à postuler que P possède des propriétés non physiques, censées rendre compte de la réalisation du phénomène mental M. Ils pensent que les neurosciences finiront par établir l’assertion M = P aussi sûrement que l’assertion eau = H2O.
Nagel pense autrement et pour clore cette recension, un mot sur l’antiréductionnisme exposé dans le chapitre 2 avec la thèse centrale exposée clairement. Il est possible et peut-être même nécessaire de supposer que l’intelligibilité de la nature doive passer par une explication qui n’est pas contenue dans les sciences physiques. Cette fois, nous sommes passés dans le domaine de l’épistémologie critique. Cette voie ne clarifie pas les choses mais elle permet de poser les bonnes questions. Si le réductionnisme est incomplet, avec le matérialisme qui le sous-tend, faut-il trouver l’explication de la conscience et de l’évolution en élaborant une nouvelle science (métaphysique, téléologie, ontologie ?) ou alors supposer que la physique qui est utilisée pour comprendre la nature (vie et conscience) n’est pas la bonne ? Il est en effet raisonnable de penser que les sciences du vivant et les neurosciences laissent de côté la plupart des résultats physiques contemporains issus de la mécanique quantique, de la cosmologie et du modèle standard avec les notions de champs et de jauge.
Cette recension « inversée » couvre les chapitres 5 à 2
Lien vers la recension du chapitre 1