Quels emplois pour les jeunes tunisiens et égyptiens

par Automates Intelligents (JP Baquiast)
mardi 1er mars 2011

Je profite de l'hospitalité de Agoravox pour vous soumettre un autre article qui prend la suite de celui consacré au Nouveau monde arabe, et qui a suscité beaucoup de réactions, toutes intéressantes. Je précise que les idées exposées dans ces articles proviennent en grande partie de discussions en ligne avec des correspondants tunisiens étudiants et enseignants de ma revue Automates Intelligents. Il ne s'agit donc pas seulement de conseils que, du haut de ma grandeur, je dispenserais aux foules reconnaissantes.

La Tunisie compte environ 10 millions d'habitants et l'Egypte 78 millions. Parmi eux se trouve une forte proportion de jeunes dont beaucoup ont reçu une bonne éducation universitaire. La plupart sont sans emplois et, si l'on s'en tient aux critères de l'économie néo-capitaliste (à forte composante financière) sans perspectives réalistes d'emplois. Il s'agit d'une situation potentiellement explosive, qui devrait alerter non seulement les représentants de ces pays, mais ceux des pays du nord du bassin méditerranéen.

Nous raisonnons ici sur le cas de la Tunisie et de l'Egypte, mais la même question est potentiellement posée à l'ensemble du monde arabe comme à un certain nombre de pays africains. Dans tous ces pays, sous des formes différentes, les anciennes formes de pouvoirs patrimoniales ou oligarchiques vont se trouver ébranlées. Des dizaines de millions de jeunes vont accéder à la parole, sinon à la revendication politique. Au delà des droits civiques, ils demanderont inévitablement du travail. Les réponses à apporter concernant la Tunisie et l'Egypte devraient donc être généralisables à tous. Sans travail, ce sera l'anarchie et les tentations accrues d'une émigration destructrice des structures sociales.

La première réaction des « experts » abordant cette question consiste à faire valoir que la libéralisation des économies tunisienne et égyptienne résultant de la suppression de la main-mise des anciennes oligarchies va redonner confiance aux investisseurs internationaux. Mais il ne faut pas compter sur ceux-ci pour investir en profondeur afin de créer des emplois productifs durables. En l'absence de sources de ressources naturelles facilement exploitables, ils ne s'intéresseront qu'à des secteurs de service dont les pays ne retireront aucune valeur ajoutée. Ils favoriseront la mise en place de ce que l'on pourrait appeler une « économie de centres d'appel », consistant à implanter des services de questions-réponses télématiques destinés aux clients et personnels des grandes entreprises internationales. Ces centres n'offrent que des emplois précaires, menacés à terme par la robotisation progressive de ce type d'activités. Il en sera de même dans d'autres domaines tels que la banque et le tourisme.

Que seraient alors les investissements générateurs d'emplois durables qu'il conviendrait de favoriser ? Il faudra pour répondre à cette question préciser trois points : quels sont les besoins à satisfaire ? Sur quelles solutions technologiques s'appuyer ? Dans quelle type d'organisation politico-économique se placer ? Précisons d'emblée que, dans un certain nombre de cas, l'exemple d'Israël devra être étudié voire suivi 1) Ce pays a disposé d'une aide internationale considérable dont les pays arabes, au moins au début, ne bénéficieront pas. Mais il n'empêche que les Israéliens ont réalisé un certain nombre de percées non seulement technologiques mais conceptuelles que les Tunisiens et les Egyptiens devraient s'efforcer de récupérer.

Les besoins

Il s'agit d'abord des besoins primaires : moderniser et étendre l'agriculture afin de donner aux pays la suffisance alimentaire, lutter contre la désertification, rénover l'habitat et les infrastructures. Dans tous ces cas, il faut beaucoup de travail humain et un certain nombre d'investissements technologiques. Il ne s'agit pas d'aborder la question comme on l'aurait fait du temps du Canal de Suez, à la pioche et à la pelle. L'exemple d'Israël à cet égard est très éclairant. Ce pays a transformé l'ancien désert autour de lui. D'autres pays du monde s'efforcent aussi de revivifier leurs agricultures traditionnelles. L'Europe et la France en particulier peuvent assurer spontanément dans ces domaines bien maitrisés un certain nombre de transferts technologiques. Dans le vaste ensemble d'investissements ainsi envisagé, les ressources locales, humaines et intellectuelles sont potentiellement présentes. Il ne s'agit pas de construire des centrales nucléaires ou tous autres équipements lourds obligeant à faire appel à des importations coûteuses.

A l'opposé des besoins primaires se trouvent des besoins relevant de l'économie de la connaissance (le capitalisme cognitif, pour reprendre le terme de Yann Moulié-Boutang). Là encore, des possibilités considérables existent n'exigeant pas d'apports capitalistiques extérieurs importants. En dehors du secteur de l'enseignement, dont les besoins vont continuer à s'accroitre, se trouvent tous les domaines où des investissements intellectuels faisant appel à des technologies nouvelles relativement faciles à importer ou à rapatrier créeront rapidement des emplois rentables : santé, énergies renouvelables, biotechnologies, etc. Les étudiants et universitaires tunisiens et égyptiens ont largement montré leurs compétences dans ces domaines. Malheureusement ils l'ont fait jusqu'ici principalement au service d'entreprises du Nord qui n'assuraient pas le retour vers les pays d'origine.

Là encore, l'exemple d'Israël, qui n'a pas tout reçu de l'Amérique et ou des pays du Nord, mais s'est appuyé pour l'essentiel sur le travail et l'imagination de ses citoyens, serait à étudier. L'Europe, logiquement, devrait assurer, via notamment les programmes de recherches de l'Union européenne, les transferts de compétences permettant aux laboratoires, universités et start-up arabes de développer des activités productives locales, génératrices de beaucoup d'emplois. Elle sera la première à en bénéficier.

Dans ces différentes perspectives, il faudra évidemment faire valoir la contrainte de l'environnement et du changement climatique. Il ne s'agit pas d'espérer faire n'importe quoi, au mépris de la durabilité et d'une nécessaire économie de la décroissance qui s'imposera à tous, y compris aux pays riches. Les ressources de l'eau, de l'océan, de la biodiversité, demeureront très rares et devront être ménagées. Les nouvelles technologies ne pourront pas faire face à tous les besoins. La « croissance » ne pourra être acceptable que dans la mesure où ne seront pas mis en péril ce que les économistes appellent des « externalités » incontournables.

Les solutions technologiques

Le terme de nouvelles technologies ne doit pas signifier qu'il faudrait faire exclusivement appel à des solutions sophistiquées, par exemple dans les domaines des biosciences et nanosciences, solutions que même les pays européens avancées maîtrisent à peine. Il faudra par contre utiliser très largement les technologies de l'information et de la communication en réseau, partout disponibles sous le régime des logiciels libres.

Pour le reste, l'essentiel des investissements intellectuels à réaliser consistera à introduire ou développer si elles n'existent pas encore les nombreuses méthodes déjà utilisées dans un grand nombre de pays pour réhabiliter et moderniser les agricultures traditionnelles, les modes d'habitat, les techniques de préservation des sols et des eaux, la lutte contre l'envahissement des déchets et des pollutions. Les mouvements altermondialistes ont fait un grand effort ces dernières années pour montrer qu'en dehors des investissements capitalistiques lourds, de nombreuses solutions au moins aussi efficaces existent. Il faut seulement apprendre à les connaitre et à les adapter aux milieux humains et géographiques localement concernés.

Avec l'Internet, l'information concernant ces solutions peut facilement être mobilisée. Il faudra seulement un peu d'imagination et de persévérance pour les mettre en oeuvre. Il faudra aussi du courage et ne pas rechigner devant le travail physique. Ce serait une erreur de croire que tout le travail à faire pourrait l'être à partir d'un bureau climatisé, comme le font miroiter à leurs employés les grandes entreprises internationales.

Le type d'organisation politico-économique

A supposer que les perspectives évoquées rapidement ci-dessus retiennent l'attention, il faudra préciser dès le début dans quel cadre se placer. Faisons l'hypothèse que les mouvements révolutionnaires tunisiens et égyptiens aient été capables de rejeter définitivement les restes de l'économie oligarchique de clan qui prévalait jusqu'alors. Il faudra alors innover, aussi bien en ce qui concerne la mobilisation des épargnes que la mise en place de structures de production et de consommation modernes.

Deux pièges seront à éviter. Le premier consisterait à en revenir à des solutions de type marxiste inspirées des années cinquante, avec une économie administrée, un plan rigide, des entreprises certes nationales mais aux mains de nouvelles ploutocraties 2). Ces solutions tueraient l'esprit d'initiative et seraient génératrices, derrière un discours sympathiquement collectiviste, de bureaucraties tournées vers leurs seuls intérêts.

Le second piège consisterait à écouter le discours ultralibéral des sirènes du capitalisme financier ou de la coopération technique provenant de grands Etats prétendument désintéressés qui voudrait libéraliser complètement les économies afin d'en faire des terrains de manoeuvre pour leurs propres profits spéculatifs.

Nous pensons d'abord aux fonds d'investissement gravitant dans l'orbite économique des banques américaines ou européennes, mais aussi et tout autant aux détenteurs de l'épargne chinoise ou de l'épargne pétrolière aux mains des familles régnantes du Golfe Persique (dont nous avons indiqué dans un précédent article que la nationalisation devrait être une priorité des nouveaux gouvernements démocratiques arabes). Il serait naïf d'espérer que les détenteurs de ces épargnes puissent s'intéresser à des investissements peu rentables à court terme et profitant en priorité aux économies locales.

En pratique, laTunisie, l'Egypte et tous les autres pays arabes qui suivraient l'exemple de ces précurseurs devraient réussir le pari qui devrait être aussi celui des membres de l'Union européenne : mettre en place un cadre régalien protecteur et encourager à l'abri de ce dernier le plus grand nombre d'initiatives coopératives, mutualistes ou assurées par un tissu de PME innovantes. Les grandes entreprises devraient être limitées aux secteurs requérant d'importants investissements, de préférence publics, transports, infrastructures, énergie. Pour le reste, l'encouragement à la création d'une économie coopérative et mutualiste, elle-même en réseau, permettra de récupérer l'expérience des pays qui ailleurs dans le monde s'efforcent de développer de telles solutions. Il offrira surtout aux jeunes gens désireux de s'investir dans des solutions nouvelles au service de leur pays des perspectives bien plus enrichissantes que celles de la participation à un marché mondial globalisé dont ils deviendraient vite des instruments passifs.

Conclusion

On reprochera à ce texte, comme des lecteurs l'ont déjà fait à propos de précédents articles publiés sur notre site, un optimisme naïf. Mais nous pensons que quitte à écrire il vaut mieux insister sur le bon côté des perspectives possibles que sur un enchainement, également prévisible, de crises multiples.

 

Notes

  1. Nous espérons que nos lecteurs sont suffisamment adultes pour ne pas brandir une kalachnikof virtuelle à la seule mention d'Israël.

  2. Le risque est encore grand en Egypte. Selon certaines informations, les intérêts liés à l'armée détiendraient les 2/3 du secteur productif.


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