Nouvelle ontologie de l’univers quantique : l’antimatière n’est pas faite d’anti-particules
par Bernard Dugué
mercredi 13 novembre 2013
Si on se place dans le cadre de cette nouvelle ontologie extraite de la théorie quantique algébrique des champs (AQFT), alors il faut revoir l’ensemble de cette conception dite « particulaire » de l’antimatière. Rappelons que cette nouvelle ontologie postule que ni les champs ni les particules ne sont les « éléments basiques » de la nature. On en déduit que ce postulat s’applique également aux antiparticules. C’est ce point de départ qu’on adopté deux philosophes de la théorie des champs qui se sont penchés sur ce que devient le doublet matière antimatière dans le contexte de l’AQFT (D.J. Baker, H. Halvorson, Antimatter, in : British Journal for the Philosophy of Science, 61, 93-121, 2010). Par-delà le côté ésotérique de ces mathématiques quantiques hors de portée pour ceux qui ne sont pas docteurs dans cette spécialité, on retiendra la présentation claire faite par les auteurs dans le résumé. Au lieu de la vision classique conduisant à penser que l’antimatière est faite d’antiparticules, il faut renverser la proposition et admettre que les antiparticules ne sont en vérité que des particules comme les autres mais faites d’antimatière.
En analysant le contenu de la théorie des champs, les auteurs de cette étude concluent que la matière et l’antimatière sont des notions plus générales que celle de particule. Allant jusqu’à émettre un avis argumenté sur le côté plus fondamental de la « matière », sorte de substance qui serait irréductible aux particules et même aux champs. Se confirme alors le présupposé anti-réductionniste accordant la priorité ontologique au tout face à la partie. Et ce tout se présente comme une « substance » structurée, avec une organisation formelle très complexe. Cet « ordre informationnel » est alors analysé à partir des formalismes mathématiques de la théorie des champs, avec une focalisation sur les propriétés quantiques des particules et antiparticules. Puis avec les « propriétés génériques » contenues dans la théorie algébrique des champs. Par exemple, les propriétés de symétries et la structure algébrique sous-jacente aux formalismes dont découlent les nombres quantiques des particules. Ces nombres étant alors les formes permettant de qualifier ces particules, à l’instar des qualités que possèdent nos objets macroscopiques comme une balle dont on connaît le matériau, la souplesse, la couleur et le diamètre. Pour une particule, ce sera le spin, l’isospin, le nombre baryonique, etc.
Si l’on interprète radicalement les propositions ontologiques développées par Baker et Halvorson, alors, il se confirme que le monde des états quantiques observés et des particules est un monde qui s’exprime à partir d’une substance quantique informationnelle sous-jacente. Ce qui reviendrait à penser que les particules sont autant des phénomènes microphysiques que des « fictions ontologiques » créées par une « certaine » interprétation des expérimentations physiques. Ce constat s’appliquant évidemment aux antiparticules. Ce qui aboutit à concevoir une substance et une anti-substance ou plutôt une substance dédoublée en deux polarités, l’une positive et dirigée vers le monde exprimé, l’autre négative et orientée vers l’autre côté de la réalité. Ce qui rejoint l’idée d’un « champ immanateur » que j’avais suggérée (L’Expressionnisme). Rien de spécial à ajouter si ce n’est que le concept de champ n’est plus vraiment pertinent dans ce domaine métaphysique. Mieux vaut employer cette vieille notion de substance qui une fois revisitée dans le cadre de l’AQFT saura se réclamer d’une « légitimité ontologique ».
Halvorson et Baker conçoivent en premier lieu l’antimatière comme une matière dont les formalismes quantiques sont identiques mais dont les solutions ont une fréquence négative, ce qui laisse supposer également une énergie négative. Ce qui n’a pas de signification physique mais sans doute méta-physique. De plus, la transformation d’une particule en une antiparticule consiste à changer la charge électrique. L’électron devient un positron, le proton chargé positivement devient un antiproton chargé négativement. Mais le neutron ne peut pas se transformer en antineutron. Ainsi, comme le notent les auteurs, une particule neutre coïncide avec son antiparticule. Le neutron et l’antineutron ne sont qu’une seule et même particule. Ce qui est exact, sauf dans la représentation issue de la chromodynamique quantique. Auquel cas, un neutron est composé de deux quarks d, dont la charge est -1/3, et d’un quark u, dont la charge est +2/3. En toute rigueur, un antineutron sera composé de deux antiquarks d et d’un antiquark u. Mais ces deux options sont indiscernables du point de vue de l’électrodynamique quantique. La charge électrique reste un mystère pour les physiciens. Sans la charge, le monde matériel où nous vivons et que nous percevons n’existerait pas. C’est donc une propriété fondamentale et essentielle, de la matière diront les uns, ou de la « substance quantique ». La masse aussi reste une énigme mais l’ordre du « monde quantique » repose sur une autre propriété toute aussi essentielle que la charge, c’est le spin, dont on a vu qu’il conditionne le comportement d’un ensemble de particule selon qu’il soit entier (cas du photon et des bosons de l’interaction faible ou forte) ou demi-entier (électron, protons, neutrons et la série des baryons).
La charge et le spin (avec la masse) sont des « caractères forts » des manifestations spatiotemporelles de la « substance quantique » qu’on appelle phénomènes physiques, matière, atomes, et qui rendent possible le monde des objets. Et certainement la vie. Pour finir avec la conscience. Il est assez étrange et paradoxal de concevoir que ces particules, propriétés du monde manifesté, ne sont pas les constituants basiques individués du monde substantiel quantique qui comprend la « matérialité » dans ses deux polarités, « matière » et « antimatière ». Ces réflexions métaphysiques couvrent également la question de l’espace et du temps. Comme l’ont établi ces deux auteurs, la mécanique quantique de base supporte une ontologie des objets particulaires dans un espace euclidien mais dès que l’espace-temps courbe intervient (notre espace en réalité), l’ontologie des particules se dissout. Cette conclusion philosophique est liée aux difficultés rencontrées par les « théoriciens du Tout » où l’incompatibilité entre cosmologie relativiste et mécanique quantique se dessine nettement. Mais aussi quelques points de raccordement qu’on ne peut discuter ici.
Les analyses de Baker et Halvorson sont difficilement accessibles, ce qui n’empêche pas de préciser comment cette nouvelle conception du matériel se dessine, notamment dans le § 6 de l’article intitulé « une notion presque générale de l’antimatière ». Dans la théorie des champs réaliste, il n’y a pas de particules mais des « secteurs mathématiques » découpés au sein de la théorie ? Ces secteurs sont produits par une opération de supersélection liée aux nombres quantiques. Par exemple, on peut faire apparaître le secteur des fermions et celui des bosons. Idem pour la matière et l’antimatière qui répondent ainsi à une nouvelle définition dire réaliste par les auteurs : « un système matériel et sa contrepartie antimatérielle sont donnés par des états appartenant au sein de secteurs découpés par la « supersélection ». D’où la conclusion des auteurs en § 7. Le dogme d’une antimatière faite d’antiparticule a été renversé. Le concept d’antimatière est beaucoup plus général que cette image naïve le laissait penser. L’antimatière apparaît dans la représentation d’un système physique (AQFT) où l’ontologie des particules est absente. De plus, cette distinction entre matière et antimatière s’applique à tous les éléments constituant du monde quantique relativiste.
Ces investigations spéculatives de haute voltige incitent à proposer une conclusion partielle sur le caractère très spécial des théories quantiques qui sont surdéterminées (Einstein l’avait déjà remarqué). Autrement dit, leur formalisme contient plus d’information que les phénomènes mesurés par l’expérience. Cette configuration épistémologique a suscité des milliers de publication et des dizaines d’ouvrages consacrés à l’interprétation de « l’univers quantique ». Avec comme question centrale, la signification physique contenue dans les théories. Que représentent par exemple les fonctions d’onde ? Des réalités sub-physiques ou des artifices théoriques ? D’autres questions plus ontologiques ont émergé. Comme celle de la matière, l’antimatière, les champs, les particules. Quelle est l’ontologie fondamentale du monde ?
Dans un autre article très fouillé, Baker poursuit son analyse des structures fondamentales liées aux symétries des champs quantifiés qui ne permettent pas d’aboutir à une ontologie des particules. La question de l’individualité dans l’univers peut alors être abordée soit dans une version réaliste de la mécanique quantique (dans le sillage de Bohm) ou alors dans une ontologie de l’espace-temps. Auquel cas, les champs quantifiés auraient « vocation » à produire un espace-temps structuré. Une sorte de tissage de points formant la trame de l’espace et du temps (D.J. Baker, Identity, Superselection Theory and the Statistical Properties of Quantum Fields, in : Philosophy of science, 2012). Au final, on constate que ces analyses participent d’une intention de développer une philosophie de la nature basée sur les résultats les plus avancés de la science contemporaine. Avec deux conjectures générales : qu’est-ce qui dans les théories quantiques et relativistes correspond au monde physique réel, avec la matière, l’antimatière et l’espace-temps ? Réciproquement, comment construire une théorie qui représente la matière, l’antimatière et l’espace-temps ?
Cette nouvelle ontologie de la matière et antimatière suscite plus de question qu’elle n’apporte de réponse. On se demandera ce que devient l’atome dans la version quantique relativiste. La théorie quantique conventionnelle conçoit les atomes avec la spécification des orbitales ; niveaux d’énergie occupés par les électrons ; déduits de l’intégration de l’équation de Schrödinger. La charge est introduite dans un contexte classique, celui du potentiel électrostatique, contexte du reste issu du cadre moderne hérité de la physique de Newton et Lagrange. Un cadre issu de l’expérience. Alors qu’un autre cadre, celui plus formel de l’AQFT, laisse apparaître un autre positionnement de la charge. Ces spéculations confirment l’idée d’un monde substantiel doté d’un ordre très compliqué générant les manifestations physiques étudiées par la science. Monde phénoménal que j’avais déjà désigné comme monde dé-formé, issu du monde super-informé. Ce monde phénoménal est néanmoins ordonné (lois et théories physiques) mais moins que le monde plus fondamental. Les implications philosophiques de cette situation ontologique nouvelle sont vertigineuses. Pas seulement en physique mais aussi en biologie et dans les sciences de l’esprit.
Pour l’instant, on retiendra l’idée d’un ordre global surdéterminé et pour l’essentiel caché et sans doute en devenir (téléologie). Cet ordre se dévoile à travers les relations entre les formalismes quantiques censés contenir une ontologie de la « substance quantique », mais aussi avec les théories cosmologiques censées inclure une ontologie de la « substance spatio-temporelle ». Ces deux substances suscitent une interrogation. Une ou deux substances ? Sans oublier la prise en compte de la non-séparabilité quantique qui elle aussi, dévoile cet ordre global mettant en relation les phénomènes du monde. En résumé la conception d’un univers doté d’un ordre informationnel caché se précise. Cet ordre se manifeste dans les phénomènes, les objets, sans doute la vie. La « matière » et l’espace-temps en découlent, avec leurs régularités représentées dans les formalismes mathématiques physiques.
Liens utiles
http://philsci-archive.pitt.edu/4071/1/Antimatter.pdf
http://philsci-archive.pitt.edu/9377/1/StatisticsOfFieldsREV2.pdf