Sur les épaules de Newton… j’ai vu l’espace-temps écartelé entre les quanta et le cosmos et l’univers réglé pour être perçu

par Bernard Dugué
mercredi 22 janvier 2014

Dans un livre paru en 2006, Lee Smolin, spécialiste de la gravitation à boucle avec Carlo Rovelli et d’autres, pointait 5 problèmes majeurs en physique théorique. Le second concerne la mécanique quantique qui, dans ses multiples versions et à travers ses nombreuses interprétations, n’a toujours pas trouvé son sens physique et d’ailleurs, l’énigme persiste si l’on se réfère au recueil d’essais paru récemment et portant sur la signification de la fonction d’onde (A. Ney, D.Z. Albert, The wave function, OUP, 2013). La mécanique quantique dévoile un ordre de la nature aux échelles quantiques mais lorsque nous faisons l’expérience du monde, cet ordre semble disparaître ce qui est assez étrange. Je propose une métaphore. Observons une tapisserie représentant une pomme. Elle se présente d’une manière continue, même de près. Mais si on tente de la découper finement, on n’observe pas des minuscules fragments de tapisserie mais des filaments de soie ou alors de coton mais pas un mélange des deux. Le monde quantique se présente de manière similaire. L’expérience quantique permet d’observer le système dans un seul aspect, celui qui correspond à la grandeur observable et à son vecteur propre associé. Par contre, en observant finement le système, les physiciens parviennent à observer un système qui présente deux aspects mais cela ne dure pas longtemps. C’est ce qu’on appelle la décohérence. L’interprétation évidente étant que c’est l’interaction du système avec notre monde classique qui « détruit » la superposition des aspects.

Le principal résultat de la mécanique quantique c’est que la nature est fondamentalement quantifiée. Elle n’est pas continue mais discrète. Cet état de chose rend problématique l’usage des coordonnées spatio-temporelles qui elles, sont continues. La notion de trajectoire n’a aucun sens pour une particule. Même pour le photon qui en réalité, réunit deux singularités, l’une qui émet le photon et l’autre qui l’absorbe. Autant dire que la physique quantique est « fâchée » avec l’espace-temps de notre expérience ordinaire. Pour décrire un système à N particules, il faut un espace de configuration à 3N dimensions (et non pas 6N car en MQ l’impulsion q n’est pas une variable mais un opérateur). Comme l’ont noté quelques physiciens, dans le formalisme quantique, le temps est un paramètre extérieur à la particule alors qu’il est « intérieur » dans les équations cosmologiques. Autrement dit, l’espace-temps de la cosmologie relativiste peut-être pris comme un « objet physique » mais pas celui de la mécanique quantique. Voici ce qu’en dit Stephen Hawking : « la gravité façonne elle-même la scène sur laquelle elle joue, contrairement aux autres champs qui jouent dans un décor d’espace-temps fixe ». Cette remarque est plus profonde qu’on ne le pense car elle renvoie aux structures fondamentales de l’univers et de l’expérience effectuée par l’homme.

Si l’on devait cerner le cadre conjecturel présidant aux énigmes de la physique quantique, on devrait en passer par la systémique ou du moins par un cadre similaire décrivant la problématique du tout et de la partie. Ainsi, en cherchant à capturer le phénomène microphysique et la particule élémentaire, le physicien extrait la singularité du contexte global auquel elle appartient. De là découlent toutes les interrogations et notamment le fait que le sens physique de la théorie nous échappe alors que les « objets » capturés par l’expérience ne sont pas tant objets que processus ou même micro-événements. C’est tout le problème que d’assigner à une particule des propriétés comme s’il s’agissait d’un composant singulier pouvant être extrait et étudié, à l’instar d’une cellule vivante qui elle, est bien un objet séparé du milieu avec une membrane et une organisation interne. La meilleure manière de considérer les particules est de leur refuser un statut ontologique comme le suggèrent certains philosophes de la physique lorsqu’ils réfléchissent à la théorie quantique et algébrique des champs.

Une particule n’a pas de propriétés par elle-même mais en rapport avec un environnement. Prenons deux fourmis, Bob et Alice. Lorsque Bob est parti chercher de la nourriture, Alice revient dans la fourmilière et inversement, avec une régularité parfaite. Supposons maintenant qu’un expérimentateur sépare Bob et Alice pour les placer chacune dans un environnement. Bob et Alice vont où elles le veulent. La description de Bob et Alice suppose alors qu’on prenne en compte deux milieux distincts, contrairement à la première situation. Pour les particules quantiques c’est un peu pareil. Pour décrire deux particules et leur système, il faut deux espaces et donc six coordonnées spatiales. Cette situation est interprétée le plus souvent comme étant causée par les degrés de liberté. Néanmoins, on ne sait pas si ces degrés sont inhérents à la nature ou s’ils sont la conséquence de la situation crée par le physicien (avec deux particules Bob et Alice, inscrites chacune dans leur propre espace). L’un des premiers enseignements de la mécanique quantique concernerait alors l’impossibilité de décrire une particule comme si elle était un élément possédant des propriétés pouvant être accessibles lorsqu’on isole cette particule pour l’observer. Cette hypothèse conduit à revoir l’une des interprétations les plus courantes faisant état d’une influence de l’expérimentateur sur la mesure quantique. Ne pourrait-on pas prendre un cadre ontologique et suggérer que l’observation fait perdre à la particule certaines de ses qualités et notamment ce qui la relie au « tout quantifié ».

Ce tout quantifié peut se concevoir de deux manières. Celle de la théorie quantique des champs mais aussi celle de la gravitation. Le résultat fondamental de la mécanique quantique, c’est que tout champ de « matière » est quantifié. La cosmologie relativiste avec les équations d’Einstein permet de formaliser l’espace-temps qui contient un champ de gravitation. Cet espace est par essence dynamique. La gravitation à boucle tente de concilier les deux blocs théoriques en procédant à une quantification de l’espace-temps. Autrement dit, en faisant de cette espace une structure « granulaire ». Sans trop égarer le lecteur, on usera de la métaphore « à la mode » en suggérant que l’espace-temps est pixélisé. Au fond, la question essentielle c’est de comprendre quel est cet espace-temps qui contient la gravitation et qui doit être ajusté pour inclure également les particules de matières, notamment les fermions, dont la description fait appel à une formalisation quantifié. L’espace-temps dans la physique contemporaine n’a plus rien à voir avec celui de Newton, euclidien et possédant trois coordonnées spatiales cartésienne à laquelle s’ajoute le paramètre t. Le champ de gravitation est décrit dans le tenseur de métrique gμυ (x) depuis la grande découverte d’Einstein. Or, l’équation relativisme et dynamique du fermion établie par Dirac ne peut être couplée au tenseur d’Einstein. La description de la dynamique des fermions requiert un outil différent, le champ tétradique, e, qui est alors mis en concurrence conceptuelle pour décrire le champ de gravitation. Une alternative : gμυ (x) ou eIυ (x) ? Pour certains, le choix est fait, le champ de tétrades e formalise de manière plus « clean » le champ de gravitation comparé au tenseur « classique » g et tend à être de plus en plus utilisé en gravitation quantique (C. Rovelli, Quantum gravity, Cambridge University Press, 2004).

J’ose une métaphore pour décrire cette transition du tenseur g au champ des tétrades. Le physicien a découvert les fourmis et pour décrire ce qu’il voit, il utilise un écran plat avec de LED et une fréquence de balayage. Dans le domaine de la cosmologie, il existe un espace-temps avec un champ de gravitation pouvant être assimilé à un écosystème projeté sur un gigantesque écran cathodique. Le physicien veut faire en sorte que les fourmis puissent évoluer dans cet écosystème mais il y a une incompatibilité. La solution consiste à remplacer l’écran cathodique par un écran numérique qui permet de voir les fourmis se déplacer dans l’écosystème. Le champ des tétrades permet ainsi de représenter à la fois les fermions et le champ de gravitation. Cette opération vise à comprendre comment la dynamique des fermions peut s’inscrire dans l’espace-temps dynamique de la gravité, étant entendu que la théorie d’Einstein ne décrit pas les fermions puisque le membre de droite décrivant les masses est une représentation classique.

La physique contemporaine aboutira sans doute vers le principe de relativité absolu. Ce qui signifie que la physique ne décrit pas une réalité indépendante mais ne fait que représenter les relations entre deux ou plusieurs éléments, qui peuvent être des systèmes, des points dans l’espace-temps, des mobiles, des atomes, des particules, des éléments dans un milieu, des singularités dans un champ… etc. La gravitation quantique cherche entre autres à comprendre comment un fermion décrit par la mécanique quantique peut « habiter » dans l’espace-temps décrit par la cosmologie. La métaphore des fourmis permet de faire quelques expériences de pensées. Supposons une sorte de processus dans le milieu dont le résultat serait l’augmentation du nombre de fourmis. Une question se pose. Est-ce le milieu qui grandit pour accueillir les fourmis ou alors sont-ce ces même fourmis qui, en apparaissant dans le milieu, le conduisent à s’agrandir ? Ou enfin, il n’y a pas d’ajustement entre ces deux phénomènes. Ces expériences de pensée renvoient évidemment à l’expansion du cosmos, ou même une rétraction. La possibilité d’utiliser la métrique d’Einstein ou celle de Dirac permet de poser ces questions.

Mais quelle interprétation accorder à ces subtilités mathématiques ? Il reste un problème majeur, c’est que dans un contexte cosmologique ou pas, la notion de trajectoire n’a pas cours pour le fermion. Autrement dit, les fourmis de notre métaphore ne se déplacent pas, elle ne font qu’apparaître. Cette configuration des fermions avec les tétrades ne semble pas apporter de résultat majeur. En fait, c’est du côté de l’interprétation (et non l’expérience) que la conclusion importante s’imposer et je vous la propose : Un observateur « plongé » dans un espace-temps contenant la gravitation peut observer un fermion. Il faut rappeler en effet que le formalisme quantique, même dans la version relativiste (restreinte faut-il préciser) n’inclut pas la gravitation. Au final, la théorie du fermion avec gravitation (ou l’inverse) ne change rien pour l’observation mais elle montre qu’une description plus complète de l’univers physique est possible. Peut-être que la physique post-moderne est destinée à mettre en scène non pas les objets de l’univers mais les observateurs de l’univers, amenés à être en interaction et acquérir des informations.

La dynamique des fermions couplée à la gravitation offre des développements étonnants. Une réflexion récente menée par Carlo Rovelli et deux confrères fait état d’un comportement des fermions capables de « différencier » deux espaces-temps décrits par une même métrique mais des champs de tétrades différents (M. Christodoulou et al. How to detect an anti-spacetime, arXiv : 1206.3903v1, 2012). Une extrapolation dans l’interprétation conduirait à attribuer à la dynamique des fermions une propriété perceptive. Supposons qu’un observateur soit présent. Il voit les fermions depuis deux points d’observation paramétrés avec deux systèmes de tétrades. Inversement, depuis sa position, le champ de fermions se sait observés par deux points de vue. Pour peu, on y verrait la fable du papillon de Tchouang-Tse.

« Zhuangzi rêva une fois qu’il était un papillon, un papillon qui voletait et voltigeait alentour, heureux de lui-même et faisant ce qui lui plaisait. Il ne savait pas qu’il était Zhuangzi. Soudain, il se réveilla, et il se tenait là, un Zhuangzi indiscutable et massif. Mais il ne savait pas s’il était Zhuangzi qui avait rêvé qu’il était un papillon, ou un papillon qui rêvait qu’il était Zhuangzi. Entre Zhuangzi et un papillon, il doit bien exister une différence ! C’est ce qu’on appelle la Transformation des choses » (Zhuangzi, chapitre II, « Discours sur l’identité des choses »)

On peut penser à une dualité de points de vue, celui de l’espace-temps qui permet d’observer les fermions et celui des fermions qui observe l’espace-temps. Plus exactement, la dynamique des fermions « capture » un anti espace-temps dont le rôle est parallèle à celui de l’antimatière dans l’électrodynamique quantique. Cet anti espace-temps décrit peut-être une propriété physique inédite, celle de la perception. Ou pour être plus précis, du champ de perception qui serait couplé au champ d’action, autrement dit celui où se manifestent les événements et les objets. Ces considérations, pour audacieuses qu’elles soient, nous ramènent trois siècles en arrière, au temps de Newton, avec deux philosophes emblématiques de cette époque, Leibniz et ses monades qu’on peut parfaitement insérer dans le propos de Berkeley pour qui être (esse) c’est percevoir ou être perçu. L’univers est à la fois un système offert à la perception et un système percevant. Telle est l’incroyable conception de la nature qui se dessine avec la physique contemporaine post-moderne. Le champ de gravitation devient un champ de perception. Plus précisément, un champ de fermions couplé au champ de gravitation possède la propriété de percevoir.

Rappelons que les fermions, c’est ce qui nous constitue, nous êtres vivants et humains doués de perception et de conscience. On peut alors penser que l’univers est « réglé » pour être perçu. Si ces interprétations sont exactes, alors il faudra encore quelques décennies pour en tirer toutes les implications scientifiques et philosophiques. A ce stade de réflexion, il apparaît clairement qu’introduire le champ de perception dans la gravitation est pour le moins inattendu et révolutionnaire. Cela signifierait que toute la physique contemporaine inclut dans son étude un lien entre l’observateur et/ou percepteur et la nature, cosmos inclus. Ce constat était valable pour la physique quantique et la thermodynamique, toutes deux interprétées dans le cadre d’une « phénoménologie relationnelle » basée sur l’information partagée entre deux systèmes ; l’observateur et l’observé. Ce constat est maintenant valable pour la troisième branche de la physique, la cosmologie relativiste. La fin de la science moderne se confirme.

Un enjeu majeur reste d’actualité, celui de comprendre la relation entre les deux « phénoménologies de la « nature-univers », le quantique et le cosmos. Une question fondamentale ; comment coupler les deux systèmes, chacun pourvu d’un dispositif spatiotemporel, avec des raccords mathématiques, des transformations, des variables, des jauges ? Quelle est la signification de ce couplage ? Enfin, peut-on envisager une autre voie en élaborant une ontologie à partir de laquelle on peut déduire formellement le quantique et le cosmos ? Avant de répondre à cette question, il faudra comprendre quelle est la signification physique du plus énigmatique des paramètres qui n’est autre que le temps. Et qui n’est plus un référentiel absolu dans lequel s’inscrivent tous les événements. Autrement dit, le temps n’a de sens que lorsqu’il met en relation deux événements et notamment le paramétrage du temps et l’événement mesuré. Quand on dit que le train est arrivé à 10 heures, cela signifie que lorsque le train s’immobilise, celui qui regarde l’horloge dans la gare voit les aiguilles afficher 10 heures. Temps, énergie, information, telles sont les notions clé de la physique contemporaine. Auxquelles on pourrait ajouter les relations et les invariances.

On se demande alors si ce temps qui « s’écoule » dans le champ de gravitation est le même que celui qu’on « égrène » lorsqu’on réalise une mesure quantique ? Il se peut bien que le temps de la gravitation ne soit qu’une illusion, voire un temps spatialisé. Quant au temps quantique, serait-il celui qu’indiquent les horloges de l’observateur ?

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Pour répondre à toutes ces questions, il faut voir plus loin et monter sur les épaules de Newton, une expression bien trouvée qui convient également à un titre d’ouvrage pour présenter les conséquences philosophiques de la physique contemporaine actuelle et peut-être à venir. Pour ce qui me concerne, je devrais d’abandonner la partie, étant limité par la connaissance des mathématiques et surtout la rédaction en langue anglaise qui pourrait me permettre d’accéder aux revues spécialisées et à un espace de discussion sérieux. Le défi est impossible. Plus réaliste, une collaboration philosophique avec un physicien. Plus sensé, abandonner l’interprétation de la physique ou foncer en solo, pour un ouvrage exotique livré aux vents tropicaux des âmes vagabondes. Au dessus de l’épaule de Newton, il y a un escalier dont on ne connaît pas le nombre de marches. Difficile de voir où tout cela peut mener. Merci pour vos suggestions et critiques.

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Liens utiles

http://fr.arxiv.org/pdf/1206.3903

http://www.agoravox.fr/actualites/t...

http://www.agoravox.fr/actualites/t...

 


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