Nobel de médecine 2006, un grand cru
par Bernard Dugué
mardi 3 octobre 2006
Le prix Nobel de médecine a été attribué à Craig Mello et Andrew Fire pour leurs travaux sur l’interférence ARN ; l’article inaugural fut publié en 1998 dans la revue Nature. Cette distinction n’a rien de surprenant puisque Mello a reçu tout récemment le prix Paul Janssen auquel s’ajoutent le Prix Paul Ehrlich et Ludwig Darmstaedter 2006, le Prix Dr Lewis S. Rosenstiel récompensant le travail le plus important pour les sciences médicales fondamentales, le prix international de la Fondation Gairdner, le Prix de l’Académie nationale des sciences pour la biologie moléculaire, le Prix Wiley de sciences biomédicales, le Prix triennal Warren, et le Prix Massry. Cette découverte a donc eu un retentissement dans la communauté scientifique et fut à l’origine de nouveaux champs d’investigation dans le domaine des régulations géniques. Autant dire que ce prix est amplement mérité.
La presse, essentiellement intéressée par le côté utilitaire, me manquera pas d’insister sur les applications biomédicales espérées. Ce qui s’explique aisément (je parle des applications), car l’interférence ARN est un mécanisme de contrôle de l’expression des gènes et donc, des thérapies peuvent être escomptées dans le domaine du cancer, voire du Sida. Il s’agit d’une technique de plus s’ajoutant aux autres thérapies géniques dont le principe est de modifier l’expression du génome cellulaire de telle manière qu’un mécanisme corrigé puisse participer au fonctionnement normal du tissu concerné.
Si cette découverte mérite un intérêt, c’est aussi parce qu’elle complète les connaissances que l’on a du fonctionnement cellulaire. En ces temps où l’on reproche à la recherche d’être utilitaire et inféodée au profit, il est bon de rappeler qu’une recherche dite fondamentale a encore toute sa raison d’être, alors que ce sujet de société vient de faire l’objet d’une réunion organisée par un collectif de chercheurs où se sont montrés une brochette de présidentiables, excepté les plus en vue dans les sondages... no comment.
Rappelons une autre découverte, celle des rétrovirus. Il était impensable selon le dogme génétique des années 1970 qu’un ARN se transforme en ADN. Les découvertes récentes ont infirmé ce dogme alors qu’un des ces rétrovirus est connu pour avoir fait des millions de morts. L’interférence ARN complète la famille des macromolécules à acide ribonucléique dont ont connaissait trois spécimens. Les ARNm messagers, transcrits à partir des gènes de l’ADN, puis les ARNr ribosomiaux et ANRt de transfert, responsables de la traduction des gènes en protéines. Voilà le nouveau membre de la famille, l’ARNi, la lettre en indice signifiant interférence. Quant à la spécificité de cette ARN, il est bicaténaire, autrement dit à double brin, contrairement à l’ARN de transfert monocaténaire, et par ailleurs, de petite taille. Ainsi, un ARN bicaténaire est capable de bloquer l’expression d’un gène dont la séquence est complémentaire. En fait, il existe deux mécanismes, l’un agissant sur l’ADN et l’autre étant une régulation post-transcriptionnelle, puisque le mécanisme ne se produit pas au niveau de l’ADN mais grâce au guidage d’une protéine qui va détruire l’ARN messager ainsi repéré par la complémentarité de sa séquence. Ce qui a pour effet de supprimer la traduction et de rendre indirectement le gène silencieux.
Cette découverte renforce la complexité des mécanismes cellulaires d’expression génique. Elle présente aussi un intérêt dans le champ de l’évolution puisque ce mécanisme est présent dans les plantes, ce qui le rend antérieur à la divergence entre règnes animal et végétal. Comme si avant de se complexifier en structures pluricellulaires, la vie avait mis en place des mécanismes de régulation et de sauvegarde extrêmement élaborés. En effet, ce mécanisme, entre autres choses, bloque les expressions anarchiques de matériel génétique « déviant », notamment ceux des virus mais aussi des transposons, ces « gènes facétieux » qui se fixent de manière « fantaisiste » sur l’ADN. Soulignons aussi la confirmation du caractère communicationnel de la vie moléculaire, en mentionnant également une des rares découvertes récentes et innovantes dans ce domaine, celle des protéines scafflold, sortes de connecteurs moléculaires à l’instar des dispositifs électroniques présents dans les centraux téléphoniques. La vie repose sur la communication. Tel sera l’un des principes du prochain paradigme en sciences du vivant (à ne pas réduire à son ancêtre bricolé à partir de la théorie de Shannon par Henri Atlan).
La dernière remarque sera d’ordre sociologique. Nos deux Nobel n’ont pas atteint la cinquantaine et lorsque leur article original a paru en 1998, ils avaient 38 et 39 ans, âge où, dans un laboratoire français, le chercheur est souvent considéré comme immature et mis sous la tutelle d’un mandarin prenant en charge ses thématiques et sa carrière. Hormis la jeunesse des lauréats, les dépêches de presse soulignent un étonnement quant aux huit ans séparant la récompense de la découverte. Il n’y a pas à s’étonner si l’on se souvient des Nobel attribués à Dirac, Heisenberg et autres Schrödinger pour leurs contributions à la physique quantique, alors que la double hélice d’ADN découverte en 1953 par Watson et Crick leur a valu le Nobel en 1962. La découverte du prion comme agent infectieux par Prusiner, bien qu’ayant été difficilement acceptée, a justifié également une reconnaissance rapide. Bref, les découvertes scientifiques ne suivent pas le cours des grands crus de Bourgogne ou du Bordelais, ces derniers devant être dégustés après avoir vieilli des décennies, alors qu’une découverte importante se savoure rapidement. Dans le cas contraire, un Nobel attribué de manière « routinière » couronne le plus souvent un biologiste ayant su conduire une équipe, naviguer de congrès en conférences, se mettre en vue auprès du comité d’attribution après publication de centaines d’articles permettant de perfectionner une spécialité avec quelques nouveautés à la clé.