Quelques vérités sur le Téléthon
par Bernard Dugué
vendredi 8 décembre 2006
Oui je sais, il n’est pas politiquement correct de critiquer le Téléthon (la presse sait se faire unanime sur ce sujet, par exemple Le Monde), surtout que cette institution vieille de vingt ans voit son anniversaire gâché par un tacle irrégulier de l’évêché de Fréjus. Cette recherche scientifique menée par l’AFM, forcément louable, au service de l’humanité, dans le prolongement de la laïcité, est contestée par d’affreux conservateurs catholiques qui, de plus, sont opposés à l’avortement. Hélas, cette contestation rend suspecte toute mise en cause du Téléthon et c’est bien dommage car il y aurait beaucoup à dire sur cette énorme machine techno-scientifique administrée par l’AFM. Cela dit, si la controverse de Fréjus est sans commune mesure avec celle de Valladolid, elle a du moins permis d’attirer l’attention des médias et du public sur un changement de stratégie scientifique adopté par l’AFM. Il sera question de cela et d’autres « réflexions à haut risque polémique » exposées dans cet article. Question : sommes-nous encore dans l’esprit des Lumières ou bien dans une sorte de mythification entretenue par une propagande médiatique ?
Foucault disait que ses textes étaient des boîtes à outils pour démonter les « mécanismes » de la société. Les livres d’Ellul méritent aussi d’être employés pour saisir la nature des rouages et ressorts impliqués dans des faits sociaux comme le Téléthon.
« On est évidemment en droit de se demander comment la propagande peut arriver à obtenir un résultat, une action d’ordre réflexe court-circuitant l’opération intellectuelle » (Ellul, Propagandes, p. 42, Economica)
Voilà un point de départ. Contourner les mécanismes de la raison pour obtenir l’assentiment d’un groupe d’individus, moyennant déploiement de stars, de bons sentiments, de spectacles de rue avec des gens qui y croient et bien évidemment, une homélie prononcée par les journalistes, comme à la messe, avec lecture de quelques fragments du missel savant, génome, thérapie, gène, grande tentative, saut d’exon, réparation cellulaire. Quelques chercheurs se dévouent pour être filmés, en bons stakhanovistes de la paillasse, se livrant corps et âme, soixante-dix heures par semaine, à la grande cause de la lutte contre les maladies d’origine génétique. Evidemment, on cache la réalité des résultats scientifiques et les objectifs réels poursuivis par l’AFM. Pause !
Pointer le caractère propagandiste de ce show est chose aisée pour qui sait utiliser quelques textes savants mais est-ce bien nécessaire ? Admettons que la critique du Téléthon soit efficace, cela amène à quoi ? Peut-être à orienter les dons vers d’autres causes qui pour certains paraissent plus utiles. Je pense évidemment aux Restos du cœur. Bref, mettre en concurrence la charité ne paraît pas forcément élégant ni légitime. Après tout, même si l’utilisation des fonds et les informations diffusées s’offrent au soupçon, au bout du compte, de l’argent part vers la recherche et puis, cette grande kermesse crée un lien social à une époque où la société se délite. D’ailleurs, une de mes connaissances m’a fait part de cet événement qui, dans une commune X, a fait se rencontrer des gens qui s’ignoraient. Mais alors pourquoi faire un billet là-dessus, me direz-vous ? Peut-être pour servir la cause citoyenne en cherchant de la transparence tout en prenant la mesure des choses. Puisse ce qui est semé ici et maintenant être moissonné dans l’avenir démocratique...
Revenons sur les faits. Un « chargé de mission » de l’évêché de Fréjus a jugé que donner au Téléthon servait une cause contraire aux préceptes moraux et idéologiques de l’Eglise. Pourquoi ce revirement soudain alors que les catholiques soutenaient cette cause jusqu’alors ? En fait, deux évolutions se sont conjuguées. D’un côté, on assiste à une crise identitaire de l’Eglise, attestée par quelques faits récents, dont une conférence prononcée à Ratisbonne par le Pape. D’un autre côté, la stratégie de l’AFM a été infléchie ces dernières années. Partant du constat que la thérapie génique a échoué, l’AFM a essayé de se légitimer en développant en parallèle une stratégie de contournement. Grâce aux technologies de procréation disponibles, en l’occurrence le DPI, diagnostic préimplantatoire, on élimine les embryons porteurs du gène déficient, pour produire la naissance d’un nouveau-né « sain ». Les succès sont probants. L’AFM (communiqué du 30/11/00) n’aurait pas hésité à présenter Valentin, né après un DPI, comme un bébé miraculé, entretenant la confusion en présentant cette naissance comme un succès thérapeutique. En vérité, ce résultat sort complètement de la mission que s’est donnée l’AFM à ses débuts. Il n’est plus question de guérir mais de permettre à un couple présentant des risques d’ordre héréditaire de procréer en toute sécurité. Evidemment, on ne peut nier la légitimité de procréation mais on peut tout aussi bien admettre que la société n’a pas forcément d’obligation de résultat et qu’en la matière, ce couple peut adopter un enfant. C’est ce que font bien des couples stériles. Les informations diffusées par les scientifiques lors des téléthons relèvent pratiquement de l’escroquerie intellectuelle. A la limite, on peut l’accepter si la cause servie est légitime mais même sur ce plan, on doit émettre quelques soupçons.
J’espère avoir montré qu’on peut critiquer les objectifs de l’AFM et l’usage de cet instrument de promotion (ou de propagande) qu’est le Téléthon, sans se réclamer de l’Eglise ni de son idéologie. (Pour ma part, je serais le premier à descendre dans la rue si le droit à l’avortement était menacé !) En spéculant un peu plus, on pourrait imaginer à terme, le droit évoluant, que le DPI soit autorisé à titre de produit commercial, pratiqué par des cliniques privés qui, moyennant subsides, permettraient à un couple fortuné d’avoir un nouveau-né aux yeux bleus et cheveux blonds et que ces cliniques fort juteuses soient dirigées par d’anciens scientifiques ayant bénéficié des subsides de l’AFM.
Il est assez clair que l’AFM (dont on doit néanmoins souligner ses aides et le réconfort apporté aux familles et malades) poursuit des objectifs « scientifiques » ayant peu ou prou dévié de l’éthique des débuts. Ce communiqué de Jacques Audin, émis de 2002, donne quelques éclaircissements (à lire aussi ce communiqué de presse plus récent qui confirme le précédent sans être aussi détaillé). Il y est question d’un fonctionnement opaque de la recherche menée par les centres recevant l’argent de l’AFM. On ne sera pas surpris. Dès lors qu’il s’agit de sous et moyens, les scientifiques notables de la gestion savent y faire pour s’attribuer force prébendes, alors que le système s’autonomise conformément aux principes découverts par le sociologue Luhmann. On notera également le décalage conséquent entre les promesses initiales (notamment la « grande tentative ») et la faiblesse des résultats obtenus. La thérapie génique est un échec, mais le Généthon est une machine technoscientifique des plus performante. Lors du précédent Téléthon, les scientifiques ont été « obligés » de présenter le saut d’exon comme une avancée considérable alors même que si cette prouesse, réalisée par Luis Garcia sur des souris, était applicable à l’homme, elle ne ferait que transformer une myopathie de Duchenne en myopathie de Becker. Tel est le triste sort des chercheurs, condamnés à faire croire à des avancées remarquables, à l’instar des administrateurs du pèlerinage de Lourdes en quête de guérisons surnaturelles, attestées par le « Conseil scientifique » de l’Eglise chargé de statuer sur les faits en toute bonne foi !
En résumé, le Téléthon est devenu une institution autant qu’une tradition. Il offre à ceux désirant soutenir une « cause éthique et légitime » l’occasion de se manifester à des degrés divers, comme bénévoles dans l’opération, comme militants d’un jour se prêtant aux manifestations sous le regard des caméras, heureux de s’impliquer dans une aventure collective, de se faire reconnaître en exposant le chèque représentant le montant des dons recueillis. La télévision publique sert de caisse de résonance. Les téléspectateurs, bien que passifs, sont invités à faire un geste simple, composer un numéro et promettre un don. La recherche subventionnée par l’AFM relève plus de la technoscience que de la véritable recherche fondamentale qui crève faute de moyens et qui, elle, devrait bénéficier de financements supplémentaires et même de dons. Mais que peut promettre cette recherche, sauf à explorer l’inconnu et défier les limites de la connaissance ? Cela n’intéresse pas le grand public qui, conditionné par l’idéologie de la performance et de la satisfaction rapide des désirs, est prêt à croire à des prouesses scientifiques du moment qu’elles sont présentées avec une habile rhétorique de persuasion. C’est sans doute cela, la plus grande réussite du Téléthon. Avoir su propager des espoirs dans des millions de cerveaux disponibles. Et obtenir le denier du culte (ou des incultes).
Le mot de la fin sera accordé à Jacques Audin, dont je fais miens les propos : « Les solutions thérapeutiques de ces maladies viendront vraisemblablement d’autres domaines de recherche non médiatisables. Encore faut qu’ils ne disparaissent pas, coincés entre le surdimensionnement des recherches impulsées par le Téléthon et l’appauvrissement du financement de l’Etat. La recherche demande du temps et ce type de financement reposant sur la générosité publique fragilise la continuité des recherches. La recherche demande de l’humilité et contrairement à la conception des dirigeants de l’AFM et du pouvoir politique, elle ne peut fonctionner par objectifs, le but de la recherche n’est pas de séduire les donateurs, mais de comprendre la nature ! »