Nouvelle hypothèse sur les origines de la vie. La piste algorithmique de Walker et Davies

par Bernard Dugué
mercredi 9 janvier 2013

Les plus savants parmi les biologistes peuvent affirmer sans se renier que la quête des origines de la vie reste l’une des quelques questions majeures sans réponse scientifique. Le récit le plus courant consiste à imaginer le passage d’un milieu prébiotique, avec des molécules organiques sans organisation, à un milieu dans lequel des assemblages moléculaires sont organisés de telle manière qu’ils réalisent des opérations permettant de les qualifier de vivant. Pour l’opinion scientifique ordinaire, les origines de la vie conduisent à une conjecture de la poule et de l’œuf, étant entendu que les protéines du vivant ont besoin des acides nucléiques pour être assemblées et que ces acides nucléiques ont besoin des protéines pour être répliqués puis transcrits et traduits. L’apparition de la vie échappe donc à l’entendement scientifique. Parfois, quelques pistes fantaisistes sont suggérées, comme la panspermie, hypothèse énonçant que la vie aurait pu venir d’une autre planète. C’est possible mais alors, comment la vie est-elle apparue sur cette planète ? Même sur Mars, la conjecture de la poule et de l’œuf se pose. Rares sont les scientifiques capables de proposer des hypothèses radicales et tranchant avec les banalités écrites dans les manuels de biologie. Récemment, Sara Walker et Paul Davies ont proposé une piste très intéressante car elle axe le questionnement sur des questions de gestion de l’information par les systèmes moléculaires (S.I. Walker, P.C.W. Davies, J. Roy. Soc. Interface, vol. 10, 2013). Tous deux sont membres du centre de recherche sur les concepts fondamentaux. Paul Davies, physicien théoricien et cosmologiste réputé, est connu pour ses ouvrages scientifiques roboratifs et savants destinés à un public instruit. Sara Walker est membre du département d’astrobiologie à la NASA et se passionne pour les questions sur l’origine de la vie, s’efforçant de réfléchir en combinant la physique théorique, la chimie et les sciences de l’information.

L’étude proposée par Walker et Davies commence par situer la question dans le contexte le plus général, avec un clin d’œil à Darwin qui en son temps, évacua la question de l’origine de la vie qui revenait en fait à se demander d’où vient la matière. On l’aura compris, cette question n’était pas d’actualité en 1859 mais elle l’est devenue dans le courant du 20ème siècle avec trois interrogations sur le où, le quand et le comment. La biologie aurait produit des tonnes de réflexion sur les deux premières interrogations mais serait restée en « rade » pour ce qui est du comment. Personnellement, j’ajoute une quatrième interrogation sur le pourquoi de la vie, car du point de vue philosophique, il n’y a aucune raison d’exclure les causes finales dans un questionnement sur la nature des choses, leur origine et leur devenir. Et si l’on pose bien l’ordre des choses, on ne peut situer la vie comme une origine mais un résultat, celui qui a fait passer le monde des molécules inertes au stade de molécules organisées en un système vivant. Le fait de questionner le pourquoi pourrait permettre d’élucider le comment, et réciproquement. L’angle d’attaque classique consiste à reconnaître que le plus « élémentaire » des organismes vivants déploie une machinerie moléculaire dont la complexité dépasse de très loin le réseau de réactions chimiques le plus complexe que l’homme peut construire avec ses technologies en mélangeant un ensemble de diverses molécules. Et donc la question que pose Davies : la vie est-elle un ensemble de réactions chimiques doué d’une organisation qui dépasse l’entendement ou bien est-ce autre chose que cette concaténation de réactions moléculaires ? Ce qui revient à rassembler deux questions fondamentales, qu’est-ce que la vie et comment est-elle apparue ? Dans mon essai sur le vivant, j’ai opté pour une vie ayant émergé grâce à une transgression des lois chimiques. Ce qui laisse supposer d’autres lois régissant le vivant. Aussi curieux que cela puisse paraître, le coup de génie de Darwin a amené également un piège épistémologique car la puissance du doublet variation sélection a ensorcelé les esprits, si bien que l’interrogation sur l’essence du vivant est pour ainsi dire passée à la trappe. C’est ce que sous-entend Davies lorsqu’il évoque Darwin et c’est ce que je ne cesse de répéter en affirmant que l’erreur contemporaine majeure est de vouloir comprendre la vie à partir de son évolution alors qu’il faudrait une approche inverse (Dugué, Le sacre du vivant, livre à éditer).

Si la compréhension complète de la vie échappe pour l’instant à la science, quelques traits fondamentaux permettent de la caractériser. L’approche utilisée par Davies est assez classique, car elle prend sa source dans le principe de l’information. Si la vie se distingue d’un ensemble de réaction chimiques, c’est par son mode de gestion des flux d’information. C’est donc cette piste qui devrait permettre d’avancer dans la question des origines. La vie serait apparue alors lors d’une de transition par laquelle un mode opérationnel de manipulation des informations serait advenu. D’après Walker et Davies, le background épistémologique n’est pas la théorie de Shannon. L’information biologique aurait plutôt des parentés avec l’information sémantique. Autrement dit, ce n’est pas tant le flux d’information qui est déterminant mais l’interprétation, la gestion, les calculs effectués sur cette information. Si bien que la transition entre le monde inorganique et la vie se produirait lorsque l’information algorithmique devient efficiente vis-à-vis de la « matière prébiotique ». Pour bien saisir cette idée, il faut comprendre que son principe ne repose pas sur une transition de complexité, autrement dit l’apparition d’un degré suffisant d’interconnectivité faisant basculer les réactions moléculaires dans l’« état vivant » mais une autre complexité et pour le dire avec des termes plus radicaux, une transition qualitative, ontologique, un changement d’essence.

Quelques précisions sont apportées dans la seconde partie de l’étude. Contrairement aux systèmes matériels newtoniens régis par des lois globales et définitives, les systèmes biologiques sont fondamentalement instables, susceptibles de se réorganiser et de modifier les lois internes régissant l’organisation moléculaire. Plus précisément, cette réorganisation concerne le traitement de l’information. Mieux encore, cette information traitée incorpore la mémoire de l’histoire du système alors qu’elle est aussi anticipative en déterminant l’évolution du système non pas comme dans un contexte matériel mécaniste mais dans un contexte adaptatif où l’évolution du système se fait en fonction de l’évolution du milieu. Le propre d’un système vivant est en effet de rencontrer son milieu. Pour préciser cette description, on rappelle que dans la mécanique rationnelle, une masse évolue avec le principe de moindre action formalisée par le lagrangien où en quelque sorte, la détermination par le milieu correspond au terme énergie potentielle du champ, notion jouant un rôle parallèle au milieu biologique. Dans un système vivant, le milieu change. C’est comme si le lagrangien se modifiait. Par conséquent, le système vivant ne suit pas le PMA, mais par son dispositif de gestion de l’information, il réagit au milieu en « sachant » aussi comment agir en déterminant ses fins. Le vivant : invention dans l’action et réaction dans l’adaptation ; j’ai extrapolé à partir de l’étude de Walker et Davies dont je souligne la conclusion de la seconde partie : l’information n’est pas un épiphénomène du vivant mais représente l’essence même de la vie. Ce serait une cause à la fois efficiente et formelle au sens d’Aristote, une cause capable d’imprimer ses « formes » ou ses « directives » aux substrats matériels que sont les molécules organiques.

Les considérations les plus percutantes sont consignées dans la sixième partie et la conclusion. On voit se dessiner une orientation théorique exposée dans les règles de l’art spéculatif scientifique qui sait produire des hypothèses prometteuses de découvertes. Walker et Davies proposent la thèse de l’origine algorithmique de la vie dont le principe est assez simple à exposer. Le vivant diffère du monde inorganique sur un point essentiel, celui des flux d’information et des opérations effectuées sur ces informations. Ce qui signifie que le monde vivant n’est pas issu du monde chimique parvenu à un certain degré de complexité. Il y a donc dans le vivant quelque chose de qualitativement différent faisant que la vie apparaît en utilisant les molécules. Pour le dire autrement, le principe qui permet de passer du chimique au vivant n’est pas inhérent à l’univers moléculaire inorganique, il n’est pas contenu dans cet univers. Le mode opératoire de l’information dans le vivant est irréductible aux lois du monde inorganique. Plus précisément, si l’on suit le propos des auteurs, la « matière moléculaire » parvient à engendrer un noyau autoconstitué capable d’opérer sur les flux d’informations de cette matière. Ce noyau est algorithmique, il est efficient sur les molécules dont les flux informationnels sont alors structurés pour ainsi dire par ce « calculateur moléculaire » qui lorsqu’il se constitue, permet l’émergence de la vie. Qui apparaît alors comme un événement transgressif et non pas progressif.

La notion importante qui se dessine, c’est celle du mode opérationnel de gestion de l’information qui émerge sous une modalité top-down, ce qui signifie la mise en œuvre d’une efficience par laquelle une hiérarchisation se met en place pour réguler (calculer, structurer) le système des éléments moléculaires. Ce qui sous-entend une asymétrie opératoire et la présence d’un noyau informationnel où la densité des informations est plus élevée. Autrement dit, une sorte de centre organisateur qu’on peut associer à un réseau interactif d’éléments connectés et « gérant » avec efficacité l’ensemble moléculaire. Cette vision s’écarte ainsi du paradigme biochimique avec l’idée des systèmes auto-catalytiques et auto-réplicateurs émergeant à la faveur de quelque heureux hasard au sein d’une soupe prébiotique. Le vivant se définit non plus comme un ensemble de réactions mais un saut ontologique par lequel la vie émerge en conjonction avec une manière de gérer les informations avec efficience. Selon les auteurs, cette conception pourrait aussi être appliquée aux transformations du vivant et notamment à la compréhension de la transition vers les systèmes pluricellulaires.

Cette piste algorithmique est prometteuse. Elle s’inscrit dans le nouveau paradigme qui se dessine peu à peu et marquera une rupture avec la biologie du 21ème siècle. Il y a 20 ans, j’avais déjà formulé l’hypothèse de systèmes biologiques fonctionnant sur trois niveaux d’information, celle classique de Shannon, celle algorithmique et enfin un niveau d’informations « essencielles » (Dugué, 1993), équivalent à une Forme de la substance qui sera explicitée dans ma thèse de métaphysique. La piste parcourue par Walker et Davies entre dans le cadre d’une conceptualisation de la vie à partir de deux « substances » articulées, le technique et le cognitif. Cette hypothèse devrait permettre de pousser les spéculations plus loin que la piste algorithmique.

 

Quelques références ayant des liens avec la piste algorithmique

B. Dugué : "Utilisation de la logique dynamique du contradictoire pour formaliser les systèmes : vers un paradigme ondulatoire en biologie ?", Revue Internationale de Systémique, 5, 435-469 (1991).

B. Dugué : "Un modèle ondulatoire en biologie", Acta Biotheoretica, 40, 237-244 (1992).

B. Dugué : “Fondements métaphysiques des systèmes naturels”, Actes du Deuxième Congrès Européen de Systémique, 721-730, AFCET, Paris (1993).

B. Dugué : “Procès et Miroir, éléments de métaphysique” Thèse de Doctorat de Philosophie, Poitiers (1996).

B. Dugué : « le sacre du vivant », soumis pour édition


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