Philosophie de l’Information (I) Nous sommes concernés par l’Information
par Bernard Dugué
mardi 2 février 2016
L’Information, enjeu et paradigme du 21ème siècle.
Chaque époque se dote d’une conception du monde, pour parler comme Heidegger, ou plus récemment, d’un ensemble de paradigmes, certains concernant un type de science et dans ce cas on se situe dans une perspective tracée par Kuhn. Quelques rares paradigmes peuvent se prévaloir d’une multidisciplinarité. Ce fut le cas du paradigme mécaniste rassemblant les sciences physiques et biologiques. Dans les années 1970 s’est dessiné un paradigme encore plus élargi, couvrant les sciences physiques, la biologie, la sociologie et la politique. Nous étions dans les années systémiques. Des penseurs de la globalité eurent une certaine notoriété. Prigogine et sa nouvelle alliance, Edgar Morin et sa méthode, Varela et l’autopoïèse pour n’en citer que quelques uns. Ces savants se sont réunis pour un célèbre colloque tenu à Cerisy en 1981. Une sorte de concile scientifique censé fournir une doctrine universelle axée autour de l’auto-organisation. Mais au final, ce fut un constat d’échec.
Depuis 1980, les disciplines scientifiques ont progressé avec quelques avancées notables dans les années 1990 mais dans l’ensemble, les grandes questions sont restées en suspens et les débats scientifiques sont restés figés autour des mêmes conceptions délimitant les controverses convenues depuis des décennies. Pourtant, un nouveau paradigme se dessine depuis quelques années. Il met l’Information au centre des réflexions et cette fois, l’universel est en vue car l’Information est non seulement l’enjeu sociétal du 21ème mais aussi l’enjeu scientifique et philosophique central réunissant la physique quantique, la physique statistique, la cosmologie, la chimie, la biologie et toutes les sciences humaines. Ce paradigme tourne autour de quelques notions. Information, communication, disposition, Temps, désordre et ordre.
Le paradigme de l’auto-organisation qui s’inscrivait pour une part dans la philosophie mécaniste et pour une autre part reposait sur une branche de la physique, celle des systèmes thermodynamiques hors équilibre développée par Prigogine. Le paradigme de l’information est concerné par toutes les disciplines de la physique et accorde une place éminente à la dynamique quantique ainsi qu’à la cosmologie, avec la Gravité interprétée comme le dévoilement d’un ordre informationnel dans l’univers. Le grand voyage dans l’univers de l’Information a commencé mais il prend un tournant décisif en ce début de 21ème siècle. Toute la science en sera bouleversée, sans compter la philosophie et la théologie.
1 philosopher c’est être concerné
Commençons par une première interrogation : qu’est-ce que la philosophie et à quoi nous sert-elle ? L’étymologie traduit la philosophie comme étant l’amour de la sagesse. Ce qui assigne à la philosophie une finalité. Mais est-ce la sagesse que recherche l’homme sur cette terre ? Nous n’en sommes pas si sûrs. La philosophie est en fait devenue un savoir. Alors pourquoi ne pas concevoir la philosophie comme la production d’un ensemble de savoirs et de connaissances. Portant non pas sur des choses singulières mais des types de réalité généraux pour ne pas dire génériques. De plus, ces réalités ne sont pas séparées de l’homme, loin s’en faut. Car ces réalités sur lesquelles porte la philosophie nous concernent. Elles nous cernent, nous entourent, nous influences et nous sommes partie prenant de ce théâtre existentiel dans lequel nous sommes les acteurs et les spectateurs. Pour le dire autrement, nous sommes intéressés par ces choses, l’intéressement pouvant signifier deux choses, l’une triviale et matérielles, l’autre plus spirituelle, conforme à l’étymologie, inter esse, une relation d’essence à essence. Nous sommes concernés et intéressé par les choses que la philosophie considère comme connaissables et dignes de faire l’objet d’une recherche philosophique appuyée.
Quelques coups d’œil vers les âges passés. Dans l’Inde védique, les sages philosophes furent concernés par le cosmos. C’est aussi le cas dans la Grèce présocratique, avant que la philosophie ne s’intéresse de près à l’homme après la belle époque de Périclès. C’est presque un lieu commun que de tracer les thématiques qui ont concerné les philosophes. Ainsi que la société. Bien souvent, les thèmes traités par la philosophies sont très importants pour ne pas dire déterminant dans une société ; la philosophie permettant le développement de savoirs partagés ainsi que l’organisation de la société. On pourrait penser que la philosophie précède la forme de la société mais si l’on en croit l’allégorie de la chouette de Minerve énoncée par Hegel, la connaissance philosophique arrive à la tombée de la nuit, une fois advenus les événements historiques. Les philosophes ont été concernés par le cosmos, la nature ou « physis », l’homme, puis Dieu au moment médiéval et à nouveau l’homme sur la scène dans l’Europe après la Renaissance. Les philosophes modernes ont été concernés de près par l’homme, laissant la nature aux scientifiques. Ce qui n’a pas empêché le développement des philosophies de la nature à l’époque romantique, au début du 19ème siècle.
2 la technique nous concerne
Il a fallu des siècles de déploiement intensif des machines pour que les philosophes se sentent concerné par ce qui est devenu l’enjeu du 20ème siècle selon Ellul, la Technique. La technique était pourtant connue depuis l’Antiquité, nommée techné, avec comme signification le travail de l’artisan. A la fin du Moyen Age, l’Europe a été envahie par les moulins à eau et à vent, ces machines couplées à la nature et pouvant générer une puissance mécanique colossale pour l’époque. La fin du Moyen Age a vu se dessiner une ère nouvelle accordant plus d’attention à la vie active qu’à la vie contemplative. Les hommes se sont tournés vers le monde temporel. La volonté est devenue un thème majeur pour la philosophie moderne après Descartes.
Mais c’est après le tournant de 1800 que se dessine une thématique nouvelle adoptée par la philosophie. La technique est devenue une question importante. Elle a été examinée par trois philosophes qui eurent une influence importante sur la société, Hegel, Comte et Marx. Mais chez Hegel, c’est plus l’aspect anthropologique qui a été examiné avec le travail et l’homme concerné par le coup de marteau. Chez Comte, la science et les machines concernent l’homme. Chez Marx, ce sont les machines et l’économie. Cette situation nouvelle de la philosophie est consécutive à une invention dont on n’a pas mesuré la portée bien qu’elle remonte à la fin du 18ème siècle. La machine à vapeur a représenté une rupture considérable pour générer de l’énergie mécanique. Et ce sur deux plans. Le principe d’abord, avec l’utilisation de la chaleur comme force mécanique, ce qui est différent du vent ou du cours d’eau qui n’ont pas besoin d’être construits en tant que dispositif et dont l’énergie est déjà mécanique, contrairement à celle de la chaleur qui doit être transformée en travail ce qui nécessite un dispositif spécial qui du reste présente un intérêt inédit, celui de pouvoir générer de l’énergie mécanique en tout lieu, sans dépendre du vent ou d’un cours d’eau qui produisent une énergie sédentaire. La machine à vapeur génère une énergie nomade. Elle peut être produite en tout lieu et finira par devenir un moyen de déplacement avec le chemin de fer, la marine à vapeur, l’automobile et enfin l’avion. Avec l’invention de l’électricité, l’énergie se délocalise encore plus, parvenant dans tous les foyers moyennant un réseau de fils électriques.
Cette mécanisation de l’existence a suscité une seconde étape dans la philosophie de la technique avec de grandes figures qui à partir des années 1930 ont analysé ce thème avec une profondeur inégalée. Mumford, Spengler, Heidegger, Jünger et enfin Ellul puis Habermas ont laissé des pages fulgurantes mais parfois incomprises et hélas oubliées alors que le phénomène technique est déterminant pour nos existences. L’époque marquée par la philosophie de la technique résulte d’un rapide développement historique produisant une situation complètement inédite dans l’Histoire. L’homme a utilisé les machines mais si on pense que l’homme s’en emparé des machines, l’inverse est tout aussi vrai, les machines se sont emparée de l’homme. Avec leur puissance de fascination quasi magique. C’est un peu comme dans la guerre. On dit que les hommes prennent les armes mais aussi que les hommes sont pris par les armes. Ce qui permet de rassembler ces deux domaines, la guerre et la technique, par une formule de Gabor, inventeur du laser : tout ce qui réalisable (d’un point de vue technique) sera réalisé. Cette emprise de la Technique sur l’homme a fait l’objet de la thèse centrale de Ellul pour lequel la technique n’est plus sous le contrôle de l’homme mais évolue de manière autonome, comme si elle secrétait sa propre finalité indépendamment des souhaits élaborés par la pensée humaine. La fameuse formule de Heidegger sur la science s’applique parfaitement dans ce contexte. Je la paraphrase volontiers et la complétant : la technique ne pense pas, elle avance !
Nous sommes donc cernés par la Technique de toute part, cette Technique qui est devenu non seulement un outil mais le trait spécifique de notre milieu anthropologique telle une seconde nature qui se superpose au cosmos et se conçoit comme technocosme. Voilà pourquoi la philosophie s’est sentie concernée par la Technique d’autant plus que cette Technique évolue selon une finalité autonome et s’inscrit comme problème dans et de l’avenir. A l’époque contemporaine, la philosophie a été en effet concernée par quelque chose de nouveau, l’avenir, décliné en progrès, en Histoire qui se fait, en mouvement sociaux et maintenant en craintes. C’est dans la mesure où la Technique produit du changement tout en étant le produit de son propre changement que nous devons être concernés par ce phénomène universel qui détermine pour une bonne part notre avenir.
3 L’information nous concerne
La Technique est devenue notre seconde nature mais elle n’est pas encore complètement comprise au sens philosophique. Surtout dans sa dimension métaphysique. On aura noté qu’il aura fallu du temps avant que quelques grands penseurs se sentent concernés par la Technique, parfois en faisant de ce thème le fil directeur d’une œuvre philosophique de grande envergure. La philosophie contemporaine de la Technique a commencé quand l’homme a été pris par la Technique dont on ne sait pas si elle va finir et si oui, quand nous en auront fini. Un autre enjeu tout aussi important concerne maintenant la philosophie, sans qu’il ait fait l’objet de grandes pensées. Cet enjeu du 21ème siècle, c’est information, dans toutes les acceptions que peut prendre cette notion.
Pourquoi l’Information nous concerne-t-elle maintenant au même titre que la Technique il y a un siècle ? Nous pourrions l’énoncer en une formule. Il fut un temps où les hommes envoyaient des informations et les captaient. Actuellement, l’inverse s’est réalisé. Nous sommes captés par l’information. En fait, l’Information est un ingrédient qui alimente notre vie cognitive mais sans que cette vie ne s’identifie à la vie contemplative des temps anciens. Envoyer et capter de l’information à notre époque nécessite une activité cérébrale, y compris lorsque cette activité est passive, ce qui est un oxymore. Alors évoquons plutôt une mobilisation de l’homme par l’Information, en éclairant cette situation par une célèbre formule prononcée par un directeur de chaîne sur l’occupation du temps de cerveau par les programmes télévisés. En plus d’être sous l’emprise de la Technique, nous sommes captés par l’Information.
Cela fait des millénaires que l’homme manipule les informations, parle, communique, avec des signes et des langages. L’animal aussi communique avec des instruments naturels. La situation nouvelle de l’Information repose sur la manière dont elle est transmise. Cela fait des siècles que les hommes peuvent communiquer en utilisant des supports matériels, le papier et le livre servant la diffusion de textes et d’images, sans oublier les œuvres d’architecture et d’art placées dans les lieux publics. L’accès aux livres et aux œuvres d’art permettait de former une pensée ou d’accéder à une sorte de connaissance intuitive pour ne pas dire contemplative. A notre époque, l’Information est devenu pour une part un objet de consommation comme un autre. Capter l’information est devenu une activité non plus choisie et finalisée mais quasi automatique, comme peut l’être l’usage intempestif de la Technique. Du moment qu’une machine est à portée de main, on l’utilise ; dès qu’une information est accessible au cerveau, elle est captée ; inversement, nombres d’informations parvenant au cerveau sont diffusée sur la place publique, avec les écrans plats, les blogs, les smartphones, les réseaux sociaux. Peu importe le contenu, le message c’est l’information envoyée.
L’expression parler pour ne rien dire prend tout son sens à notre époque. Communiquer et informer pour ne rien partager. C’est un peu cela. Peu à peu nous devenons un produit de la Technique ainsi que de l’Information. L’homme devient peu à peu une machine doublée d’un système de communication. De plus, le domaine technique a été élargi aux techniques de transformation de l’information par la numérisation et aux techniques de diffusion et de calcul. Une information numérisée est manipulable par un computer. Les supports mécaniques (livre, disque vinyle) ont été étendus aux supports numériques, clé USB, disque numérique, disque dur, mémoire vive. Le câble qui apportait l’énergie électrique pour alimenter les machines dans les années 1900 sert aussi à transporter la communication numérique qui parvient dans les foyers et se transforme en information analogique lorsque nous écoutons un disque, lisons un texte sur l’écran ou regardons un film en streaming, sur la TNT ou en utilisant un lecteur DVD.