Quand l’évolution joue à la dame noire
par Bernard Dugué
mercredi 4 avril 2012
Les études portant sur la génétique du développement des cnidaires ou des hémichordés a confirmé le comportement étrange des gènes, bien plus facétieux que ne supposerait l’idée d’une nature obéissant strictement triptyque mutation, sélection, recombinaison. Les gènes semblent obéir à une sorte de stratégie formelle qui n’épouse pas nécessairement la stratégie de la sélection naturelle. Ce qui n’a rien de surprenant puisqu’une analyse rationnelle assez simple montre que la dynamique des gènes, liée aux noyaux cellulaires, aux cellules germinales et aux recombinaisons, n’incorpore pas les lois de la sélection naturelle, le milieu physique et l’écosystème étant radicalement hétérogènes au monde moléculaire des génomes. Il n’en reste pas moins évident que le jeu de la vie finit par sélectionner les « meilleurs génomes » et que l’analyse des similitudes génétiques montre une corrélation avec les proximités phénotypiques et phylogéniques. Au final, une immense interrogation persiste sur la relation entre le génome et le milieu. Avec une conjecture que je propose. Le vivant se conçoit comme un entrelacs de deux jeux. Celui du génome et de son articulation aux autres dispositifs moléculaires (épigénome, protéome etc.) et le jeu du milieu avec comme règle dominante la sélection naturelle. Je tiens la thèse de Richard Dawkins comme erronée dans ses fondements et conclusions ontologiques mais très importante du point de vue heuristique. D’où la conjecture du double jeu que j’expose sommairement. Est-ce le génome qui se sert du vivant ou bien les espèces qui se servent du génome ? Sans répondre à cette question, des chercheurs viennent de proposer une idée très originale que je vais tenter de présenter.
Le règne des microorganismes se prête à des analyses fines et complémentaires de celles fournies par l’étude des animaux supérieurs. Le génome bactérien est connu pour sa plasticité et sa propension à se transformer par un mécanisme de « réduction génomique ». Ce processus occasionne une perte d’un ou plusieurs gènes et donc des fonctions qui en découlent, notamment dans le champ du métabolisme. Cette réduction génomique est courante pour les bactéries endosymbiotiques, ce qui se comprend aisément puisque dans un milieu comme l’estomac, les ressources métaboliques sont riches et variées. Si bien qu’une bactérie peut parfaitement se développer en abandonnant certaines réactions métaboliques au profit d’une captation des molécules nécessaires dans le milieu. La réduction génomique est décrite comme relevant d’une dérive génétique (genetic drift) qui peut être découplée ou non de la sélection naturelle. Dans un milieu naturel, la réduction génomique est moins courante mais elle a été observée par l’étude de deux types de bactérioplancton. Cette dérive génétique serait liée à un avantage adaptatif, ce qui a incité trois chercheurs américains à proposer une hypothèse évolutive inédite désignée comme black queen hypothesis, (BQH). En référence à Heart, un jeu de cartes désigné aussi comme Black Lady, sorte de bridge où le but du jeu est d’éviter les levées contenant ou bien une carte de cœur (1 point de pénalité) ou bien la dame de pique (13 points). Pour gagner, il y a tout intérêt à se débarrasser de la dame de pique. Si l’on applique ce principe à la sélection naturelle en imaginant les gènes comme autant de cartes dans un jeu génomique, alors on conçoit une évolution par réduction dans laquelle la perte d’un fragment génomique confère un avantage adaptatif, au même titre que la perte de la dame de pique permet de gagner au jeu de la dame noire (Morris et al, mBio, 3(2), 28/03/12).
L’hypothèse de la dame noire représente une sorte d’amendement rectifiant l’universalité d’une progression de la vie allant dans le sens de la complexité, le tout assorti d’une accumulation de mutations avantageuses. Cette hypothèse ne remet pas en cause l’évolution progressive mais indique que les chemins suivis par le vivant ne sont pas déterminés par une flèche unique. Les organismes vivants, microbes compris, ont besoin de développer des fonctions, physiologiques à l’échelle de l’organisme, enzymatiques au niveau cellulaire. Prochlorococcus représente l’une des variétés de plancton les plus répandues dans les milieux marins. Cette bactérie possède un génome réduit et elle a comme caractéristique de ne pas être très résistance au stress oxydatif (analysé en laboratoire). Ce déficit est lié notamment à l’absence d’un gène codant pour la catalase (enzyme qui permet d’éliminer l’eau oxygénée), alors qu’une autre variété de plancton, Synecococcus, le possède et montre une résistance au stress oxydatif. Le fait que Prochlorococcus soit présent en abondance dans les milieux marins suggère que l’absence de la fonction assurée par la catalase confère un avantage adaptatif à cette bactérie. Si tel est le cas, c’est parce que cette bactérie vit en symbiose avec d’autres microorganismes qui eux, assurent cette fonction. Et que par un effet de « promiscuité et perméabilité », les bactéries dépourvues de catalase peuvent se « reposer » sur d’autres types bactériens qui en disposent et participent donc à la lutte contre le stress oxydatif.
L’hypothèse de la dame noire est appliquée par ses auteurs à d’autres fonctions microbiennes, par exemple les sidérophilines, protéines capables de fixer le fer afin qu’il soit absorbé par la cellule et participe aux différentes fonctions dans lequel il exerce un rôle important. La réduction génomique se produit sous quelques conditions bien spécifiées : Les produits issus d’une fonction métabolique doivent être de gros consommateurs d’énergie. Ces fonctions sont réalisées par une fraction de la communauté écologique. Les produits sont accessibles à une utilisation par ceux qui ne les fabriquent pas. Enfin, ils sont vitaux pour l’ensemble de la communauté et non pas uniquement à ceux qui les produisent. Ainsi, lorsque ces quatre conditions sont réalisées, une symbiose s’établit alors que l’adaptation des types bactériens se fait par une réduction génomique conduisant à une perte de certaines fonctions.
Ce phénomène de réduction génomique lié à la sélection naturelle entre dans un contexte de micro-évolution, à la manière des constats effectués sur le phalène du bouleau dont la forme grise devient dominante suite au noircissement des arbres avec les fumées industrielles. Mais à la différence du phalène, les bactéries qui s’adaptent le font en perdant des fonctions, pourvu que la communauté des micro-organismes puisse y remédier. Ce que ne précise pas l’article, c’est que le jeu de la dame noire semble aussi se dessiner dans le champ de la spéciation. C’est ce qui a été dévoilé par l’étude du développement neural que les chordés ont abandonné, tout comme certaines anémones de mer ont semble-t-il régressé vers une option sédentaire et diploblastique à partir d’un ancêtre triploblastique dont les autres descendants sont devenus bilatériens. L’enseignement philosophique de ces découvertes est double. Premièrement, la nature n’emprunte pas une voie unique vers le progrès, l’accumulation d’innovation et la complexité croissante. Elle semble aller à rebours dans nombre de cas. Deuxièmement, la nature semble parcimonieuse, jouant à l’économie et dévoilant une sorte de « sagesse » toute aristotélicienne, se contentant de l’utile et n’évoluant pas en vain. Plus rigoureusement, on parlera d’une optimisation du « réacteur organique » constitué par les différents planctons dans un biotope défini (souvent à une interface). Pour revenir au début de ce paragraphe, la leçon qu’on tirera c’est que le meilleur génome naturellement sélectionné n’est pas forcément le plus complet.