Nobel 2006 de chimie, une cuvée ordinaire

par Bernard Dugué
jeudi 5 octobre 2006

 

Tout comme le lauréat du Nobel de médecine Craig Mello, Roger Kornberg avait reçu auparavant plusieurs distinctions dont le prix Charles Leopold Mayer en 2002, ainsi que le prix Gairdner qu’il obtient en 1995, dix ans avant Mello, couronnant ainsi une carrière fructueuse dans le domaine de la biologie moléculaire. Son domaine de prédilection est l’élucidation, à l’échelle la plus fine possible, des mécanismes génomiques impliqués dans la transmission de l’information depuis les gènes jusqu’aux ARN messagers.

Dans un précédent article j’avais évoqué le caractère singulier de la découverte récompensée par le Nobel de médecine. Dans le cas présent de la chimie, ce sont des résultats plus « ordinaires » qui ont été couronnés. En disant cela, je ne minimise pas la qualité de ces recherches ni l’exceptionnel talent de Kornberg. L’objectif est de dévoiler modestement quelques traits caractéristiques du fonctionnement de la recherche sur la base de deux types de travaux récompensés par la plus haute distinction.

Les travaux de Kornberg n’ont rien d’une découverte fondamentale en chimie (comme ce fut le cas pour les propriétés catalytiques de l’ARN effectuée par Thomas Cech et Sydney Altmann ou bien pour la synthèse de molécules « creuses » couronnant, entre autres, le Français Jean-Marie Lehn) ; ni d’ailleurs en biologie moléculaire. On n’apprend rien de plus sur le fonctionnement de l’information génique. C’est en fait une prouesse technique qu’il faut saluer. Kornberg a pu visualiser avec une très grande précision le mécanisme de transcription effectuée par l’ARN polymérase II. Cet enzyme, connue de longue date, se « colle » à l’ADN pour extraire l’information nucléaire et la copier sous forme d’ARN, qui ensuite servira de matrice permettant la synthèse des protéines.

Il faut savoir que pour connaître la structure et/ou le mécanisme d’une protéine, on ne peut pas se contenter de sa séquence en acides aminés. Pour un gène, c’est l’information linéaire qui fait son essence, autrement dit la séquence des bases. Pour une protéine, tout se passe dans le monde tridimensionnel, lorsque la molécule a « pris forme ». Pour explorer ce monde avec précision, il faut utiliser la cristallographie, technique physico-chimique utilisant la diffraction des rayons X, ce qui permet d’obtenir une résolution égale à la longueur d’onde du rayonnement utilisé (comme dans un microscope électronique). Mais pour qu’il y ait diffraction, il faut obtenir un cristal et Dieu sait si cette opération est délicate, reposant parfois sur un coup de chance. En vidant un frigo de labo, un chercheur aura parfois la surprise de voir une solution mise au frais des mois auparavant scintiller, ce qui indique la présence de cristaux. Et notre chercheur chanceux de se précipiter vers le responsable du cristallographe pour une analyse.

On connaissait déjà des images de la RNA pol II obtenue par diffraction. Le mérite de Kornberg est d’avoir pu réaliser ce type d’image dans une configuration spéciale. Ainsi peuvent être visualisées à l’échelle atomique les chaînes latérales de la protéine, ainsi que les domaines de la polymérase interagissant avec les acides nucléiques lors de l’élongation. Ces études permettent de préciser les rôles des sous unités de la pol II qui auparavant, restaient flous. Bref, c’est comme si on disposait d’une photo d’un caméléon au repos et que soudainement, on obtienne un cliché de l’animal capturant un insecte. Autrement dit, les travaux de Kornberg permettent de visualiser l’enzyme en action, notamment la manière dont l’ADN est saisi par l’enzyme doté de pinces, mâchoires et lobes. C’est donc ce perfectionnement scientifique dans un champ déjà labouré que le Nobel de chimie 2006 vient de couronner. Une bonne cuvée, mais ordinaire.

Le citoyen perspicace aura sans doute cligné de l’œil en apprenant que les Nobel de sciences dures ont été attribués à cinq Américains. Certes, ces attributions ne sont pas exemptes de critiques, notamment si l’on connaît les tractations souterraines s’y déroulant, comme pour les JO ; mais Londres avait un excellent dossier, et force est de constater que c’est l’excellence de la recherche américaine qui est couronnée. Et ceci doublement lorsqu’elle requiert des idées nouvelles, cas de Craig et Mello en médecine, ou bien quand elle est lourde et nécessite de gros moyens, ce qui est le cas de Kornberg, lequel à tenu à associer le prix à sa cinquantaine de collaborateurs. Les Nobel de chimie et de médecine semblent illustrer la spécificité de la recherche américaine, mettant d’énormes moyens financiers, technologiques et humains sur des champs très balisés, tout en se réservant la possibilité de produire une recherche faite avec des idées. Et parfois, les chercheurs trouvent, de Cech et Prusiner à Mello. La France, au lieu de vouloir miser sur de la recherche lourde, à force de concentration et de comités de pilotage, serait mieux inspirée de soutenir des jeunes chercheurs bourrés d’idées, sous réserve que les patrons jouent le jeu, recrutent des fortes têtes au lieu des serviles scientifiques qui leur resteront inféodés pendant quinze ans, voire plus.


Lire l'article complet, et les commentaires