Phénobiologie (II) Le secret du vivant et la dialectique de composition entre milieu naturel et organismes
par Bernard Dugué
mardi 3 juillet 2012
Conformément au paradigme que je propose, il existe dans la nature une intention cognitive, autrement dit une tendance du vivant à être en communication avec l’environnement et pour réaliser cette tâche, le vivant élabore des « dispositifs cognitifs » propres à chaque niveau. Si un Dantec a pu suggérer, en s’inscrivant dans un cadre darwinien, que vivre c’est lutter, alors un autre aspect du vivant s’exprime en affirmant que vivre, c’est établir un « lien cognitif » avec l’environnement. Et donc, sélection naturelle et « cognition naturelle » vont de pair. Les gagnants au jeu de la sélection sont les espèces ayant acquis, au cours des longs processus de transformation et de spéciation, des aptitudes techniques permettant d’avoir une prise efficace sur l’environnement et des capacités cognitives permettant de percevoir l’environnement et d’orienter les « stratégies éthologiques » en vue de la perpétuation des générations. Par glissement et similitude ontologique, la cellule est elle aussi le siège d’un processus cognitif, réalisé dans le noyau, et lui permettant de se développer et se positionner là où elle a sa place comme élément fonctionnel dans le tissu. Cette conception relève d’une dialectique entre les processus expansifs, expressifs et les instances stabilisatrices provenant de l’environnement. Ce qui fixe le phénotype cellulaire en stabilisant son expansionnisme épigénétique, ce n’est pas un mécanisme analogue ou homologue à la sélection naturelle mais un processus cognitif qui pourrait se concevoir en correspondance avec les phénomènes de la conscience que décrivent les philosophes.
Topique, phénoménologique : éléments noématiques et noétiques. Les recherches effectuées par Husserl sur les contenus de conscience et l’activité du sujet ont dévoilé deux ordres distincts mais entrelacés, désignés comme noème et noèse. Pour simplifier, le noème représente le pôle objectal, autrement dit l’inscription dans la conscience d’un objet qui apparaît comme s’il était photographié par « l’objectif sensible de la conscience » pour ensuite être révélé à travers ses contours et ses aspects essentiels. La noèse se place du côté subjectif, celui des productions mentales, intellectuelles et spirituelles. La noèse est aussi un concevoir, une représentation consciente de la voie que suit l’action et la volonté. Bien évidemment, noèmes et noèses sont imbriqués et le contenu noématique objectal est une sorte de cadre permettant d’orienter l’élaboration des éléments noétiques. Cette topique peut alors être transposée à la compréhension des phénomènes génétiques, épigénétiques et phénotypiques dans la cellule. Les éléments noématiques relèvent alors de l’environnement cellulaire alors que les éléments noétiques concernent l’auto-détermination de la cellule à partir de son dynamisme génétique mais cette auto-détermination s’effectue de « connivence » avec les déterminants noématiques (l’environnement). La combinaison des « régulations noématiques » et de la dynamique génétique fournit la détermination phénotypique de la cellule. C’est ici qu’apparaît le concept de dialectique de composition.
On mesure bien le changement radical de paradigme. Dans l’ancienne conception réductionniste, le flux d’information est unidirectionnel, depuis le génome vers le phénotype, avec une rétroaction fonctionnelle permettant la régulation du programme. Dans la conception dérivée de la phénoménologie, le phénotype est un domaine premièrement irréductible au génotype et deuxièmement doté d’une détermination autonome, d’une objectalité qui pour le noyau, devient une source de détermination dans l’expression. Ce qui signifie que les différents champs épigénétiques déterminent les facultés cognitives et interprétatives du noyau qui de ce fait, s’exprime conformément à une logique d’ensemble. L’expression génétique est comparable à un acte noétique effectué en corrélation avec les déterminations dites noématiques. La conséquence, c’est que le flux d’information dirigés depuis l’environnement et le cytoplasme vers le noyau est beaucoup plus important qu’on ne le pensait jusqu’alors.
Nombre de questions se posent, notamment sur les mécanismes de transmission des informations depuis l’environnement cellulaire jusqu’au noyau en passant par le milieu cytoplasmique et ses dispositifs de transduction. On sait que le scientifique est à l’image du type qui cherche ses clés sous le lampadaire parce que c’est éclairé. Puisse ce nouveau paradigme éclairer les recherches de ces processus de transduction cellulaire et de cognition nucléaire. Des découvertes sont envisageables si on cherche au bon endroit. Tandis que des mécanismes déjà connus peuvent être intégrés dans ce dispositif spécial de flux informatif transitant depuis le milieu environnant vers le noyau cellulaire avec ses processus génétiques et épigénétiques. La nature ne se conçoit plus uniquement sous un angle « physio-technique », avec des systèmes vivant obéissant à la règle de la sélection naturelle où il faut trouver de quoi subsister, se reproduire, trouver des ingrédients énergétiques en échappant aux prédateurs et aussi jouer sur des mécanismes de transformation. La nature est aussi un espace cognitif, permettant aux espèces d’évoluer en recevant des informations, en les intégrant, en les transmettant.
(Pourtant, on peut penser que le dispositif cognitif n’est qu’un moyen au service d’une fin qui est la perpétuation et la transformation des espèces. Vaste question métaphysique : la cognition, fin ou moyen ? Et chez l’humain, n’a-t-on pas un renversement faisant que la pensée serait plus de l’ordre des fins que des moyens ? Cette parenthèse est close mais elle ouvre vers un questionnement fondamental sur le sens de la vie. On y réfléchira plus tard)
Deux études permettent d’appuyer cette vision d’une nature conçue comme un espace vital, physique, matériel, autant que cognitif. Autrement dit une nature qui s’offre au développement des espèces vivantes douées de facultés cognitives dont certaines sont vouées à se transmettre comme patrimoine (et mémoire). La première de ces études propose l’élaboration d’une théorie de l’évolution dont le patrimoine informationnel ne se résume pas uniquement au génome mais intègre d’autres modalités permettant aux espèces de transmettre des informations par des processus non génétiques (E. Danchin et al. Nature reviews, 12, 475-486, juillet 2011). Cette étude sépare la transmission d’un « héritage informationnel » en deux catégories. D’abord la transmission verticale, qui se fait par la voie parentale et notamment les patrimoines génétique et épigénétique. A ces processus s’ajoutent des transmissions non verticales dont la nature est culturelle ou bien écologique. Ces considérations permettent d’inscrire le vivant dans le cadre d’un paradigme dont l’un des principes est celui d’une inscription formelle de la nature dans les espèces.
Ce paradigme est appuyé par une seconde étude concernant le rôle des virus dans l’évolution (C. Feschotte et C. Gilbert, Nature reviews, 13, 283-295, avril 2012). Là aussi, il est question de deux catégories de transmission mais effectuée uniquement sur du matériel génétique. Premièrement, la transmission verticale conventionnelle où deux génomes parentaux fusionnent pour se transmettre à leur progéniture. Deuxièmement, une transmission définie comme horizontale au cours de laquelle du « matériel génétique » s’incorpore dans le génome en utilisant une voie non sexuée. Cet échange génétique est somme toute très conventionnel et connu depuis des décennies. Lorsque vous avez la grippe et que les particules que vous rejetez dans l’atmosphère contaminent votre voisin, vous échangez du matériel génétique viral avec ce voisin mais vous ne le transmettez pas à votre progéniture (en principe). Mais dans des cas particuliers, notamment celui des rétrovirus, le génome peut incorporer du matériel génétique viral qui finit par se fixer et devenir un composant du patrimoine génétique de l’espèce. L’étude proposée par Feschotte et Gilbert montre que le patrimoine génétique des espèces supérieures a incorporé une masse considérable d’éléments viraux endogènes qui se sont ainsi fixés au cours du temps. L’intégration des virus a sans doute été un ressort important au début de l’évolution. L’ADN des espèces se transforme en jouant sur trois catégories de processus, la recombinaison sexuée, le déplacement d’éléments transposables et les mutations géniques. Ces trois processus sont intrinsèques à l’organisme vivant. L’incorporation de séquences virales constitue donc une quatrième catégorie de processus, non intrinsèque, et permettant au génome de se modifier. Selon les auteurs, le génome humain contiendrait de 10 à 20% de séquences géniques acquises par intégration horizontale d’élément viraux.
Ces constats qui semblent représenter de simples ajouts à la théorie de l’évolution contiennent en vérité les germes d’un changement de paradigme inattendu. Le cadre consensuel conçoit l’évolution à partir d’une instabilité génomique composée des trois processus verticaux de modification génétique sur lesquels la sélection naturelle effectue un tri. Or, avec les intégrations horizontales, la nature apparaît sous un angle supplémentaire. Elle n’est plus uniquement un champ sélectif et joue un second rôle fondamentalement distinct, celui de propager des informations qui vont participer à la transformation des espèces ou du moins à leur adaptation. Peut-être retrouvons-nous dans une version scientifique moderne l’intuition fondamentale d’Aristote sur la dualité forme et matière. La nature est à la fois matière lorsqu’elle se présente comme source d’énergie, lumineuse ou chimique, contenue dans les substances nutritives dont se nourrissent les organismes vivants ; et aussi forme, lorsqu’elle apparaît sous l’angle de dispositifs pouvant informer les organismes vivants et participer à leur adaptation et en quelques occasions, à l’évolution. Les espèces façonnent le milieu qui en retour, façonne les espèces. La dialectique entre milieu et organisme est universelle. A l’échelle sociale la ville médiévale façonne la vie sociale, culturelle et politique. Une phénoménologie qui se dessine, avec des espèces qui se donnent à la nature et une nature qui en retour se donne telle une structure au contenu quasi noématique. Peut-être que cette phénoménologie se comprend comme une dialectique de composition. Les espèces composent avec la nature, la conscience compose avec le monde ? Le secret du vivant donne le vertige.
Il reste maintenant à revenir sur le noyau en réfléchissant sur ce concept de « dialectique de composition » qu’il faut dévoiler lorsqu’il s’applique à l’entrelacs, tracé par les molécules du vivant, réunissant de manière dialectique le génome et les champs périphériques que sont l’épigénome et le protéome avec ses signaux de communications intercellulaires.